64. Un homme solitaire
Rufus est un solitaire, un introverti. Nous ne le voyons jamais à la salle d'escrime ; ils parle rarement aux repas comme aux réunions, et personne ne veut être son binôme de patrouille. J'ai l'impression que cette situation le frustre autant que nous ; il gagnerait à s'ouvrir aux autres, mais j'ignore par où commencer. Mon grand-père Clothaire aurait prescrit une bière brune, mais il a l'alcool maussade, et notre stock s'est épuisé avant-hier.
Clodomir d'Embert, Journal
La spin lancée à vive allure vrombissait aux oreilles de Rufus, et derrière le grincement lancinant des roues dentées et des courroies de transmission, il entendait un sang furieux battre à ses tempes. Les deux fines œillères de son casque réduisaient son champ de vision à une poignée de branches qui venaient sans cesse se briser contre son front.
Ses hommes avaient bien tenté de le raisonner ; la nuit, la Forêt était le domaine exclusif des Changeants. S'ils se montraient plus souples avec les importuns que par le passé, on retrouvait toujours, une année sur deux, le squelette d'un explorateur, la mâchoire ouverte en signe d'abandon, ou le bras arraché d'un pilleur, la main encore crispée sur une relique sans valeur.
Rufus, sans écouter leurs arguments, avait enfourché sa Spin et démarré à pleine vitesse.
« Messire ! l'apostropha un Paladin qui faisait de grands efforts pour se maintenir dans son sillage. Je crois que je les ai vus ! »
Le Haut Paladin émit un grognement blasé. Bien sûr qu'il les voyait, lui aussi, les yeux luisants des Nattväsen qui se penchaient des branches, flottant dans la pénombre, et qui s'effarouchaient à son approche tels un vol de lucioles.
« Nous devrions faire un arrêt et vérifier que...
— Ne vous arrêtez pas ! ordonna Rufus.
— Mais messire... »
Le corbeau, dont la cape grisâtre flottait derrière lui comme une bannière en pleine tempête, regarda tout à coup devant lui et émit un cri qui ressemblait au couinement paniqué d'un cochon poussé à l'abattoir. Une branche descendue à hauteur d'homme, large comme le bras de Rufus, le cueillit au niveau de la poitrine. Il s'envola de sa Spin et fut happé par les arbres ; la moto poursuivit sa route sur une cinquantaine de mètres avant de s'écraser sur une souche couverte de champignons. Dans un fracas métallique, la roue avant détachée décrivit un arc-de-cercle au-dessus de la tête de Rufus comme une arme de jet.
Dans cette Forêt qui n'admettait pas le moindre sentier, même les arbres étaient contre eux, et le faisaient savoir.
Rufus ralentit à vingt ou trente kilomètres par heure. Non qu'il craignît de connaître le même sort que son Paladin ; mais se heurter à une nouvelle traîtrise de la Forêt signifiait perdre un temps précieux. Trois Spins le suivaient encore. Il était presque certain d'en avoir compté cinq au départ.
Le plus proche tendait le bras, comme s'il essayait d'attirer son attention ; Rufus répondit à son geste désespéré.
« Quoi ? »
Le Paladin n'eut pas le temps de répondre ; du reste, il n'avait rien de plus intéressant à dire pour Rufus. Une racine avait rampé sur le sol, à quelques mètres à peine de sa roue avant, qui buta contre cet obstacle avec obstination. La moto se plia net et l'homme fut éjecté à son tour ; il roula sur le dos et son armure amortit une partie du choc.
Rufus le vit distinctement se remettre debout, dégainer son revolver et le pointer autour de lui en criant. Une véritable nuée de Nattväsen, à l'abri des ombres, le dévorait des yeux.
Tant pis pour lui.
Le Haut Paladin tourna la tête de l'autre côté ; deux hommes le suivaient toujours, qui semblaient piloter aussi bien que lui. Concentrés sur leur route, ils évitaient les pièges tendus par la Forêt et qui n'entraient qu'au dernier moment dans le champ de leur phare électrique.
Leur démarche était même étrangement régulière.
La Forêt s'éclaircit, signe qu'il n'était plus très loin de sa destination. Rufus fit pivoter sa Spin, dont la suspension meurtrie sursautait sans cesse sur les racines, en direction de rayons lunaires qui pénétraient la canopée comme une forêt de lumière inversée.
Les Paladins l'y suivirent avec docilité, mais au lieu de traverser les rayons comme des cascades d'eau claire, ils furent coupés en deux, en quatre, fragmentés en milliers de petites chauve-souris bourdonnantes qui s'envolèrent se mettre à l'abri sur des branches inaccessibles aux regards.
