66. Défragmentation
Je veux qu'elle soit heureuse, protégée de tous les spectres qui ont dévoré ma propre vie. Je veux que la Peste ne soit pour elle que quelque chose dont on parle dans les journaux. Que les Sysades ne soient qu'une curiosité exotique et lointaine. Qu'elle ne voie jamais les masques de corbeau ailleurs que sur des photographies en noir et blanc. N'est-ce pas ce dont tout père rêverait pour son enfant ?
Clodomir d'Embert, Journal
Chaque coup de la lame ébranlait la terre et faisait tressauter les yeux attentifs des Nattväsen. Avec un peu plus de lumière, on aurait vu se dessiner toute une spirale de stries boueuses sur l'herbe fraîche. Suivant Aelys qui se dérobait sans cesse, Rufus abattait sa claymore avec la régularité terrifiante d'un secrétaire tamponnant des ordres d'exécution.
« Pourquoi ai-je toujours été servi en dernier ? tonna-t-il. N'étais-je pas aussi méritant ? »
Depuis l'angle mort de cette puissante lame d'acier, Aelys cherchait la faille dans l'armure, le point où elle pourrait abandonner sa dague. À distance, avec la trajectoire elliptique d'une comète solitaire, Lor semblait pris dans de similaires réflexions. Ses cristaux pouvaient avoir des effets redoutables, à condition de bien s'en servir.
« Eldritch a toujours raflé les honneurs, Clodomir a eu l'amour, et moi, tout ce qu'on m'a donné, c'est ce mal qui me ronge et qu'Auguste nomme un bien. Mais n'ai-je pas travaillé aussi dur qu'Eldritch et Clodomir ? Dis-moi, Irina ! »
Après cent frappes verticales, il souleva sa lame, la fit tourner une fois au-dessus de sa tête, et retomber en un puissant balayage. Aelys roula dans l'herbe et la boue ; la claymore passa à un cheveu de son oreille.
« Mais qu'en sais-tu... c'est Irina qui devrait me répondre... c'est elle qui tenait en main les clés de nos cœurs, et c'est elle qui, à son insu, a façonné ce monde ! Est-elle ici, quelque part, dans tes yeux ? »
Le Haut Paladin laissa retomber son épée avec lassitude. Le moment paraissait propice ; Lor surgit dans son dos, bras ouverts tel le prestidigitateur victorieux, tenant au bout des doigts deux lames de cristal à double pointe. Aelys les vit à peine traverser l'air ; elle ne remarqua que leur sifflement.
Rufus se tourna de moitié et tendit le bras.
Un des couteaux se planta dans son cou, l'autre s'écrasa dans sa main.
« La fourberie des Sysades, gronda-t-il, refusant de comprendre que ce n'était pas l'œuvre d'Aelys. Et une bien piètre traîtrise, car ces cristaux sont anciens. Le pouvoir de tels objets n'est pas illimité ; c'est bien la raison pour laquelle on n'extrait qu'une quantité finie d'essence cristalline. »
Il referma son poing ; un sable transparent s'écoula entre ses doigts d'acier et d'argent.
« Ceux-là sont vieux comme le monde, vieux comme le rêve de Mû. Même un esprit obtus comme le mien, bien loin d'être un Sysade, suffit à les arrêter. De tels tours ne te sauveront pas, Aelys. »
Rufus retira la lame fichée dans son cou et la brisa entre deux doigts comme une feuille de verre. Une entaille creusait néanmoins son armure ; Le Haut Paladin eut un hoquet et cracha, à l'intérieur de son casque, du sang qui coula jusque sur ses poils de barbe. Il lâcha sa claymore, qui tomba à terre comme un menhir renversé.
« Viens à moi, Irina ! » éructa-t-il en frappant ses énormes poings.
Plutôt que d'accéder à sa requête, Aelys lança sa dague, qui décrivit un arc de cercle au-dessus de Rufus, et atterrit dans la main de Maïa. La Nattvas avait bondi dans les airs, son corps de brume semblait flotter avec grâce, ses cheveux noirs déployés en spirale. Elle s'accrocha d'une main à l'épaule de l'ogre, de l'autre glissa la lame sous son casque lourd, suivant l'infime interstice où se glissait sa barbe bleue. Et frappa une première fois.
Elle s'assit sur ses épaules, comme un enfant porté à la fête foraine, et heurta les oculaires. Le verre fumé se brisa au deuxième coup et elle frappa à répétition, comme si elle cherchait à creuser un puits.
Le dos de Rufus se courba davantage, mais il resta debout ; sa respiration bovine soulevait toujours son plastron blindé. Sa main gauche traversa l'air d'un geste vif, un simple réflexe ; il chassait Maïa telle un moustique. Son gantelet la frappa au creux de l'estomac. Elle retomba au sol comme une masse sombre, parvint à rouler sur le côté ; Rufus frappait du pied au hasard pour l'écraser.
