67. La promesse du retour
Aelys partira, je le sais. Elle verra de ses propres yeux la Peste, les Paladins et leurs masques hideux. Et quant à Mû et aux Sysades, peut-être qu'elle apprendra plus de choses que moi – des choses que l'on n'apprend qu'au terme de longs voyages.
Je ne peux pas la défendre contre tous les Paladins, mais la Peste ne l'atteindra pas. Il m'a suffi pour cela de modifier un paramètre de la fonction f-AAB6 de défragmentation.
Mais si j'ai pu protéger Aelys, pourquoi ne pourrais-je pas protéger le reste d'Avalon ? Tant que je serai là, je continuerai de chercher un remède, et même si ces recherches ne mènent à rien, c'est mon devoir.
Clodomir d'Embert, Journal
Après une vingtaine de mètres de chute incontrôlée, Maïa parvint à s'agripper à la paroi verticale. Plus bas, Rufus tournait sur lui-même comme un tronc d'arbre, les bras en croix. Il avait l'air ébahi, délivré peut-être ; son œil valide, ce minuscule point jaune perdu entre son nez escarpé et son front boursouflé, n'exprimait au mieux qu'un vague discernement.
Il s'écrasa beaucoup plus loin, brisé par les vagues, dévoré par les créatures marines de la nuit.
La Nattvas se hissa sur quelques mètres au prix de coûteux efforts. Son ventre cuisait d'une douleur féroce, à l'endroit où Rufus l'avait frappée de sa main gantée d'argent. Un lancinant rappel qu'elle ne passerait pas la nuit.
Maïa leva la tête vers le sommet de la falaise ; Aelys était là-haut, et l'attendait peut-être. Fallait-il remonter ? Et pour quoi faire, pour quoi dire ? La jeune femme n'était pas idiote ; elle aurait tout compris, en voyant le visage de sa mère réapparaissant entre les ombres.
Suspendus dans de minuscules trous de roche, des noctureuils la regardèrent passer avec inquiétude. Insensible à leur pitié, elle se détourna de leurs grands yeux larmoyants et aperçut bientôt un sourire dentu, surmonté de deux oreilles en pointe. Ce n'était point un sourire moqueur, bien qu'il eût quelque chose d'effronté dont les orgueilleux auraient aussitôt pris ombrage. Non, c'était un sourire intrigué, intéressé, figé dans la forme même de la gueule de Cheshire.
Il était assis à l'embouchure d'un tunnel étroit, et recula de quelques pas pour que Maïa puisse se hisser à son tour.
« Mû est morte, annonça-t-elle. Assassinée. La tueuse se nomme Hermance ; elle a été envoyée par ses Créateurs. Ils voulaient saper le pouvoir de la Super-Administratrice pour étudier l'Étoile d'Auguste. »
Le lynx hocha la tête, sans paraître le moins du monde surpris. À croire qu'il se doutait de ce résultat et que leur mission à la Forteresse n'était pas tant une quête de Mû qu'un long entraînement pour Aelys, une longue préparation de la bataille contre l'Empire.
« Il est probable que le statu quo demeure parmi le peuple des ombres, reconnut-il. La plupart tourneront le dos à la menace représentée par les Paladins, par crainte de contrevenir au Pacte fondateur.
— Je ne les blâme pas.
— Quant à toi, ton vœu ne pourra pas être exaucé : tu ne deviendras pas humaine. »
Le tunnel était envahi de noctureuils, de chauve-souris et de gros insectes qui sautaient sur les genoux de Maïa sans aucune considération ; il se poursuivait en droite ligne jusqu'aux profondeurs d'Avalon. La Nattvas fit une pause et porta la main à son flanc, où elle devina de larges entailles laissées ouvertes par le contact de l'argent. Le choc de Rufus l'avait écrasée comme une feuille de carton. Comme tous les Nattväsen de son espèce, il aurait suffi à Maïa d'entrer dans la lumière de la Lune pour repasser à l'état gazeux, et revenir à sa forme originelle. Mais la contamination métallique l'en empêchait – un bogue logiciel spécifique aux Changeants que Mû avait omis de corriger.
Son sursis n'était que temporaire. Au prochain lever de soleil, le serveur d'environnement d'Avalon se pencherait sur son cas et signerait son arrêt de mort.
« Je suis humaine, corrigea-t-elle. Comme Mû, qui est devenue humaine au contact des humains. J'ai suivi le même chemin qu'elle.
— Vraiment ?
— Tu ne me crois pas ? Je m'en moque. L'important, c'est qu'Aelys m'ait crue. »
Cheshire pencha la tête en signe de doute.
« Pourquoi ne vas-tu pas lui dire la vérité ? »
Son sourire s'élargit, et cette fois, Maïa eut la nette impression qu'il se moquait d'elle. Car Cheshire, malgré ses manières peu orthodoxes, était un Nattvas très conservateur. Pour lui, le monde du jour et le monde de la nuit formaient deux réalités duales, complémentaires, mais incompatibles. Les deux versants d'un miroir ; d'un côté se trouvait l'humaine Aelys, de l'autre la Changeante Maïa. Pour gagner la bataille contre l'Empire, il fallait bien entendu associer ces deux versants, par le biais d'un Pacte formel.
Maïa se détourna de lui et entama sa course dans le monde souterrain, tantôt sous forme de vapeur, ou sous cette forme humaine qu'elle avait toujours affectionnée. Elle arriva au Nord du continent, là d'où elle était partie des semaines plus tôt, avant que la nuit ne s'y achève. Le Bandersnatch, forcé d'admettre son passage, ne se présenta pas pour lui faire payer la façon dont il avait été ridiculisé quelques heures plus tôt.
