6. Le jardin
Je me rends compte que je n'avais pas pris le temps de décrire un peu mes collègues.
Quand je serai devenu vieux – si du moins je survis à ce maudit hiver – je m'en voudrais de ne pouvoir complémenter mes souvenirs déclinants avec quelques dessins pris sur le vif. En voici un pour commencer : Eldritch.
Nous avons à peu près le même âge, mais je n'ai pas réussi à savoir où il est né. Je sais qu'il a fait le trajet depuis le Nord. Certains d'entre nous sont de familles pauvres, d'autres des fils de bourgeois comme moi, et par conséquent, nous parlons rarement de nos origines.
Eldritch est brillant en tout, au sabre comme à la comptabilité. Chaque fois qu'il rencontre un obstacle, que ce soit un nouvel adversaire sur les pistes, ou une erreur de registre, il est capable de travailler des nuits entières pour résoudre ce seul problème. C'en est presque effrayant. Mais il est efficace ; on peut lui faire confiance. Notre supérieur lui délègue tout ; c'est lui qui fait tourner la boutique. D'ailleurs, je pense que d'ici un mois ou deux, nous n'aurons plus de supérieur. Il prépare tranquillement son départ.
Clodomir d'Embert, Journal
Le soleil s'était déjà couché lorsque Clodomir vit les trois Paladins qui examinaient la grille, tout au bout de l'allée. Il souffla sur la chandelle pour l'éteindre, qui se mit aussitôt à dégager un filet de fumée mélancolique, et avec un soupir, quitta la chaise sur laquelle il s'était installé.
Il décrocha la carabine au-dessus de l'âtre et passa sa sangle de cuir autour de son épaule. L'arme était aussi vieille que son engagement chez les Paladins à Kitonia. Il ne l'avait jamais rendue, de même que le sabre qui rejoignit sa ceinture. L'humidité avait abîmé le fourreau de cuir, mais Clodomir s'était toujours assuré de l'état de la lame et de son tranchant. Elle avait servi pour les leçons d'escrime d'Aelys.
Les armes à feu avaient gagné en puissance dans le dernier siècle. Le sabre autrefois essentiel, lorsque le pistolet avait craché son unique coup, se voyait remisé au profit du revolver. Seuls quelques Paladins y éprouvaient une forme d'attachement nostalgique.
Le docteur avait décidé d'accueillir ses visiteurs à l'extérieur. Il préférait que tout ceci se joue sans témoins directs ; ni Fulbert, ni la reine Malvina d'Istrecht, ni la photo d'Irina dans son cadre. Aussi descendit-il les escaliers sans hâte. Ayant oublié ses clés, il laissa la porte d'entrée entrouverte et rejoignit le petit jardin lové à gauche du manoir, dans l'angle du mur d'enceinte.
Si le reste du domaine paraissait à l'abandon, il suffisait de franchir une haie de houx pour entrer dans un autre monde, une roseraie d'une beauté époustouflante, dont les fleurs nacrées rivalisaient avec les couleurs de la Lune. Ernest, Aelys et lui-même avaient toujours redoublé d'efforts pour entretenir ce petit havre de paix. C'était ici, sur un petit banc de pierre à l'ombre des pergolas, qu'Aelys lisait les jours de beau temps. Vue de loin, le visage à demi caché sous un chapeau de paille, elle ressemblait à une perle dans son écrin.
Le docteur s'assit et attendit, seul avec la Lune.
Cent vingt ans plus tôt, les peuples d'Avalon avaient accepté sans sourciller le bouleversement des astres. Ils avaient vu le Grand Dragon de Cristal, Mû, protecteur d'Avalon, s'élever dans son ciel pour vaincre le Soleil. Une créature de l'Ancien Monde, le précédent monde des hommes, avait infecté cette lumière et projetait de les anéantir. Les dents du Dragon l'avaient transpercé comme une outre, et son cadavre était devenu ce reflet oblong, semblable à un pétale flottant sur un étang noir. Enfin, Mû avait craché son feu céleste pour former le nouveau soleil d'Avalon. Un soleil vigoureux qui veillait sur le monde comme un jeune parent perfectionniste.
Puis il y avait eu le Pacte... et son échec.