Aelys traversa le champ de bataille en quelques enjambées. Elle passa assez près du Haut Paladin pour sentir son haleine, prit Maïa sous les épaules et la traîna en direction des arbres pour la mettre à l'abri. Le coup l'avait pliée en deux ; elle avait croisé les bras sur son ventre comme pour cacher ses blessures.
« J'y était presque, murmura la Nattvas. Presque... mais je suis juste en dessous. Tu es juste au dessus. Comme pour le Bandersnatch...
— Reste là. »
La dague se trouvait encore entre les bottes éléphantesques de Rufus. Aelys n'eut que le temps de mémoriser son emplacement ; les pas titubants du Haut Paladin l'ensevelirent sous un tapis de boue et d'herbe déchirée.
« Aaah... la douleur... jamais... aussi intense... que celle qu'Irina m'a causée. »
Rufus porta la main à son casque, plongea un doigt dans son oculaire brisée et souleva la pièce de fonte aux allures de brasero. Il le tint un instant dans sa main avant de le laisser rouler au sol, présentant son visage au ciel tourmenté, aux Nattväsen inquiets, et à l'héritière.
On y devinait encore les traces d'un Rufus humain qui, s'il n'avait pas été aussi bien doté par la nature qu'un Lor ou qu'un jeune Clodomir, aurait néanmoins pu exercer un certain charme. Mais ces traits s'étaient brouillés, déformés par des boursouflures qui tendaient sa peau comme une saucisse, les mêmes déformations qui avaient fait de tout son corps ce sac de muscles disproportionnés.
« Le seul moyen... d'y mettre fin... détruire la cause. »
Hagard, il suivit Aelys de ses yeux encore valides, des yeux minuscules qui disparaissaient dans la montagne de chair, et que Maïa n'avait pas réussi à atteindre.
La jeune femme bondit tout près de lui, évitant les poings qui venaient vers elle comme les tentacules du Kraken, plongea vers le sol, ramassa sa dague et fit une glissade. Au passage, elle frappa la cheville du géant, mais ne parvint qu'à émousser sa lame contre l'armure impénétrable.
Rufus se tourna vers elle avec langueur ; ses yeux avaient la même couleur jaunâtre que ceux des Nattväsen. De sa bouche, perdue quelque part sous sa barbe telle une crevasse cachée, coulait un flot de sang pestiféré. Ses ruisseaux formaient sur son plastron tout un réseau de veines noires.
Avec un cri de rage, la jeune femme compléta la tentative de Maïa. Elle sauta et logea sa dague dans son œil droit. Elle y demeura suspendue un instant de trop ; la main valide de Rufus se referma sur son cou fragile.
La plus légère pression entre le pouce et l'index aurait fait éclater sa jugulaire, mais le Haut Paladin ne faisait que l'observer. Aelys s'escrima sur sa dague, bloquée contre l'os du crâne ; avec horreur, elle vit le sang noir couler sur la gouttière de la lame, en direction de sa main.
« Pourquoi fais-tu cela ? l'interrogea Rufus de sa voix d'ogre. De quoi veux-tu te venger ? Ce n'est pas moi qui ai tué Clodomir. Ce n'est pas moi qui ai tué Irina. Pourquoi est-ce encore moi... ce n'est pas juste. »
Les pieds d'Aelys, en équilibre contre la poitrine du pestiféré, glissèrent sur le sang qui en dégoulinait désormais en torrents furieux. Elle s'agrippa à la main énorme, battit des jambes dans le vide ; sa vie ne tenait plus à grand-chose. Ni à Maïa, qui gisait encore à l'orée du bois silencieux, ni à Lor, qui avançait en évitant les flaques de sang d'un pied précautionneux, la main tendue vers la claymore.
« Je voudrais te montrer quelque chose, dit Rufus. La vision d'Auguste. L'Étoile Rouge. »
Aelys cria à pleins poumons. Du bras valide du Haut Paladin descendait un mince filet de liquide, à la consistance du mercure, d'une noirceur volcanique. Elle lutta vainement, sans autre effet que d'écorcher ses mains contre les pièces acérées du gantelet rehaussé d'argent.
« Moi, je n'ai jamais compris ce qu'elle signifiait. Peut-être que tu pourras m'expliquer. »
Alors qu'il ne restait plus que quelques millimètres, la lame de la claymore heurta Rufus sur le flanc ; Lor, qui parvenait à peine à la soulever, s'en était servie comme d'un bélier. Le Haut Paladin tituba sans lâcher Aelys.
« L'Étoile... murmura-t-il. Vois l'Étoile ! »
La peste coulait maintenant sur les doigts de fer ; elle rencontra son cou et coula sur sa peau. Jamais Aelys n'avait ressenti le contact d'une matière aussi froide. Elle imagina les minuscules organites s'infiltrant dans ses pores, remontant le long des capillaires sanguins, tels une foule grossissant avant l'émeute.
Sa vision se troubla. Du silence de la Forêt Changeante, de l'implacable mutisme des Nattväsen, montèrent des pulsations dont elle chercha longuement l'origine – avant de comprendre qu'il s'agissait de son propre cœur.
