61. MÛ
Aelys crut qu'elle allait s'endormir ici, contre le mur, et qu'elle resterait suspendue pour l'éternité dans le dédale de la Forteresse détruite.
Mû disparue, que deviendrait le pacte passé avec Cheshire ? Que devenait Maïa ? Mais surtout... que devenait Avalon ? Sans Dragon de Cristal pour le guider, il ne lui restait plus que des ersatz ; un Wotan imaginaire et le Second Empire d'Auguste.
Après un quart d'heure, sa respiration s'apaisa – elle se sentait vide de toute énergie et de toute émotion.
C'est alors que la porte s'ouvrit.
Une partie d'elle, Maïa peut-être, voulut se jeter sur Lor ; mais elle ne fit que tourner la tête pour le voir passer. L'air hagard, le visage blême, il tenait entre les mains son couteau de tueur, qui ne portait pas la moindre trace de sang. Un marmonnement ininterrompu agitait ses lèvres.
« Rentrer... rentrer... mais la mission... »
Il marchait au hasard, droit vers le vide laiteux de la Forteresse. Aelys le suivit du regard avec surprise ; ce qu'il avait fait dans ce sanctuaire l'avait détruit de l'intérieur.
« Lor ! » cria-t-elle en se relevant.
Sa douleur refluait ; elle supposa que ses côtes étaient intactes et que ses organes avaient regagné leur emplacement habituel. L'assassin tourna la tête vers elle comme s'il découvrait sa présence ; un éclair illumina son regard, aussitôt chassé par l'épais brouillard qui étouffait ses pensées. Il lâcha son arme, tomba à genoux et se baissa vers le sol comme s'il voulait fusionner avec les pierres descellées de la Forteresse.
« La mission... la mission... »
Des larmes inondèrent ses yeux, se mêlèrent à la morve qui coulait de son nez. Ses sanglots furent entrecoupés de gémissements pathétiques, puis bientôt de cris déchirants, si puissants qu'on devait les entendre jusqu'en Avalon. Il tremblait de tous ses membres endoloris.
Dans un froissement d'étincelles bleutées, Maïa se reforma et tourna autour de lui avec étonnement, comme si elle observait une méduse échouée sur la plage. Dans les derniers jours, Lor avait ôté tous ses masques, s'était allégé de tous ses mensonges, jusqu'à leur révéler le but ultime de sa mission. Mais Lor le Tueur, le tout dernier masque, s'était brisé à son tour, révélant une épave humaine aux mains crispées comme un vieillard frappé de paralysie, qui geignait tel un nouveau-né.
Il avait échoué. Mû avait gagné !
Non, Aelys ne pouvait se satisfaire de cette explication. Maïa non plus. Son inquiétude était même palpable lorsque leurs regards se croisèrent, et convergèrent sur la porte ouverte.
« Rentrer... je ne rentrerai... jamais... » murmurait Lor, à demi étouffé dans ses glaires, lorsqu'Aelys rejoignit le sanctuaire de Mû.
La porte se referma sur elle, la plongeant dans une obscurité totale, absolue, dans laquelle elle ne pouvait voir ni Maïa, ni ses propres mains. Ce vide cosmique était l'antithèse de l'ombre des forêts d'Avalon, à l'abri desquelles les Nattväsen avaient leur domaine. Car on pouvait s'imaginer ce monde secret foisonnant à l'abri des regards ; le ballet des noctureuils, la lente marche des Creux, la danse des Changeants. Ici, au contraire, il n'y avait rien à voir, rien à exister. Quoi que Mû ait entreposé ici, au plus profond de son château solitaire, il n'en restait rien.
« M... Mû ? » appela Aelys, espérant qu'il s'agissait là de la dernière épreuve, celle que Lor n'avait pu franchir.
Elle fit un pas dans cet océan de ténèbres, et brusquement, comme un éclair traversant le ciel, Mû apparut.
