58. Le monde souterrain


Est-ce que c'est trahir Mû que de renoncer à mon pouvoir ? Est-ce comme si je renonçais au Pacte ?

Cheshire soutient que non, mais je ne lui fais pas confiance. Il est le sommet des Nattväsen ; sa parole est rare, et tout ce qu'il dit ne vise qu'à pousser les uns et les autres sur les chemins qui servent ses intérêts.

Clodomir d'Embert, Journal


Durant quelques instants, Maïa la prit par la main pour la guider ; mais au bout du couloir, ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité.

« Bienvenue, Aelys, de l'autre côté du miroir. »

Sous le monde d'Avalon, Mû avait creusé d'immenses cavernes, et rempli celles-ci d'une forêt si dense qu'elle en masquait toute notion de distance et d'horizon. Les plus grands arbres avaient des troncs si larges et réguliers qu'elle les confondit d'abord avec les piliers soutenant le plafond ; ils avaient la même couleur violette tirant sur le bleu. Leurs branches s'enfuyaient dans toutes les directions, à l'horizontale aussi bien qu'en diagonale, formant des ponts naturels entre les différents niveaux de leur canopée.

Elles étaient arrivées par une branche creuse, dont l'écorce ressemblait à de la pierre. Le sol de la forêt se trouvait au moins à cinquante mètres sous leurs pieds, si loin qu'on ne le devinait qu'à peine ; il tremblait sous les pas d'une horde de pachydermes à la peau noire.

Maïa lui montra les chemins qui serpentaient entre les arbres, balisés par des lianes translucides et des champignons luminescents. D'étranges fleurs ressemblant à des visages figés étaient suspendues sur les arbres ; leurs lourdes feuilles ressemblaient à des toiles cirées un peu usées, tendues sur des fils de fer.

« Ce n'est pas aussi grand que ça en a l'air, l'informa Maïa. La forêt souterraine est beaucoup plus petite qu'Avalon, il suffit d'une ou deux semaines pour marcher d'un bout à l'autre. »

Aelys suivit du regard un immense papillon doré qui avait surgi entre les branches nouées de leur pont. Après quelques acrobaties, il vint se poser au bout d'une tige vermoulue qui pendait au-dessus du vide, à quelque distance. Le bras d'un Creux endormi.

« Ne crains rien, souffla Maïa. Rien ici n'est aussi dangereux que le Bandersnatch. Évitons simplement de faire du bruit.

— Est-ce que je suis la première humaine à descendre ici ?

— Oh, sans doute. Mais ce n'est pas un si grand accomplissement, cette forêt n'a existé que depuis un siècle. »

Elles commencèrent leur marche sur les ponts végétaux. Aelys perdit bientôt tous ses repères ; elle se contentait de suivre Maïa sur cette route chaotique qui serpentait entre les arbres tout près du plafond rocheux, dont pendaient les toiles brodées de filaments mycéliens.

Une procession de chenilles couvertes d'épines jaunes essayait de rejoindre un trou dans le plafond, mais elles étaient gobées une par une par un oiseau au plumage entièrement noir, à l'exception d'une collerette argentée.

« Un Borogove, dit Maïa. Ils sont capables de parler, mais ils ont une certaine tendance à chanter faux. Mieux vaut que celui-ci ne nous remarque pas. »

Il était donc inévitable que le Borogove lève ses trois yeux de son repas facile et tende le cou vers elles d'un air ahuri.

« Il 'tait brilleure et les tôves bricieux,

Gyraient et gimblaient dans le wabe,

Miseux vaquaient les Borogoves... »

L'oiseau battit des ailes ; il tourna autour de leurs têtes comme un vautour en s'époumonant avec entrain. Quelques noctureuils levèrent la tête tels de bonnes gens réveillés par un groupe d'amis sortant du bar d'en face. Sa prononciation approximative et son vocabulaire fleuri rendaient d'autant plus difficile l'interprétation de son poème, mais il fallait reconnaître qu'il y mettait tout son cœur, et toute sa voix.

« Il finira par partir, dit Maïa.

— Prends garde, mon fils, au Jabberwock !

Ses dents qui mordoient, ses griffes attrapoient !

Prends garde à l'oiseau Jubjub, et détourne-toi

Du frumieux Bandersnatch !

— Ah, j'ai compris de quoi il parle. Qui est le Jabberwock ?

— Le nom qu'ils ont donné au Dragon de Cristal. »

Le Borogove se posa sur la rambarde du pont, faite de branches nouées aussi solidement que des mailles d'acier qui semblaient avoir naturellement poussé dans cette forme.

« Le frumieux Bandersatch !, cria-t-il à tue-tête, manifestement désespéré que personne ne le prenne au sérieux.

— On en vient, répondit Maïa. Allez, du balai. »

Le volatile s'éloigna d'un coup d'aile, mais continua de les haranguer au-dessus du vide, avec la motivation d'un naufragé hélant un navire qui vient à sa rescousse.

« Ses dents qui mordoient ! Le frumieux Bander... »

Sa dernière phrase fut complétée d'un claquement qu'on pouvait très bien interpréter comme un « snatch ». Un énorme lézard aveugle, accroché à la verticale sur le tronc d'arbre, venait de le gober.


