7. Les retrouvailles de deux amis


La dernière cargaison de grain nous est arrivée aujourd'hui. Eldritch a fait les comptes. Le rationnement a commencé. Je craignais que le peuple gronde, mais ils ont l'air habitués ; c'est nous qui vivons notre premier hiver à Kitonia, pas eux.

Un autre portrait pour ce soir.

Il y a une femme dans la garnison. Irina. Je savais que le Paladinat s'était ouvert aux femmes, mais pour beaucoup d'autres, ça a été un choc. On se demande si elle a été envoyée ici de son plein gré, ou si c'est une affectation arbitraire.

Il y avait un certain malaise les premiers jours. Mais c'est passé. L'autre soir, nous étions attablés avec Eldritch, Auguste, Soren, Rufus et quelques autres. Rufus a dû dire quelque chose comme « il n'empêche, c'est une femme » et Soren a répliqué par « et toi, t'es qu'un sale con ». Grand silence.

Clodomir d'Embert, Journal


Lorsque le Haut Paladin dégrafa sa cape avec négligence, et dégaina son sabre dans un geste théâtral, Clodomir oublia qu'il avait presque soixante ans. Il lâcha son bras comme la corde d'un arc, et s'élança d'un coup audacieux, flamboyant, qui força Eldritch à reculer hors du jardinet.

Une rose coupée tomba au sol, accompagnée d'une traîne de pétales.

Clodomir abattit deux autres coups magistraux ; son adversaire répéta de simples parades de quinte tandis que ses bottes s'enfonçaient dans les gravillons. Quasiment invisibles aux yeux du docteur, les deux Paladins qui accompagnaient leur maître firent quelques pas de côté pour les suivre. Derrière leurs masques inexpressifs, on devinait une attention précise, et même, un certain intérêt. Car à mesure que le revolver faisait son chemin à Avalon, l'art de l'escrime avait perdu en qualité.

Mais Eldritch, le Paladin de plus haut rang après Auguste, et Clodomir, l'un des derniers héritiers des rois d'Istrecht, maniaient le sabre comme personne.

Concentré sur son duel, consumé par son envie d'en découdre, le docteur remarqua avec surprise qu'ils avaient déjà atteint les marches qui menaient au manoir. Protégé derrière des parades précises, bien que peu imaginatives, le Haut Paladin lui avait laissé l'initiative des assauts. Il ne faisait que reculer en étudiant ses gestes. C'était ainsi que procédait Eldritch. Il n'attaquait qu'une seule fois, mais cette attaque serait parfaite ; elle traverserait tout l'éventail des défenses de Clodomir – à condition qu'il ait le temps d'en faire la liste.

Le docteur se moquait du geste ; du moment qu'il prenne l'avantage, qu'il le garde, et qu'il frappe. Il bouillait autrefois d'ambition et de fierté, d'autant que les beaux yeux d'Irina avaient très tôt formé un sujet de discorde parmi les Paladins de Kitonia. Cette nuit, Clodomir n'était plus qu'un pâle reflet, comme cette Lune dans le ciel, et c'était le dépit, la vengeance, la rage qui guidaient son bras.

Eldritch poussa la porte d'un coup de pied et sauta à pieds joints au milieu de l'entrée.

« Visitons ton palace, si tu le permets » dit-il en esquissant un salut, comme s'ils passaient à une nouvelle étape de leur duel.

Il recula vers la cuisine d'un air joueur ; Clodomir le suivit à pas mesurés. Une lourde table en bois les séparait désormais tous deux ; cela ne servait à rien d'attaquer. Il relâcha un peu de la tension accumulée dans son bras et abaissa son sabre en quarte.

« Des pommes de terre, présenta le Haut Paladin d'un geste emphatique de la main gauche. Des pommes de terre, des oignons et de la salade. Un peu de lard le dimanche, je suppose, avec la soupe de pois. On se croirait de retour à Kitonia... je ne savais pas que ces années te manquaient tant que ça, mon ami. »

De la pointe du sabre, Eldritch fit sonner une des casseroles de cuivre suspendues au-dessus du four à bois ; elle eut un tintement sinistre, comme une cloche trouée d'une balle perdue.

