71. Le rôle de chef


L'Histoire n'existe pas. L'Histoire est une invention, comme toutes les histoires. Je le sais ; je fais partie de ceux qui l'écrivent à mesure qu'elle leur vient à l'esprit.

Auguste, Pensées


Face à la vision d'Auguste, devant l'œil oblique de l'Étoile Rouge, Ilyas ne craignait qu'une seule chose : de regretter son choix.

Mais du jour au lendemain, le mécanicien subalterne était devenu le quatrième homme de l'Empire, et après la mort de Rufus, le troisième. Ceux dont il cirait autrefois les chaussures s'inclinaient désormais à son passage sans oser lui adresser la parole. Eldritch l'avait prévenu : un tel pouvoir éloignait des hommes, et il se sentirait bien seul. Mais Ilyas se complaisait dans cette solitude ; elle valait mille fois mieux que l'étouffement du rouage misérable dans la machine de guerre de l'Empire.

Non, Ilyas, pas plus qu'aucun autre, n'aimait pas menacer une princesse enceinte, ni fouiller des villages à la recherche d'indices sur les meurtriers de Rufus ; il s'abstenait même d'assister aux interrogatoires les plus musclés. Mais il en arrivait à se persuader que c'étaient de simples inconvenances, des nécessités de son métier, de même qu'un boulanger se lève tôt et qu'un Paladin en ronde nocturne ne dort que la moitié de la nuit. Lorsque la Paix d'Auguste aurait été établie sur toute la face d'Avalon, ces méthodes rustres ne seraient plus nécessaires ; la guerre finit toujours par céder le pas à la politique.

« Si vous voulez voir, messire... »

Ilyas attrapa les jumelles que lui tendait l'ingénieur kitonien. Le vent salé du Nord faisait claquer sa cape grise. Son humidité s'insinuait jusque dans les os, et si les contremaîtres de la Compagnie Impériale du Chemin de Fer, appelés ici pour une mission exceptionnelle, s'emmitouflaient dans de grandes fourrures, chez les manutentionnaires, on entendait sans cesse exploser des quintes de toux grasse. Ilyas les aurait imité si son sang n'avait pas déjà été envahi par le bacille de la Peste.

La forêt boréale s'achevait à plusieurs kilomètres derrière eux, et le sol sous leurs pieds s'effondrait en plaques de verre volcaniques, frappées sans cesse par les vagues. Ces marches brisées avaient la forme de cercles concentriques, qui se réduisaient jusqu'à un épicentre situé bien plus loin, sous la surface de l'eau. Ilyas y pointa ses lunettes et régla l'agrandissement. Il aperçut la plate-forme métallique de laquelle sautaient les plongeurs ; les barges instables, malmenées par le ressac, sur lesquelles ils chargeaient les minerais ramassés en profondeur, et enfin, les colonnes d'ouvriers aux dos chargés de grandes corbeilles en acier. Ils remontaient les flancs brisés du cratère avec une lenteur de fourmi. Depuis le début de l'extraction, deux jours plus tôt, quatre étaient déjà morts, tombés dans des crevasses et noyés par les vagues.

Ilyas retira les jumelles. De loin, on ne voyait qu'une colonne de fourmis noires cramponnées à ces pentes humides, entre deux colonies de moules sauvages. L'opération avait été montée à la hâte, mais la quantité de cristaux déjà minés dépassait leurs espérances. À son époque, la Compagnie Impériale des Cristaux ne disposait pas d'équipements de plongée et de forage sous-marin, et elle s'était contentée de ratisser les terres émergées d'Avalon, creusant ses mines et fouillant le lit des rivières. Mais quel meilleur endroit pour ramasser les écailles de Mû que la terre maudite sur laquelle le Dragon de Cristal s'était écrasé sur le monde, six cent ans plus tôt ?

« Acceptable, jugea le Haut Paladin, car il se montrait aussi sévère avec ses subordonnés qu'on l'était avec lui six mois plus tôt.