Des chauve-souris aux yeux torves étaient suspendues dans les épicéas ; sur les mêmes branches, des noctureuils essayaient de décrocher des pommes de pin, bien qu'ils ne fassent que les ronger à moitié pour exercer leurs incisives surdimensionnées.
Elle entendit le battement d'ailes des chiens-volants, des Nattväsen parmi les plus discrets, de simples observateurs qui étaient toujours les premiers à se laisser dissoudre dans l'air matinal. Plus loin, le pas lourd d'un groupe de Creux battait la cadence tranquille de la vie nocturne ; ceux-ci étaient d'inoffensifs herbivores rôdant d'un point d'eau à l'autre, qui se changeaient à la lumière en troncs abattus.
Des noctureuils remarquèrent son passage et tombèrent des arbres en grappes, formant derrière elle toute une procession discrète. Ces petites créatures n'étaient dotées que d'un minuscule grain d'intelligence, mais elles sentaient son désarroi, et savaient qu'elle ne pouvaient rien faire d'autre que l'accompagner.
Même s'il se terminait ici, Maïa ne regrettait pas son voyage. Comme promis, elle avait vu le soleil et le monde des hommes ; elle avait aussi connu l'amitié d'Aelys ; le souvenir de la jeune héritière l'accompagnait encore, invisible parmi les autres ombres.
« Où vas-tu ? demanda Cheshire.
— Tu m'as suivie ? »
Le lynx déposait ses pattes délicates juste à côté de ses pas fourbus.
« Tu es mal en point, Maïa. Mais tu pourrais encore survivre, en t'établissant dans l'esprit d'Aelys.
— C'était ce que tu voulais, n'est-ce pas ? Tu as toujours su qu'Aelys était immunisée à la peste, qu'elle était la mieux à même de tuer les Hauts Paladins. Mais tu ne la pensais pas capable de le faire elle-même... il fallait que je pilote son corps à sa place, au prétexte de la protéger.
— C'est une interprétation qui se vaut.
— Tu as vu que c'était inutile. Aelys a déjà tout ce qu'il lui faut pour renverser Auguste.
— Je sais. Nous passerons bientôt un nouveau pacte. Mais sache que votre collaboration a dépassé mes attentes. »
On aurait dit un chef de service détaillant les louanges de son subalterne pour finalement annoncer que, faute de budget, il ne pourra pas être augmenté cette année – mais continue comme ça, Christophe, nous avons de la chance de t'avoir, tu fais du bon travail.
Cheshire s'arrêta net, laissant Maïa franchir seule les derniers mètres. Seule la Lune éclairait la clairière, et la maisonnette au toit de paille était si silencieuse qu'elle eut peur que la femme qui y vivait soit morte de vieillesse en attendant son retour.
Mais après avoir fait le tour en se tenant les côtes, Maïa la retrouva devant l'étroite porte d'entrée, assise sur une chaise instable, sur laquelle elle se balançait en observant la forêt avec de grands yeux attentifs.
« Te voilà enfin ! »
Voyant qu'elle grelottait de froid, la vieille femme ôta la couverture de laine repliée sur ses épaules et en recouvrit les siennes, tout à fait ignorante de ses affreuses blessures, ou faisant mine de ne pas les voir. Elles échangèrent un sourire ; le sien était plein d'espoir et d'amour, vibrant comme une deuxième jeunesse ; elle refusa de voir la tristesse et l'amertume dans celui de Maïa.
« Assieds-toi donc, repose-toi, tu auras tout le temps de me raconter tes aventures.
— Je ne suis pas ta fille, murmura la Nattvas. Tu le sais très bien. Je ne suis qu'une Changeante qui a toujours voulu vivre sous le soleil. »
Le regard de l'ermite se brouilla quelques instants ; elle secoua la tête et reprit aussitôt, mais avec moins d'emphase :
« Je suis contente que tu sois rentrée, Maïa. »
Elle tira un tabouret de sa maison et s'assit en face d'elle.
« Je vais te raconter une histoire. Il y a des années, quand je n'étais qu'une petite fille comme toi, je me suis retrouvée perdue dans la forêt, toute seule. J'avais si peur de l'obscurité... et j'ai senti cette énergie étrange, toute proche de moi, qui m'attirait plus loin dans la forêt... C'est là que j'ai rencontré les Nattväsen. Certains ressemblaient à des animaux, d'autres étaient plus effrayants pour une enfant, mais aucun ne me voulait du mal – j'étais perdue dans leur domaine, et ils me guidaient vers la sortie. J'ai traversé avec eux les tunnels qui serpentent sous la forêt, et quand nous en sommes ressortis, je les ai salués une dernière fois avant que le soleil ne les fasse disparaître.
— Ce n'est pas ce qui est arrivé à ta fille.
— C'est ce que je regrette le plus au monde, Maïa. Je t'ai raconté cette histoire quand tu étais petite, et tu as cru que l'on pouvait faire confiance à tous les Nattväsen. Mais certains sont des menteurs ; ils ont leurs intérêts, qui sont différents des nôtres.
— Je suis désolée » murmura Maïa.
La vieille femme décida de ne pas l'entendre ; trop heureuse de son retour, elle ouvrit les volets de sa chaumière pour l'aérer, rangea ses bocaux, chercha longuement ses sandales et son panier à champignons, tout en faisant la liste de leurs activités pour la nuit prochaine, une fois que Maïa se serait reposée. Et quand le jour vint, et découvrit la couverture posée sur une chaise vide, l'ermite alla se coucher, sourire aux lèvres. À force de vivre de l'autre côté du monde, ses pensées s'en étaient trouvées un peu embrouillées – il ne lui restait plus qu'une seule certitude, sa fille Maïa, et c'est sur cette certitude rassurante qu'elle s'endormit pour un sommeil si profond que les humains n'en font l'expérience qu'une seule fois dans leur existence.
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