59. La Forêt Changeante
Tu es à la fois un Sysade et un Paladin, m'a dit Cheshire. Tu es le mieux placé pour aller voir Mû.
Mais Cheshire, même si je parvenais à traverser cette Forêt dans laquelle sévissent tes semblables, même si les portes de la Forteresse s'ouvraient pour moi, que pourrais-je bien lui dire ? Il est trop tard ! Les années ont passé. J'ai vu mourir Irina et grandir Aelys ; je suis maintenant vieux, fatigué, vaincu par la vie. Si Mû était d'humeur de réaffirmer son Pacte, même si c'est ce que je souhaite, je n'aurais pas la force de le porter. Oui, voilà pourquoi je n'irai pas la voir.
Oh, je me rends bien compte de ce que je suis devenu, au fil du temps. Un vieillard reclus dans sa maison, occupé à des recherches auxquelles le reste du monde ne comprendrait rien. Et peut-être que Mû est dans la même situation que moi.
Clodomir d'Embert, Journal
Accroché à ses cristaux, Lor traversa la Forêt par bonds de cent mètres au-dessus des arbres. Les Changeants le suivirent sur tout le trajet en meutes de grands loups noirs, qui se dispersaient sous les branches inextricables. Il émergeait parfois de la canopée de grandes créatures dérangées par son passage, aux ailes de flamant rose et aux yeux insectoïdes.
Il avait cru que les Changeants invoqueraient une tempête pour l'obliger à se mettre à l'abri des arbres, mais peut-être n'avaient-ils pas ce pouvoir. Les nuages s'étaient dispersés et le ciel était magnifique ; au sommet de ses bonds paraboliques, Lor s'arrêtait une seconde de plus, étendait les bras et se délectait de la lumière des étoiles. Ces dernières lui manquaient beaucoup.
Plus que jamais, Lor voulait s'enfuir d'Avalon, et sa seule chance était d'atteindre Mû.
Toutes ces années durant, tandis qu'il préparait ce voyage, qu'il étudiait le terrain, Lor avait conversé avec bon nombre d'aventuriers intrépides à ballons et dirigeables, qui avaient tenté de tricher au jeu des Changeants, de passer au-dessus du labyrinthe mouvant de la Forêt. Ceux qui avaient pu rentrer de leur périple, souvent à pied, s'accordaient sur un point : même s'ils pensaient avoir atteint les objectifs marqués sur leurs cartes, ils n'avaient jamais entraperçu les prétendues tours marmoréennes de la Forteresse. Même pas le moindre éclat d'onyx.
Lor, lui, savait où chercher. Il avait lu le journal du Paladin Egbert, un homme mort quelques décennies plus tôt, qui racontait une traversée de la Forêt en compagnie du Haut Paladin Anastase de Hermegen – aux premiers temps du Pacte, lorsque les Changeants se montraient plus conciliants avec leurs voisins humains.
De grandes falaises s'ouvrirent bientôt dans la Forêt, au pied desquelles grondait l'océan d'Avalon. Lor parcourut cette frontière du regard, reconnut quelques sommets escarpés qu'il avait déjà aperçu d'en bas, et décida qu'il était au bon endroit. Il se laissa tomber du ciel tel un météore, ne freinant que sur les derniers mètres. Ses pieds rencontrèrent l'herbe sauvage d'une toute petite clairière ouverte sur la mer agitée.
Ses deux Écailles reprirent leur forme de lames épurées, semblables à la Foudre de Wotan, qui flottaient à côté de lui tels de zélés disciples.
« Toi aussi, tu es altéré. »
Il se retourna vers ces yeux jaunes qui l'étudiaient depuis les arbres, aussi nombreux que les étoiles. La Changeante qui avait parlé écarta un buisson de sorbier, révélant un visage tout à fait semblable à la sirène qu'il avait pulvérisée une heure plus tôt.
« Ce n'est que maintenant que vous le remarquez ?
— C'est que ton altération est différente, elle ne concerne pas tes fonctions, mais tes données. C'est pour cela que tu peux te servir du pouvoir de Sysade.