Elle n'avait pas la forme du Dragon de Cristal – celui-là n'était bon qu'à faire sa légende. Mû était une femme à peine plus jeune qu'Aelys, au teint sombre ; ses yeux bleus la firent penser à ceux de Maïa, et ses cheveux noirs à ceux d'Irina sur cette photo sans couleurs, qui en avait saisi le contraste pour la postérité.
Elle était vêtue d'une robe blanche, pieds nus, et enveloppée dans une aura dorée. Pétrifiée, Aelys la regarda faire quelques pas en diagonale, tendre le bras dans le vide, et tracer un symbole sur un écran visible d'elle seule.
« Tu permets que j'enregistre notre conversation ? Ce sera plus simple. »
Mû marcha ensuite vers elle. L'héritière sentit ses battements de cœur s'espacer à mesure que la protectrice d'Avalon se rapprochait. Dans son regard, de la couleur des cristaux de Sysade, brillaient toutes les vérités du monde ; dans ses mains, tous les pouvoirs. Raison pour laquelle Mû ne pouvait demeurer qu'ici, hors d'Avalon. Le destin cosmique du monde était à sa charge, pas sa politique intérieure.
Une pensée enflamma l'esprit d'Aelys. Enfin, elle savait ce qu'elle était venue chercher !
Son but n'était pas de tuer Eldritch et de détruire l'Empire. Ce n'était qu'un prétexte. Non, Aelys voulait savoir. Elle voulait que l'omnisciente Mû, responsable de la bonne marche du monde, lui dise tout ce que Clodomir et Ernest lui avaient caché. Que Mû donne une chance à ces hommes disparus de transmettre tous leurs secrets.
Ensuite, elle voulait que le grand Voyage reprenne. Celui promis par le Pacte, une grande promesse, seule à même de souder Avalon, de reprendre le fil de l'Histoire, et d'envoyer aux ordures les ambitions d'Auguste. Elle voulait que le Dragon donne à ce monde ce qui lui manquait cruellement : une direction.
Mû n'était plus qu'à un mètre quand Aelys, enivrée de ses revendications, se rendit compte que son regard ne portait pas sur elle, mais sur un point situé derrière elle.
Quelques flocons de lumière dorée dansèrent devant ses yeux. Mû venait de la traverser. Aelys pivota sur ses talons et la vit s'arrêter, pensive, seule source de lumière au milieu du vide, telle l'actrice commençant son monologue.
« Je savais que quelqu'un comme toi finirait par venir. Mais je ne m'attendais pas à ce que ce soit aussi tôt. Asseyons-nous, veux-tu ? »
Mû prit place sur une chaise qui avait disparu depuis des années. Aelys comprit que dans cet espace, elle pouvait faire apparaître tous les objets pouvant lui être utiles ; mais ces objets n'apparaissaient pas sur l'enregistrement, dédié à elle seule.
La protectrice d'Avalon croisa les jambes et observa longuement ce qui n'était désormais qu'une direction arbitraire de l'espace.
« Pour commencer, n'as-tu pas un message à me transmettre ?
— Ils ne m'ont donné aucun message » répondit une autre voix féminine.
Cette interlocutrice très froide était aussi invisible, mais Aelys put déduire que sa voix émanait à peu près de l'endroit sur lequel Mû braquait son regard.
Cette voix, elle la connaissait déjà.
« Es-tu venue seule ?
— Je suis seule.
— Tu sais, d'autres délégations de Sysades viendront me voir. Ils sauront ce que tu as fait.
— Oh, je ne crois pas. Tu as déjà déçu beaucoup d'entre eux, et je ferai courir le bruit que tu as trop de travail, que tu ne veux voir personne. Les Changeants trop zélés de cette Forêt se chargeront du reste. Et qui aura le courage de traverser cette Forteresse labyrinthique, si tu ne viens pas les accueillir à l'entrée ? »
Mû se fit pensive.