« Par les cent milles écailles ! » rugit Rufus.
Dans un chaos de cris aigus, des Changeantes aux formes de harpies tombèrent sur lui comme une plaie divine. Aveuglé par un tourbillon de plumes noires, il entraperçut à peine les visages féminins de ses tourmenteuses, qui n'avaient rien à envier à la beauté surréelle des sirènes. Elles tiraient sur ses bras et ses jambes pour le mettre à terre, et leurs griffes épaisses striaient son armure à la recherche d'un point faible.
Rufus écrasa la pédale de frein ; le choc le libéra d'une partie des monstres. La Spin fumante tomba sur le côté et glissa dans une flaque de boue, l'écrasant sous son poids. Reprenant ses esprits, le Haut Paladin constata qu'une harpie était encore accrochée à son cou comme une sangsue, où elle cherchait un interstice entre son armure et son casque énorme. Il la repoussa d'un coup d'épaule, l'attrapa par son poignet malingre, à la peau grisâtre, et la projeta tête la première dans la boue peu profonde.
Le Haut Paladin se dégagea de son cheval d'acier et écrasa son poing gantelé dans le crâne de la harpie. Il était rehaussé d'épines d'argent, seules à même de rendre mortelles des blessures autrement sans effet sur leurs corps mous et vaporeux.
Il se releva en affrontant les regards horrifiés des Changeants regroupés aux alentours.
« Vous vous souvenez de moi ? » plastronna-t-il avec fureur.
C'était une question rhétorique ; bien sûr qu'ils se souvenaient de lui. Car Rufus était déjà entré dans la Forêt Changeante, une fois, à la recherche de la Forteresse de Mû. Il avait trouvé son emplacement rapporté par les Sysades. Il avait même, à la lumière d'un cristal, fait apparaître la porte de la Forteresse. Mais aucun Sysade n'avait voulu se joindre à ce voyage ; tous ceux connus de l'Empire avaient refusé ; et quant à Clodomir, reclus à l'autre bout du monde, ils ignoraient encore qu'il faisait partie de leur cercle.
Rufus avait donc frappé la porte comme un démené pendant un jour et une nuit, espérant que Mû daigne enfin répondre ; non seulement à l'Empire, dont il était le messager, mais aussi à lui. Pourquoi ce silence ? Pourquoi avoir laissé mourir le Pacte ? Auguste ne souhaitait pas retourner en arrière, non, il était simplement curieux. Mais Rufus, lui, espérait secrètement que pour une fois dans sa vie, on remarquerait sa présence. Il n'attendait pas que Mû lui offre le thé et le divertisse en lui racontant des histoires. De même qu'il n'attendait pas qu'Irina se jette à son cou en murmurant des mots doux à son oreille.
Mais qu'on le remarque enfin !
Comment avait-il pu passer inaperçu, lui qui traînait pourtant le corps d'un ogre et qui, à force de se baisser pour passer les portes, avait fini par se voûter ? Auguste avait vu juste, comme toujours, en le nommant Rufus le Discret. Tel était le paradoxe fondateur de son existence, et la source de tous ses malheurs.
Le Haut Paladin décrocha la puissante claymore, camouflée sous les haillons chagrinés qui lui servaient de cape.
« Je vous attends » fulmina-t-il.
Il fit quelques pas ; retournés dans le confort des ombres, les Changeants n'avaient gardé de leur forme semi-humaine que de grands yeux jaunes qu'ils penchaient tantôt d'un côté et de l'autre, comme s'ils cherchaient à s'accorder sur la marche à suivre.
Une autre forme ailée, plus grande que la précédente, se décrocha d'un arbre dont les branches tordues offraient un abri idéal. Rufus fit un demi-tour en direction des griffes sifflantes ; il releva sa lame lourde comme un homme, qu'il tenait à deux mains, mais maniait avec autant d'aisance qu'un fleuret d'escrime. La pointe rencontra le cou de la harpie et traversa la peau grise sans rencontrer la moindre résistance. Celle-ci eut un hoquet ; d'un geste sec, Rufus fit pivoter sa lame, et la tête fragile se détacha du corps, qui tomba aussitôt comme un vêtement vide.
Le Haut Paladin ramena sa claymore et fit un nouveau tour sur lui-même, se cherchant d'éventuels adversaires.
« Nous savons que vous n'éprouvez aucune crainte » murmura une voix parmi les ombres.