Des crépitements clignotèrent devant ses yeux.
« Alors ? dit Rufus. Est-ce que tu comprends ? »
Elle ne voyait pas d'étoile rouge, mais des symboles des Précurseurs, des glyphes alignés en phrases sibyllines, des séries d'identifiants, de nombres. Des avertissements remontés des plus profondes sous-routines de son Processus. Des programmes qui manifestaient leur désarroi.
Après quelques instants d'hésitation, tous les messagers accordèrent leurs violons, et ce ne fut plus qu'un défilement ininterrompu des mêmes :
>>> f-45A7 : erreur de segmentation
>>> f-45A7 : corruption sectorielle
Quelque part dans son palais mental, la peste était entrée comme un client jetant le chaos dans un hôtel déjà complet, en s'installant dans une chambre au hasard.
Elle émit un gémissement plaintif.
« Tu n'étais personne, Irina, murmurait Rufus. Tu n'avais pas de nom, pas de famille. Tu n'étais pas très belle et pas très intelligente. Tout comme moi. Et en allant minauder auprès d'Eldritch, d'Auguste et de Clodomir, tu voulais trahir ton rang – mais c'est moi que tu as trahi. »
Les messages refluèrent et bientôt, Aelys ne vit plus qu'une dernière balise clignotante.
>>> f-AAB6 : défragmentation 40 %
>>> f-AAB6 : défragmentation 60 %
Sur son cou, la peste avait formé des traînées noires, qui séchaient en cendres fuligineuses.
>>> f-AAB6 : défragmentation 80 %
>>> f-AAB6 : défragmentation terminée
« Et si nous recommencions ? proposa le Haut Paladin sur un ton ingénu. Si nous saisissions notre deuxième chance ? Contrairement à Eldritch, contrairement à Clodomir, je ne t'ai jamais oubliée, moi, je n'ai jamais renoncé à toi ! Reviens-moi, Irina ! »
>>> f-AAB6 : défragmentation terminée
Aelys avait cessé de l'écouter. Elle luttait désormais non contre la Peste, mais contre le manque d'air. Tous ses cours d'escrime, tous les affrontements avec le Bandersnatch lui revenaient en mémoire. Elle revoyait Clodomir et Maïa lui prodiguer leurs conseils, et elle les voyait même côte à côte, alors qu'ils ne s'étaient jamais connus. Mais de toutes ses leçons qui lui apparaissaient en accéléré, aucune n'expliquait comment se défaire de la pince métallique d'un géant borgne. Rufus ne voulait même pas la tuer. Il ne se rendait pas compte de sa fragilité.
« Je suis ici, Rufus. »
Aelys tomba dans la boue mêlée de sang ; c'est à peine si le pachyderme ne l'écrasa pas en se dirigeant, d'un pas mécanique, vers l'apparition.
Elle lui tendait la main, au bord de la falaise ; luttant contre l'inconscience, l'héritière reconnut les yeux verts et les cheveux noirs dont elle avait hérité. Mais elle sut aussitôt que cette Irina était fausse. Clodomir l'aurait su. Et si Rufus avait contemplé chaque jour la photographie perdue dans le manoir d'Embert, il l'aurait compris lui aussi – c'était dans son sourire.
Son visage était celui d'Irina, mais son sourire celui d'une Changeante.
« Viens, Rufus. Dansons. »
Le géant tendit la main à son tour, mais n'osa pas la toucher. Irina prit les devants ; elle passa une main autour de sa taille et mima un pas de valse en direction de la falaise. Rufus suivit mollement sa direction ; son pied se retrouva au-dessus du vide, et son inertie immense les emporta tous deux, sans un cri.
« Eh, Aelys, est-ce que tu vis encore ? »
Lor tournait autour d'elle d'un air gêné, le nez caché dans sa manche de chemise, par crainte de poser le pied dans une flaque de Peste ou d'en respirer les miasmes. L'héritière toussa longuement ; elle avait l'impression que toutes les vertèbres de son cou grinçaient comme des engrenages tordus.
« Je vais prendre ça pour un oui.
— Maïa ? Où est Maïa ? »
Il haussa les épaules.
« Elle a décampé. Une course à faire, peut-être. Je suppose qu'elle reviendra quand on n'aura pas besoin d'elle. »
Il se tourna ensuite vers les Changeants cachés sous les arbres.
« La représentation est terminée. Si vous avez une petite pièce, une Écaille de Mû, un biscuit sec, de quoi permettre à vos serviteurs de renverser le Second Empire, toutes les donations sont les bienvenues. »
Les yeux jaunes oscillèrent sans bruit. Leurs visages avaient tous pris la même forme ; une Irina approximative au sourire parsemé de dents pointues, au nez presque absent, avec deux grands yeux vert sapin.
« Ouais. J'en étais sûr. Allez, déguerpissez. »
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Plus que trois !
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