70. La conspiration
J'ai cherché l'origine de la Peste, mais elle est un mystère que je ne peux résoudre – il me manque des informations cruciales. Mû, connaisseuse des choses qui se trouvent au-delà de ce monde, aurait peut-être pu m'éclairer.
Cela fait maintenant des années ; j'ai perdu trop de temps sur cette question. J'aurais dû plutôt réfléchir à un plan pour défaire Auguste et les Hauts Paladins, plutôt que d'essayer de les comprendre, de remonter les racines de leur pouvoir et de leurs illusions. Même ce savoir m'aurait sans doute été inutile ; il ne m'aurait pas dit s'il fallait tuer l'Empereur d'une balle d'argent ou de platine.
Il est trop tard, maintenant, pour dresser ces plans. Tous ceux qui auraient pu m'aider sont partis ou se sont éloignés ; il me faudrait d'autres réseaux, d'autres alliés ; mais je ne suis plus personne, mon seul rôle est de protéger Aelys, et elle est ma seule fierté.
Clodomir d'Embert, Journal
L'aura de menace du Haut Paladin se dissipa, laissant la princesse Florencia seule avec la cruelle vérité. Elle avait les mains liées. Si son enfant voyait le jour, ce serait sous le Second Empire d'Auguste ; elle devait le trahir avant même qu'il fût né. Cette constatation mit une boule en travers de sa gorge, et elle s'entendit sangloter un peu.
« Ne pleurez pas, gente dame ; vous avez un si beau visage. »
Un homme était assis sur le rebord de la fenêtre ; un jeune bourgeois blondinet, à la peau délicate, portant chemise de lin et pantalon repassé. Sa tête était coiffée d'un chapeau à plume de mousquetaire, comme on en trouvait dans les magasins d'antiquité ; il se découvrit pour la saluer.
« Et ne criez pas, je vous prie. Je ne suis pas ici pour vous tuer, ni pour attenter à votre honneur de quelconque façon. »
Florencia recula jusqu'à la porte secrète ; mais d'un regard, ponctué d'un soupir, le jeune homme interrompit sa marche. Il connaissait l'existence du tunnel. Et bien plus encore.
« Au passage, à l'instar de l'horrible corbeau qui a empuanti cette pièce, je vous présente mes félicitations... vous les transmettrez aussi à monsieur Toledo. »
La princesse sentit son souffle se bloquer dans sa poitrine. Elle tendit la main vers une lame cachée sous le bureau de sapin ; l'homme fit non de l'index, avec l'expression d'un enseignant rabrouant les friponneries de ses élèves.
« Je vous en prie, asseyez-vous, votre Altesse. Je ne réclame que quelques minutes de votre temps précieux, et je tiens à souligner que l'avenir du monde est en jeu ; en particulier, de cette principauté, et du petit parasite que vous avez dans l'estomac. »
Il sauta du rebord et lui fit une révérence millimétrée. Chacun de ses gestes avait une sorte de précision féline, celle des danseurs professionnels, ou plus prosaïquement, des combattants aguerris.
« Tout d'abord, je me présente : Lor, le Sincère. J'ai fait vœu de ne plus jamais dire que la vérité.
— Comment êtes-vous arrivé ici ?
— En volant, dit-il très fier de lui, avec un sourire grimaçant.
— Et vous dites que vous ne mentez pas...
— Vous êtes libre de douter. Cela n'a guère d'importance. »
Lor ne portait pas d'arme, ou du moins, aucune arme visible ; il n'avait que son chapeau, sa chemise et son sourire blanchi au bicarbonate. Pourtant sa personne irradiait un danger presque aussi perceptible qu'avec Ilyas. C'était un tueur camouflé en prince charmant.
« Je fais partie d'une conspiration internationale visant à détruire le Second Empire. »
L'homme s'assit sur un fauteuil et posa son chapeau sur ses genoux.