Cette Lune entendait rappeler à l'homme ce jour prodigieux qui avait vu le monde secoué sur ses fondations, et repris en main par Mû lui-même, l'être surnaturel qui en avait la garde. Mais le miracle n'avait duré qu'un jour. Une fois le Dragon de Cristal disparu, les humains avaient cligné des yeux et repris leurs occupations.
Clodomir entendit des bruits de pas qui se rapprochaient. Il rechargea sa carabine et la pointa vers l'ouverture dans la haie, à peine assez grande pour laisser passer une seule personne. Il se sentait étrangement déterminé. Son doigt, posé sur la détente, ne tremblait pas.
« Pas de geste brusque, ordonna-t-il.
— Nous t'avons cherché partout, Clodomir » murmura Eldritch sur un ton de reproche.
Le Haut Paladin ne fit même pas mine de lever les bras, comme s'il n'avait pas vu le canon braqué sur sa tête. Il passa les houx et promena un bref regard sur les magnifiques rosiers. Un croissant de Lune se reflétait sur les œillères rondes de son casque à bec de corbeau.
Autrefois, les Paladins n'avaient pas d'uniforme, et on ne les reconnaissait qu'à leur sabre et qu'aux écailles de Mû qu'ils portaient en guise d'amulettes. Mais à mesure que l'ordre grandissait, que son influence se faisait plus forte, il avait fallu trouver une forme d'homogénéité. Déjà de son temps, Clodomir trouvait la cape grise extrêmement déprimante. Mais ces casques n'inspiraient plus que la crainte ; ils étaient le symptôme d'une confiance perdue.
« C'est un très joli jardin, fit remarquer Eldritch. Vous devez vous donner beaucoup de mal.
— C'est ici qu'elle est enterrée. »
Le Haut Paladin hocha tristement la tête.
« Oui, notre pauvre Irina, bien sûr... mais allons, Clodomir, à force de me tenir en joue, tu vas attraper une crampe. Sois sérieux, repose cette carabine. Est-ce que tu sais encore t'en servir ? »
Ce ton légèrement obséquieux, sur lequel Eldritch s'adressait à son ancien confrère comme un enfant, avait toujours sonné à ses oreilles comme un violon désaccordé. Clodomir appuya sur la détente et une branche de houx éclata à vingt centimètres de la tête du Haut Paladin.
« Je t'interdis de prononcer son nom. »
Les deux Paladins dans son ombre avaient sursauté ; seul Eldritch paraissait encore calme.
« Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai à voir dans sa mort ? Vous étiez déjà partis de Kitonia depuis dix ans lorsque c'est arrivé. Tu m'en veux de ne pas vous avoir envoyé des fleurs ?
— La maladie d'Irina n'était pas naturelle. »
Eldritch croisa les bras avec un ricanement féroce.
« Malgré tes études payées par le Paladinat, et après trente ans plongé dans tes grimoires, c'est tout ce que tu peux dire ? J'ai de l'admiration pour ce que tu as fait, Clodomir ; il fallait du cran pour raccrocher ta cape. Même si nous avons choisi des voies différentes, je t'ai toujours respecté en tant que Paladin. Mais les avancées de tes recherches me déçoivent.
— Je sais qu'il y a eu une épidémie de Peste à Istrecht, il y a deux ans. Je sais que les adversaires d'Auguste, pendant qu'il formait l'Empire, mouraient étouffés dans leur sommeil par une étrange bile noire. J'étais à Kitonia, je te rappelle. Je sais que c'est vous – vous êtes les porteurs de la Peste, et c'est l'arme avec laquelle Auguste contrôlera le monde.
— Auguste contrôle déjà le monde, rétorqua Eldritch. Il a suffi de faire main basse sur l'essence cristalline. Les pays qui se disent « indépendants » ou « neutres » seraient prêts à lui sacrifier dix mille vierges pour quelques gouttes de son trésor. Les Paladins ne font pas que s'y promener sans être inquiétés ; ils en sont les maîtres, même s'il est dans l'intérêt de tout le monde de prétendre le contraire. »
Clodomir commençait à ressentir le poids de l'arme sur son épaule. Il aurait dû tirer tout de suite ; à cinq mètres de distance, la balle enfoncerait la fine tôle du masque comme du carton. Mais ce n'était pas seulement Eldritch qui se trouvait devant lui, c'était la mort, c'était une infinité de cauchemars qui n'avaient cessé de le hanter, car il savait que ce jour viendrait, et qu'il n'avait jamais été prêt.