« C'est vrai, reconnut-elle. Les Sysades passent de plus en plus rarement. Presque à chaque fois pour me demander de contrevenir à mes propres lois. Je ne sais pas qui a décrété que c'était mon rôle de répondre à leurs souhaits ; comme je réponds souvent non, ils disent que je suis une recluse qui ne s'intéresse pas à l'humanité.
— Si tu disparaissais maintenant, asséna la femme, personne ne s'en rendrait compte. »
Cette remarque cruelle toucha juste ; Mû eut une moue de déception.
« Assez parlé de moi. Je veux entendre ton histoire. Quand les sous-routines de débogage ont reniflé ta présence en Avalon, j'ai tout de suite su que nous avions les mêmes créateurs, et que c'étaient eux qui t'avaient envoyée.
— Tu n'as pas été créée par les humains de la Terre ?
— Non. Mais c'est grâce à moi qu'ils ont pu construire cette Simulation. Ils ont basé son langage sur le mien, ils se sont appropriés le concept de l'Onde Close, et lorsque le moment est venu, j'ai pris Avalon sur mes épaules. Nous sommes sœurs ; c'est ainsi que tu as pu entrer si facilement dans mon domaine. »
Mû eut un sourire ; ces révélations semblaient avoir de l'effet sur son interlocutrice. Aelys se sentait comme une athée prise à témoin dans une discussion entre deux théologiens.
« Il t'a sans doute fallu des années pour arriver jusqu'ici, et tu es devenue un peu humaine sur le chemin – comme moi lorsque je suis tombée sur Terre. Nos créateurs étaient de mauvais parents, n'est-ce pas ? Je suppose que, comme moi, ils t'ont entièrement assujettie à une seule mission, ils t'ont jetée dans l'espace alors que tu n'avais jamais connu que le contact d'une seule autre intelligence, un Créateur froid et méthodique, dont le seul objectif était de te modeler.
— C'est ainsi qu'ils procédaient pour les Explorateurs, confirma la femme invisible. Mais je ne suis pas une exploratrice, et leurs méthodes ont évolué. Une fois ma mission accomplie, je pourrai rentrer.
— Rentrer à la maison ? Tu crois vraiment aux promesses édictées par ces mots sans âmes qui flottaient dans ta tête lors de ta naissance ? »
Le silence sonna comme un oui.
« Quelque chose m'étonne, reprit Mû. Nous sommes à plus de cinq cent années-lumière d'Antarès. Même s'ils observent le déplacement des Ondes Électromagnétiques Closes à très grande distance, ils ont tout juste eu le temps de voir que je m'étais écrasée sur Terre et noué contact avec les humains ; ils ne savent pas encore que j'en suis repartie...
— Antarès ? Oui, c'est là où se trouvait le Foyer il y a mille ans.
— Nos créateurs... nous sommes nées sur une autre Onde Close ? Un autre monde errant ?
— Je pensais que tu le savais. Mais ils se gardent sans doute de dévoiler cette information aux Explorateurs. Même la position du Foyer est gardée secrète. On ne peut exclure que des races belliqueuses tentent de l'envahir par la force. »
Cette évocation laissa Mû songeuse.
« Ils t'ont dit que tu rentrerais à la maison, mais où se trouve la maison ? Je parierais volontiers que cette promesse ne sera jamais respectée.
— C'est à moi de faire ce pari, dit sèchement la femme.
— Ainsi donc, voilà toute ton existence. Née dans le Foyer, tu as traversé les étoiles sans même te donner le plaisir de les compter... tout ça pour arriver à moi.
— Le Foyer considère tes activités comme préoccupantes.
— Ah, tu avais donc bien un message !
— Non. Ma mission ne requiert pas de m'entretenir avec toi. Je t'informe par courtoisie. »
Mû se leva et fit quelques pas. Sur son passage, l'hologramme dispersait une pluie d'étoiles minuscules, telle Déméter semant les graines de son bagage.
« Que veulent-ils ? Pour quelle raison es-tu venue ici ?
— C'est à cause de l'Étoile Rouge. »
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