63. Lor le Sincère
J'en parlerai avec Aelys quand elle sera prête.
Ernest ne cesse de me rappeler que le plus tôt sera le mieux. Il n'a pas tort. Mais je ne pouvais pas imposer de tels secrets à une enfant de cinq ans, ni même de dix ; et maintenant qu'elle est plus grande, je revois Irina, que j'ai échoué à sauver.
Clodomir d'Embert, Journal
Durant tout l'enregistrement, Maïa était restée silencieuse. C'est en retournant à l'espace blanc de la Forteresse qu'Aelys la vit réapparaître dans son champ de vision.
« Je suis désolée » murmura l'héritière.
Maïa s'assit sur le moignon d'une colonne arrachée. D'ici, la vue était imprenable sur les débris du château de Mû, et sous un certain angle, la Forteresse leur apparaissait dans toute son élégance originelle. C'étaient là les derniers vestiges d'un être à l'histoire tumultueuse, qui avait originé quelque part dans le système Antarès, façonné par des intelligences extraterrestres regroupées dans un Foyer secret. Un Explorateur devenu une humaine, puis un Dragon de Cristal.
Mû était morte. Avalon était orphelin de la Super-Administratrice, comme Aelys de sa Lignée, et le pouvoir ne ressurgirait en ce monde que dans un futur indéfini.
Aelys se sentait vide ; toute cette quête de sens, dont l'objet s'était formé au cours de son voyage, prenait fin ici. Ce devait être encore pire pour Maïa. La mort de Mû, c'était presque leur propre mort, et cette pensée sinistre flotta autour d'elles pendant quelques minutes silencieuses.
« Que vas-tu faire ? demanda-t-elle à mi-voix.
— Je te suivrai » murmura amèrement Maïa.
Puis l'héritière reprit conscience de la présence de Lor, prostré devant l'étendue de pierres éclatées qui semblaient former des escaliers décousus vers le Paradis. Celui qui voulait tuer Mû était le seul à l'avoir pleurée, vidant toutes les larmes de son corps jusqu'à l'apathie totale.
« Viens par ici, Lor le Menteur. »
Peut-être était-il trop heureux de recevoir un ordre, lui qui n'avait vécu depuis sa naissance que pour accomplir une mission, car il leva la tête tel un chien de prairie et se traîna docilement jusqu'à Aelys.
« Tu as épuisé tous tes mensonges, remarqua Aelys. Dorénavant, tu seras Lor le Sincère.
— Je ne suis plus rien du tout.
— Raconte-moi ton histoire. Elle est la pièce manquante dans ce que nous venons de voir. »
Aelys sentit Maïa qui tapotait sur son épaule ; elle laissa la Nattvas prendre le contrôle pour mener l'interrogatoire à sa place.
À sa surprise, Maïa saisit Lor par le col avec violence et le souleva au-dessus du sol ; les coutures de sa chemise craquèrent.
« Et toi, qu'est-ce que tu veux que je te dise ?
— Je veux comprendre ce qui est arrivé.
— En quoi ça t'intéresse ? Tu as perdu, comme moi. Tu ne redeviendras jamais humaine. »
Maïa le laissa lentement glisser à terre, et de nouveau, dans l'apathie. Il n'avait pas fait le moindre mouvement pour se défendre ; on aurait pu le jeter dans le vide d'un coup de pied.
« C'était toi, comprit-elle. Le premier tueur qu'ils ont envoyé.
— J'étais un Explorateur, corrigea-t-il. Je voyageais à peu près dans la même région qu'Avalon. Il y a un siècle environ, j'ai reçu un message du Foyer m'ordonnant de rejoindre Avalon, de tuer Mû et si nécessaire, de détruire l'Onde Close afin d'éviter sa rencontre avec l'Étoile Rouge. »
Il secoua la tête comme s'il essayait de chasser des images de son esprit.
« Mon entrée sur Avalon a été plus difficile que pour elle... que pour l'autre tueuse. Car je n'avais pas été prévu pour ce rôle. J'ai piraté un Processus en formation en altérant ses données. Je suis né. Mais au passage, j'ai perdu la plupart de mes souvenirs. Quand j'étais enfant, je n'avais pas d'émotions. Ou en tout cas, pas les mêmes que les autres. C'est tout ce qui me différenciait des autres humains, et ce n'était pas assez pour éveiller leur suspicion. J'étais juste... comment dit-on... un petit délinquant. Mais quand j'ai tué ce gamin... je me suis souvenu de ma mission. J'étais venu en ce monde pour tuer. Tout le reste de ma vie n'a été qu'une préparation. Chaque contrat me rapprochait un peu plus de Mû.
— Comment se fait-il que tu as été envoyé en premier, mais que tu es arrivé plus tard ?
— L'information traverse l'espace à une vitesse fixe, celle de la lumière. Lorsque le message du Foyer m'est parvenu, m'ordonnant de changer de cap, elle était déjà arrivée ici. Une meilleure tueuse que moi, qui a parfaitement accompli sa mission. »
Il enfouit sa tête entre ses mains.
« Le pire, c'est que je voulais la tuer. Si j'avais pu le faire, j'aurais été heureux. J'aurais gagné le droit de revenir à la maison, auprès de mon Créateur.