— Quelque chose ne vous convient pas ? interpréta l'ingénieur, avec une de ces mimiques craintives qui les faisaient ressembler à des chiens de prairie.

— Non, rien, évacua Ilyas. Je retourne au train. Assurez-vous de procéder au chargement dans les plus brefs délais. Nous avons besoin de renflouer le dépôt de Stokkel.

— Le premier chargement sera bientôt prêt, dit l'ingénieur. Mais les unités de production d'essence cristalline sont à Kitonia. Le temps de les remettre en route...

— Je sais, je sais. Des trains d'essence seront bientôt en chemin depuis le Sud. Il faut simplement que ces cristaux atteignent Istrecht dans les temps.

— Ce sera le cas. Jusqu'à présent, nous n'avons connu aucun retard. »

Ilyas coupa court à la conversation et fit signe à ses gardes du corps. Lui qui se contentait autrefois de suivre, voilà maintenant qu'il était suivi ; pire encore, on réclamait sans cesse de lui des ordres, même quand il n'en avait aucun à donner. Il n'aurait jamais soupçonné, en observant Eldritch, que le rôle de chef demandait une telle quantité d'improvisation.

Si la quantité d'écailles extraites du cratère était à la hauteur de leurs besoins, y accéder avait demandé une opération de terrassement épouvantable. Les machines les plus puissantes de l'Empire, amenées en train jusqu'à la ville la plus proche, avaient tracé une entaille en ligne droite dans la forêt. Cela leur avait demandé une bonne semaine, et malgré la surveillance d'une centaine de Paladins, nombre d'ouvriers manquaient à l'appel – des disparitions nocturnes que la Compagnie expliquait par des défections, et la rumeur, par la colère des Nattväsen.

Ilyas enfourcha une Spin sans un regard pour le mécanicien qui venait de la préparer, et démarra au quart de tour ; le chemin à travers la forêt était assez plat pour les véhicules à moteur. Il faisait encore jour, mais la nuit allait bientôt tomber, et les patrouilles de Paladins allumaient déjà leurs lampes électriques, dont ils jetaient les faisceaux investigateurs sur les arbres taciturnes.

Leurs superstitions l'indifféraient, mais il ne pouvait pas cacher que cette forêt le mettait mal à l'aise.

La chenille de métal apparut au détour de sapins centenaires, le ramenant au monde industriel de l'Empire, dont il connaissait désormais tous les codes, en lequel il se sentait maître, et surtout, accepté. La Compagnie avait prolongé la voie de chemin de fer depuis Stokkel, à travers la forêt. C'était une construction temporaire et approximative ; les traverses de chêne n'avaient pas toutes été traitées contre la pourriture. Mais elle leur faisait gagner deux heures de transport à travers la forêt. Et en voyant les blocs de lave solidifiée incrustée d'écailles, chargés dans des caisses en bois, mis à l'abri des wagons blindés, Ilyas éprouvait un certain soulagement.

« Où en est le chargement ? lança-t-il à la cantonade, attendant que la réponse émerge spontanément parmi ces hommes qui se hâtaient.

— Aux trois quarts. Nous aurons terminé cette nuit.

— Nous partons tout de suite, rétorqua Ilyas. Ce premier chargement doit être sécurisé. Nous reviendrons chercher le reste plus tard. »

L'homme, le chef des opérations qu'Ilyas avait rencontré quelques heures plus tôt, hocha la tête sans enthousiasme. On voyait bien qu'il aurait protesté. Mais il répéta ses ordres avec entrain, et on vit les conducteurs du train, qui prenaient leur dîner à l'abri d'une toile de tente, accourir en remontant les bretelles de leur bleu de travail, tout en finissant de mâcher.

Au fond, cette forêt lui rappelait trop de mauvais souvenirs ; ce n'était pas très loin, au Sud-Est, que gisait le manoir effondré de la famille d'Embert. Et, dans cet incendie éteint, les dernières traces de sa moralité.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top