***


Depuis toujours, le malheur de Rufus, c'était de ne pas être remarqué.

Il s'en était bien rendu compte à Kitonia, au cœur de l'hiver. Alors que tout un jeu de séduction se mettait en place autour d'Irina, auquel la seule femme du groupe n'opposait qu'une relative indifférence, Rufus s'était senti exclu de cette bataille secrète. Il n'avait pu la contempler que de loin, avec une fascination morbide.

Eldritch et Clodomir s'étaient vite imposés comme les protagonistes, et c'était un déchirement que de voir ces deux coqs s'affronter sur les pistes de la salle d'escrime, rivalisant de prouesses pour impressionner ces beaux yeux verts ; de les entendre parler lors des réunions, l'un dressant ses inventaires, l'autre ses listes de patients. Rufus, lui, ne parlait jamais ; il n'avait rien à dire. Il n'était bon à rien, sinon à monter la garde chaque nuit dans la ville, tandis que le vent glacé essayait de mordre dans le cuir épais qui lui tenait lieu de peau.

Certes, il n'avait jamais adressé la parole à Irina. Si par mégarde, ils se retrouvaient tous les deux dans la même patrouille, il se murait dans le silence. Il attendait, ingénument, qu'elle prenne acte de sa présence, qu'elle s'extirpe du cercle de ses courtisans et qu'elle fasse le premier pas vers lui. S'imaginait-il des choses ? Non, à chaque fois qu'il avait croisé son regard, il avait vu des sentiments aussi tempétueux que les siens, qui peuplaient ses songes de pensées coupables, et qui l'empêchaient de dormir par ces froides nuits d'hiver. À moins qu'il ne s'agisse de son propre reflet ?

Lorsqu'Auguste avait commencé à leur parler de sa vision, un cercle plus restreint s'était formé autour de lui. Si Clodomir, trop terre-à-terre et pas assez ambitieux, en avait été exclu, Rufus avait vu Irina et Eldritch se joindre à ses réunions nocturnes. Et comme il s'imaginait déjà leur mariage secret sous les auspices d'Auguste, il avait suivi.

Mais Irina avait choisi la facilité. Un matin, au sortir de l'hiver, elle et Clodomir avaient annoncé à la garnison qu'ils quittaient le Paladinat. Personne n'était dupe. Rufus s'était joint aux applaudissements formels demandés par Auguste, mais il avait senti son sang bouillir. Irina n'avait jamais su quelle rage était la sienne lorsque son équipage avait quitté la cité australe en direction d'Istrecht. Combien il l'avait maudite, pour l'avoir séduit et aussitôt abandonné.

« Kels, messire. Nous pouvons nous y arrêter pour la nuit. »

À peine descendu du train, le Haut Paladin n'accorda qu'un regard vague à cette bourgade pauvre aux rues crasseuses ; ses pensées étaient ailleurs.

Après toutes ces années, il avait conclu qu'Irina était la source de tous leurs malheurs ; qu'Eldritch et Clodomir lui-même étaient ses compagnons d'infortune, pris dans le jeu cruel de cette femme. Mais plus ce soir. Il était la seule victime ; Eldritch et Clodomir, des complices dans ce jeu malsain, tous aussi retors qu'elle, qui faisait le tri parmi ses soupirants.

Du reste, il n'avait jamais supporté Eldritch, ses discours ampoulés, son intelligence organisationnelle, sa maîtrise du sabre, toutes qualités dont il n'avait pas peur de faire l'étalage, et pour lesquelles il récoltait autant d'admiration. Tandis que Rufus, même Haut Paladin, n'était jamais bon qu'à marcher dans son ombre, faire les basses besognes de l'Empire, secouer les duchés et royaumes de ses mains puissantes jusqu'à ce qu'ils se décident à passer des traités d'allégeance.

« Messire ? »

Rufus se tourna vers le Paladin qui l'accompagnait. Dans cette nuit sans Lune, Kels avait la même allure pathétique qu'Istrecht au premier soir de son épidémie de Peste, quand le Haut Paladin avait parcouru ses rues désertes en entendant les malades tousser derrière leurs fenêtres.

Lorsqu'Auguste avait donné l'ordre de lâcher la contamination sur cette ville, tuant entre cinquante et soixante mille personnes, même Eldritch avait flanché ; c'était Rufus, le Discret, le solitaire, qui avait traversé Istrecht sur son cheval, traversé le pont sur le Grand Ravin quand, au-dessous de lui, les pauvres hères tombaient comme des mouches. Et c'était sa seule fierté.

« Qui a parlé de s'arrêter ? Avec ce rail cassé, nous avons déjà pris trop de retard. Nous ne pouvons pas les laisser atteindre la Forteresse.

— Mais, messire, les Changeants...

— Je me moque des Changeants. Suivez-moi si vous avez du courage. »

Depuis des années que les Paladins et les Sysades ne travaillaient plus de concert, ils n'avaient jamais pu atteindre Mû : la dernière expédition du Second Empire s'était heurtée au mur de la Forteresse. Rufus ne pouvait pas admettre que quelqu'un d'autre pût réussir, là où ils avaient échoué. De même qu'il n'avait pas accepté que quelqu'un d'autre obtienne Irina.

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