« Je sais à quoi vous pensez. Vous-même, princesse, le Grand-Duc de Vlaardburg, tous les roitelets et autres gouverneurs de ce continent, vous avez mangé dans la main d'Auguste, quand il vous donnait l'industrie et le train, et vous n'avez pas vu quelles chaînes il refermait à vos poignets. Vous avez songé à vous rebeller, mais l'exemple d'Istrecht vous a montré ce qu'il arrivait à une ville, même puissante et bien armée, qui ne se conformait pas aux volontés de l'Empereur. Vous ne pouvez pas mettre Hermegen dans un tel danger, et c'est une décision que je respecte – que nous respectons. Mais réfléchissons ensemble, formulons des hypothèses. Imaginons, par exemple, que dans quelques jours, tous les Hauts Paladins... et l'Empereur Auguste lui-même, « disparaissent », pour reprendre l'euphémisme, comme a si bien « disparu » ce cher Rufus...
— Même si les Hauts Paladins venaient à « disparaître », la menace de la Peste n'en serait pas éliminée pour autant. Il pourrait en rester d'autres, inconnus de nous ; l'Empire pourrait disposer d'échantillons de la maladie dans ses réserves...
— C'est exact. Toute entreprise comporte une part de risque. Mais ne croyez-vous pas que, devant ce coup du destin, le reste d'Avalon se soulèverait contre l'oppresseur ? Les Paladins sont puissants parce qu'ils sont nombreux, et parce que le train relie leurs garnisons entre elles... mais pour bloquer ce train, il suffit de déboulonner un seul rail, d'abattre un seul arbre sur la voie. Alors les Paladins ne sont plus nombreux du tout : ce ne sont que quelques groupes fanatiques dispersés de par ces royaumes qu'ils croient tenir en laisse. »
Le jeune homme lissa la plume de son chapeau.
« Bien sûr, ce soulèvement ne serait efficace que s'il s'organise autour d'une personne, une voix dans la tempête, pour incarner la résistance face au Second Empire.
— Et cette personne, ce serait moi ?
— Qui voyez-vous d'autre ? Depuis l'épidémie d'Istrecht, votre État est le plus puissant d'Avalon. Lorsque nous aurons décapité l'Empire, et que les Paladins dispersés, encore soumis au rêve d'Auguste, se chercheront un nouveau chef dans l'urgence et le chaos, levez-vous au-dessus des foules anxieuses, proclamez-vous reine et coiffez votre tête princière d'une couronne d'argent – la couleur ira très bien avec votre teint. Ces peuples qui, par manque de conviction, ou par intérêt personnel, s'apprêtaient à suivre Auguste, s'empresseront de voir en vous leur libératrice. Vous deviendrez alors la reine la plus puissante qu'Avalon ait jamais connu – à vous de voir ce que vous ferez de ce pouvoir. »
Un instant, Florencia se vit marcher sur le pont d'Istrecht, acclamée par les foules de Paladins démasqués – une princesse devenue reine, puis Impératrice. Cette vision la saisit d'effroi.
« De toute manière, objecta-t-elle, ce ne sont que des théories. Même si le Haut Paladin Rufus a disparu...
— Inexact. Il est mort. C'est nous qui l'avons tué.
— Quant bien même vous auriez tué Rufus... il en reste deux autres, il reste Auguste, et au moindre faux pas, ils détruiront des villes entières.
— En effet. C'est pourquoi nous avons mis au point un plan dont la brillance n'a d'égale que celle de vos beaux yeux. »
Il papillonna des cils comme s'il cherchait à l'envoûter.
« Moi et ma conspiration, nous nous chargeons de la première étape : Ilyas, Eldritch, Auguste. Dans une semaine au plus, ce sera réglé. Je ne vous demande pas de me croire ; simplement, songez que quand la nouvelle de la mort d'Ilyas arrivera jusqu'à Hermegen, vous aurez deux choix possibles : ou bien laisser les Paladins absorber le choc et attendre les ordres de votre nouvel Empereur, ou bien encercler les garnisons et faire sauter la ligne de train. Soyez préparée à cette éventualité. C'est tout ce que je suis en droit de vous demander.
— C'est tout ? Votre pacte n'admet aucun terme caché ?
— Rassurez-vous, ce n'est même pas un pacte. Tout au plus une information éclairée que je souhaitais vous transmettre ; vous en faites ce que vous voulez. »
L'homme se leva, remonta sur le bord de la fenêtre ouverte et tendit son chapeau dans un nouveau salut désuet.
« Votre Altesse. »
Il tomba en arrière, laissant Florencia à mi-chemin entre le désarroi et l'espoir – des plans commençaient à germer dans son esprit.
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