— Je doute qu'ils vous fassent revenir, dit Maïa.
— Chacun a son rêve auquel se raccrocher, n'est-ce pas ? Et puis, ce n'est pas un rêve aussi original. Toi, Maïa, tu reviendras bien chez toi un jour. Et toi, Aelys ? Si ces Paladins stupides te laissaient en paix, n'irais-tu pas relever les murs du manoir d'Embert ? »
Leurs réponses se heurtèrent dans un nouveau silence.
« Tu dois te rendre à l'évidence, Lor. Si le Foyer se préoccupait de toi, ils auraient envoyé quelqu'un pour te chercher.
— Peut-être. Mais ils n'avaient aucun moyen de me retrouver. Nous jouons bien notre rôle, sur Avalon, nous sommes indistinguables de véritables humains. »
Aelys cligna des yeux, qui reprirent leur vert émeraude.
« Et toi, que vas-tu faire ?
— Oh, je suis prêt à admettre que le Foyer s'est moqué de moi, car si j'étais à leur place, c'est ce que je ferais. Mais où cela me mène-t-il ? Nulle part. Autant rester ici à l'abri du Temps, en attendant que le monde alentour s'écroule. Peut-être qu'Auguste atteindra les soixante-dix ans, trébuchera sur le pont d'Istrecht et tombera dans le Grand Ravin ; que le Second Empire s'effondrera et qu'un troisième verra le jour, qui inventera de nouvelles taxes, et qui enverra ses armées faire le tour du monde jusqu'à ce qu'elles reviennent assiéger sa propre capitale. Peut-être que les Paladins enlèveront leur masque, puis leur cape, puis leurs chaussettes, et que leur tenue officielle deviendra le caleçon rouge. Peut-être que les cristaux que l'Empire a brûlé dans ses essences se reformeront spontanément sous la mer, qu'ils s'échoueront sur les plages et qu'on paiera des enfants pour les ramasser comme des coquillages. Peut-être... »
Aelys se leva d'un air décidé.
« Tu peux rester ici si tu veux, Lor, et attendre que le ciel se change en guimauve et le soleil en beignet aux pommes. Mais cela n'arrivera pas. J'ai passé un pacte avec les Nattväsen pour venger mon père ; mais il y a un autre Pacte que je dois honorer, le Pacte de Mû. Je suis la dernière des Lignées de Sysades, et mon devoir est de protéger Avalon. »
Lor la contempla d'un œil las. Sur son visage, les larmes avaient séché comme une source tarie au milieu du désert.
« De qui ? Auguste ?
— D'Auguste, de son Étoile Rouge, et de la meurtrière qui se cache encore parmi nous. »
Maïa, sous sa forme transparente, regardait dans le vague – dans le vide infini de la Forteresse, où venait de se perdre son espoir le plus sincère. Sans doute attendait-elle qu'Aelys se décide à y jeter Lor à son tour.
« Pour cela, Lor, tu pourrais m'être utile.
— Je me moque de l'Empire. Je me moque d'Avalon. Laisse-moi.
— J'ai reconnu sa voix. Je sais qui a tué Mû. »
Il leva les yeux ; Maïa fronça des sourcils.
« Si je te le dis, Lor, est-ce que tu m'aideras à renverser l'Empire ?
— Pourquoi voudrais-je de cette information ?
— Elle t'a pris ta place et ta récompense. Tu as tué pour bien moins que cela. »
Le jeune homme regarda aux alentours, cherchant sans doute s'il pouvait déceler Maïa, pour la prendre à partie elle aussi, pour savoir ce qu'elle pensait de ce revirement soudain auquel Aelys les forçait tous les deux.
« Très bien, lâcha-t-il. Je suis un peu intéressé.
— Elle se nomme Hermance. C'était une Paladine qui accompagnait Eldritch, le soir où il a tué Clodomir et Ernest. Après tout, pour cacher un monstre, il n'y a rien de plus simple qu'un masque.
— Une Paladine, hein... Hermance. »
Elle s'accroupit pour se mettre à son niveau.
« Qu'en dis-tu ?
— Si j'accepte, je peux garder mon pouvoir de Sysade ? C'est très pratique pour se gratter le dos.
— Je ne peux pas te le reprendre, j'ai été altérée.
— J'ai le droit à une période de rétractation ? Est-ce que tu me feras un contrat de travail ? Et mon assurance professionnelle ? Mes congés payés ? »
Il passa une main dans ses cheveux blonds.
« Et toi, Maïa, que penses-tu de ce pacte qu'elle nous propose ? »
L'ombre bleue acquiesça silencieusement, laissant Lor sans réponse, ce qui valait approbation. S'ils étaient tous trois orphelins de Mû, Maïa et Lor étaient avant tout coupables d'avoir projeté leurs intérêts sur elle. En vérité, le Dragon n'avait jamais accédé aux vœux des mortels ; on lui prêtait cette qualité pour entretenir le mythe.
Seule Aelys était entrée dans la Forteresse sans véritable souhait ; elle seule en sortirait porteuse d'un idéal. Ils ne pouvaient que la suivre.
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