Une paire d'yeux se détacha des autres, deux pupilles fendues qui dansèrent longuement à mi-hauteur avant que la tête d'un félin ne vienne les compléter.
Rufus ramena son épée au-dessus de l'épaule et d'un balayage circulaire, dégagea les arbres qui lui barraient la route ; les branches éclatèrent comme une palissade vermoulue.
« Oui, rétorqua-t-il, c'est à vous de me craindre. Auguste, Eldritch et moi-même, nous sommes des créatures bien plus terrifiantes que votre armée de monstres. Nous avons conquis le monde d'en haut, et bientôt, nous descendrons dans vos repaires souterrains pour vous exterminer, comme nous finirons par balayer tous les vestiges du Pacte brisé de Mû. »
Sorti de l'ombre, le lynx s'assit ; ses oreilles pointues étaient penchées en signe d'attention. Les Changeants ne semblaient guère l'apprécier, mais ils toléraient sa présence, et se taisaient pour le laisser parler.
« Je suis Cheshire, indiqua-t-il sur le ton passif d'un client revenu chercher ses vêtements chez le blanchisseur. Vous êtes Rufus, et vous outrepassez votre domaine.
— Dans ce cas, venez me chercher.
— Je n'attends que cela, messire. Mais le monde de la nuit obéit à une hiérarchie bien particulière, que d'aucuns pourraient qualifier de rigide. Il nous est nécessaire de composer avec des règles strictes, essentielles à l'équilibre d'Avalon.
— Vous êtes prisonnier de votre Pacte » moqua Rufus d'une voix vengeresse.
Sa lame s'abattit sur une souche, qui se brisa en deux. Elle n'était pas vraiment sur son chemin, mais le Haut Paladin avait besoin d'entraîner sa force. Son sang, noir de la Peste d'Auguste, bouillonnait dans ses veines, contractait tous ses muscles et accélérait sa respiration.
« Je commence à comprendre... ces deux-là que je poursuis, ce sont vos émissaires, que vous avez envoyé auprès de Mû. Pour avez besoin de son autorisation pour outrepasser vos prérogatives et vous attaquer à l'Empire.
— C'est à peu près cela.
— Que ferez-vous si Mû ne répond pas à votre appel ? »
La face souriante de Cheshire, dont les fines dents brillaient comme un collier de perles, réapparut devant lui au milieu des ronces ; Rufus trancha de sa claymore sans rien déranger d'autre qu'une bouffée d'air et quelques grillons paniqués.
« C'est une question que je me suis longtemps posée, avoua le Nattvas. Mais je sais maintenant qu'un formidable adversaire vous attend tous les quatre ; avec ou sans Mû, la défaite des Hauts Paladins est inévitable.
— S'il vous plaît de le croire. Maintenant, laissez-moi, je dois retrouver la fille de Clodomir. »
Cheshire hocha la tête en signe d'abandon et les Changeants se retirèrent, vaincus. Rufus n'eut qu'à écarter les branchages pour découvrir le mur de la Forteresse. Des rayons lunaires se reflétaient sur sa surface opalescente, faisant ressortir les symboles des Précurseurs, comme une partition de musique. Plus loin, en contrebas des falaises, l'océan d'Avalon s'agitait tel le public d'une arène.
La porte était ouverte. Rufus s'y était attendu ; Eldritch avait échoué, et la fille avait hérité du pouvoir de Sysade. Telle était son interprétation.
Il planta son épée dans le sol, reposa ses larges mains sur la poignée, et attendit. Toute son existence, il n'avait fait qu'attendre. Attendre dans le froid à Kitonia, lors des rondes de nuit interminables ; attendre au bout d'une table que quelqu'un vienne s'asseoir en face de lui pour le dîner, attendre qu'Irina le remarque et lui adresse la parole. Mais tout ceux qu'il avait attendus étaient passés à côté de lui sans le discerner.
Ce soir, il attendait la fille de Clodomir, et elle serait obligée de le voir.
La fille de Clodomir ? Non, sa fille, car elle aurait très bien pu l'être, si ces deux bellâtres n'avaient pas tourné les sens à la femme de sa vie, l'emprisonnant dans leur rivalité binaire, tels deux soleils se partageant les reliefs d'une troisième étoile détruite.
Au fond, toute la haine de Rufus se cristallisait désormais autour d'Eldritch et Clodomir ; la fille, il la savait innocente de tout crime. Il ne désirait plus la tuer, pas plus qu'il n'aurait désiré la mort d'Irina, malgré son rejet.
Mais il le ferait néanmoins.
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