— Eh bien, tant mieux pour moi, je suppose. »
Il claqua des doigts et la Changeante recula avec surprise, mêlant sa silhouette indistincte aux ombres du sous-bois. Mais ce n'était que pour rappeler ses armes dans ses mains. Lor les frappa l'une contre l'autre, obtenant quelques étincelles, jusqu'à ce que le cristal s'illumine.
Des Changeants, tenus à distance par la lumière, seuls demeuraient ces billes jaunes qui semblaient flotter sous les branches.
Il fusionna ses lames en une seule torche incandescente, qu'il leva devant lui pour révéler la Forteresse. Ou du moins, sa porte d'entrée, un monolithe de dix mètres de large qui rentrait à peine dans le champ de la lumière. Sa surface d'un blanc éclatant était recouverte de symboles.
Lor n'était pas un expert dans la langue des Précurseurs, mais il avait quelques notions. Certain de toucher au but, il parcourut ces inscriptions d'un doigt tremblant. Il connaissait cette question ; il l'avait déjà lue, mais il voulait vérifier une dernière fois.
Quel est ton nom ?
Une grande forme triangulaire était tracée sur ce mur uni ; la porte à proprement parler. En son centre, au milieu d'une sarabande de petits personnages en bâton, trônait un petit losange – le symbole des Sysades, et par extension, de Mû et d'Avalon.
« Je suis Lor, le Menteur. Mais ce n'est pas ce que tu veux entendre. »
Il s'octroya quelques secondes de réflexion, s'éclaircit la voix tel l'acteur appelé pour l'audition décisive.
« MODL-P-41A6-FAC7-3B14-9202. On dirait presque un homme comme les autres. »
Il prit une grande inspiration. Il y était, enfin. Sa toute première mission, et sa dernière. Une fois passée cette épreuve, il serait enfin libre !
Il posa sa main sur le losange, craignant, plus que tout, qu'il ne se passe rien.
Ce dernier se couvrit d'une lueur azurée similaire aux cristaux. Une vague d'agitation secoua les Changeants pressés derrière lui. Lor se tourna vers eux avec morgue, tandis que la porte triangulaire se soulevait derrière lui, pour la première fois depuis soixante-dix ans.
« Si vous saviez ce que je m'apprête à faire... vous auriez mis un peu plus d'entrain à m'arrêter. »
Il recula de quelques pas à l'intérieur d'un couloir à la même forme de triangle, qui poursuivait la porte en droite ligne – à ceci près qu'il entrait dans un nouvel espace, à mi-chemin entre Avalon et les étoiles.
« De quoi parles-tu, Lor le Menteur ? »
Il crut que cette voix moqueuse n'était qu'une illusion conjurée par les Changeants, mais Maïa sauta d'une branche pour couper court à cette théorie. Aelys la suivait, armée de sa dague ; elle entra jusque dans le champ de la lueur cristalline.
Il ignorait comment elles avaient pu arriver ici aussi vite et s'en moquait. Tout au long de son voyage, Aelys et Maïa n'avaient été qu'une distraction. Ce soir, un obstacle. Son regard alla de l'une à l'autre en les étudiant comme telles. Dans la Forteresse, une douce lumière blanche exsudait de chaque dalle et de chaque pierre, et il doutait que Maïa pût s'y matérialiser. Quant à Aelys, elle n'était toujours qu'une gamine avec une arme.
« Que veux-tu faire ? Que vas-tu demander à Mû ?
— Votre naïveté est rafraîchissante. Vous savez depuis le début que je suis un assassin. Je vous ai dit que j'avais une mission. La voici : je dois tuer Mû. Voici donc la requête que je vais lui faire : meurs. Et ce sera une demande... appuyée. »
Si Aelys ouvrit la bouche comme si elle essayait d'attraper des mouches, Maïa ne se montra guère impressionnée – comme à son habitude.
« Tout ce que tu obtiendras, ce sera une révocation de ton statut de Sysade. Tu ne peux rien, absolument rien contre la Super-Administratrice.
— Oh, ne t'inquiète pas pour moi. »
Lassé d'attendre que la porte se ferme et les sépare, il s'élança dans le couloir. C'était sa manière de leur laisser une chance.
Mais il les entendit prononcer leurs noms.
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