« Moi, j'ai toujours détesté cette ville. Je ne rêvais que d'une chose : que les Nattväsen remontent des glaces du Pôle Sud par grappes entières et qu'ils fassent disparaître ce hameau putride, avec son aigreur d'ancien empire à l'abandon. Je t'ai jalousé, Clodomir, des années durant, pour t'être enfui avec un tel panache, au bras de la seule femme de notre garnison. »

Cette mention d'Irina fit bondir son cœur dans sa poitrine. Le docteur sauta sur la table comme s'il avait de nouveau vingt ans, comme s'il luttait encore pour elle, et non pour sa vengeance. Les pommes de terre roulèrent aux alentours et son sabre fendit les airs avec rage, forçant Eldritch à reculer par petits bonds de lémurien.

« Par ici » proposa le Haut Paladin en revenant à l'entrée.

Il poussa la porte du salon, sous l'œil averti des deux corbeaux spectateurs du duel. Dans le coin de la pièce, un grésillement nasillard résonnait derrière la porte du poêle à charbon, celui d'une braise survivante oubliée depuis des lustres. Mimant toujours sa reculade stratégique, il s'en rapprocha de pas en pas. Ses talons claquèrent sur le parquet comme pour une valse, puis s'enfoncèrent mollement dans le tapis. De la main gauche, il saisit le livre déposé à côté du fauteuil inoccupé.

« Fichtre ! Quelqu'un ici lit des romans. »

Il le lança dans la direction de Clodomir, qui dut éviter le projectile d'un coup d'épaule. Une étagère s'écrasa derrière lui.

« Malgré tout ce que j'ai vu, je n'arrive pas à me représenter cette vie recluse. Que faisais-tu, estimé collègue, alors que nous sortions Kitonia de la fange avec Auguste, que nous formions le Second Empire, et que nos nouveaux Paladins essaimaient de par le monde ? Dis-moi que je n'ai pas tout vu ! Dis-moi que dans quelque compartiment secret, se trouvent des plans incroyables pour renverser le Grand Paladin, pour changer le cours de l'Histoire ! Dis-moi que tu n'es pas qu'un vieil homme dans son jardin, mais le chef d'une conspiration de puissants Sysades ! »

Fatigué de l'entendre parler, Clodomir se jeta en avant. La pointe du sabre érafla la manchette de son adversaire, mais glissa sur le gant de cuir. Certain qu'une contre-attaque brutale l'attendrait après cette esquive, il recula d'un geste vif ; il ne vit pas le bout du sabre, mais sentit le sifflement de l'air juste sous son nez.

« Pas mal, concéda Eldritch. Pas mal, pour un vieil homme. Mais soyons honnêtes, Clodomir. Ce n'est pas un retour à nos jeunes années ; je ne fais cela que par nostalgie. Par souvenir de notre amitié ! Hélas, j'ai bien vu que tu étais déjà mort. Tu es sans doute mort avec Irina, et c'est ton fantôme qui se promène encore dans ton cadavre. »

Il donna un coup de coude dans la porte du poêle, plongea sa main gantée dans le four encore chaud et en arracha la braise. Clodomir crut la voir un instant palpiter comme le cœur d'un animal mourant ; elle en avait la forme et la couleur.

Eldritch l'écrasa dans sa main et une pluie d'étincelles tomba sur le tapis. Des flammes apparurent sur les franges sèches.

« Et c'est dans ce monde, fait de cendre et de déception, qu'a grandi ta fille, dans l'ombre d'une mère disparue, au chevet d'un père absent. »

Il bondit hors de la pièce avec la vivacité d'un fauve ; à moins que ce ne soit Clodomir qui fatiguait, qui cherchait désespérément de l'air, qui s'accrochait à son sabre comme si les hommes de son espèce avaient la moindre chance face à de tels prédateurs.

Mais il n'en avait pas terminé !

Les flammes glissèrent sur le tapis telles des langues de salamandre, s'insinuèrent entre les planches du parquet. Une exploratrice ambitieuse rencontra une étagère remplie de livres ; toute une collection d'histoires pour enfants achetée à Vlaardburg, avec lesquels Aelys avait appris la lecture, avant de la transmettre à son tour aux enfants d'Hynor. La flamme remonta jusqu'au plafond, déploya ses ailes comme un phénix sur sa branche ; à ce premier flambeau se joignirent d'autres, dont les colonnes léchaient désormais les poutres et noircissaient le plâtre.

Clodomir ferma ses yeux noyés de lumière. Quand il les rouvrit, le feu était encore là, mais la détresse, le danger avait disparu. Ce démon qui s'apprêtait à dévorer sa maison était peut-être son allié. Il lui sacrifierait tout, du moment qu'il obtienne ce qu'il désirait. La mort d'Eldritch !

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