« Oui, l'épidémie d'Istrecht était de notre fait. Mais c'était la première et la dernière fois que nous avions besoin de la Peste à cette échelle. Après avoir installé Auguste à la tête de Kitonia, pour le mettre sur le trône d'Istrecht, il fallait affaiblir la monarchie. La Peste a ruiné le roi au-delà de toutes nos espérances, à tel point que nous redoutions que la ville s'effondre entièrement – ce qui aurait été un gâchis regrettable.
— Tu es venu me tuer, ce soir, n'est-ce pas ? »
Eldritch parut réfléchir posément à la meilleure manière de répondre, et se décida à la franchise :
« Oui. Ce sont les ordres d'Auguste. Je précise que cela n'a rien à voir avec ton départ des Paladins... ni notre ancienne rivalité au sujet d'Irina... je ne suis pas responsable de sa mort, d'ailleurs, quoi que tu aies choisi d'en penser. Je crains qu'il ne s'agisse que d'un banal accident. Elle a renoncé à notre pouvoir, mais quand on a touché la flamme, mon cher Clodomir, la brûlure finit toujours par revenir.
— Est-ce pour cette raison que tu portes cet affreux masque ?
— Tu es perspicace. »
Clodomir posa sa carabine contre le banc. À cause des reflets, il n'arrivait même pas à lire le regard qui se cachait derrière ces deux disques de verre blanc.
« Auguste t'a ordonné de détruire les Lignées, comprit-il.
— Le temps de Mû est révolu, confirma Eldritch. Les Administrateurs Système sont les vestiges d'un Pacte nul et non avenu, qui ne nous a rien apporté. Nous avons attendu trop longtemps les merveilles promises, nous avons attendu trop longtemps que le Voyage emmène Avalon sur d'autres rives. Mû ne nous écoute plus. Mû nous a abandonnés. Et pour finir, nous n'avons plus besoin des Sysades ; c'est par l'essence cristalline que le monde exploite aujourd'hui le pouvoir des cristaux.
— Oui, oui, j'ai bien compris. »
Le docteur dégaina son sabre et décrocha le fourreau pour se donner un peu plus de liberté. Toute une panoplie de gestes appris à Kitonia lui revenait en mémoire ; même son corps semblait avoir oublié ces trente années qui le séparaient de ces duels endiablés avec Irina, avec Eldritch, sur les pistes d'escrime de la cité australe.
« Je souhaite défendre ma vie, annonça-t-il.
— Dis plutôt que tu veux me passer ce sabre au travers du corps.
— Tu ne peux pas refuser. »
Eldritch leva le nez vers le ciel ; un nuage passait en travers de la lune, et peut-être avait-il espéré que les étoiles regardant ailleurs, faute de témoins, il pouvait procéder à une exécution rapide.
« Soit, lâcha-t-il. J'accepte ton défi. Mais même si tu triomphes, tu ne sortiras pas de ce domaine vivant.
— Je sais, dit Clodomir, qui s'était déjà placé en garde.
— Tu désires quelque chose, n'est-ce pas ?
— Tu sais que j'ai eu une fille avec Irina. Elle n'a rien à voir avec tout ceci, je t'en donne ma parole. Elle n'a jamais su que j'étais Sysade ; je ne lui ai pas transmis mon pouvoir. Si je gagne, je veux que tu t'engages à la laisser tranquille. »
Le docteur d'Embert pointa son sabre en direction des deux séides silencieux.
« Quant à vous, je vous prends à témoin ! Un Paladin ne peut renier la parole donnée.
— C'est donc ainsi que tu veux mourir ? » s'étonna Eldritch.
Il hocha la tête. Oui, c'était tout ce qu'il pouvait faire. Protéger Aelys, après avoir échoué à sauver Irina.
« Eh bien, soit, je te fais cette promesse, et qu'ils en soient témoins. Mais entre nous, Clodomir, ta fille n'est qu'un prétexte. Tu attendais mon retour depuis des décennies ; c'est en me maudissant que tu affûtais cette lame. Voyons si tu n'as pas perdu la main... »
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