57. Le Bandersnatch
J'ai exposé mon plan à Ernest.
Sa réponse : « tu peux renoncer à être Sysade, si tu veux, c'est ton droit, et si tu veux me donner ce pouvoir, je l'accepte. Mais est-ce que tu as pensé à elle ? Tu vas priver ta fille de son héritage. »
Je lui ai dit que je lui expliquerai. « Maintenant ? » Non, pas maintenant. Elle est beaucoup trop jeune. Certes, il lui faudra commencer le plus tôt possible l'apprentissage des commandes ; je n'ai aucune garantie que cela fonctionne aussi bien sur elle que sur moi, qui sais exactement quel est l'objectif de ces phrases.
Mais j'attendrai pour lui dire. J'attendrai qu'elle soit assez grande pour comprendre quelle monstruosité est la Peste noire d'Auguste, et mon refus qu'elle connaisse les mêmes souffrances qu'Irina, si d'aventure il plaisait à ces Paladins maudits de disperser leurs miasmes sur la moitié d'Avalon...
Clodomir d'Embert, Journal
Aelys n'avait jamais couru aussi vite de sa vie.
Même lorsque Hermance la poursuivait dans la forêt boréale d'Avalon. Même lorsqu'elle s'était enfuie du monastère wotaniste de Stokkel, puis du train sous les tirs de la mitrailleuse.
C'était une chance que les arbres à l'entrée de la Forêt soient assez espacés, au contraire de ses profondeurs inextricables, car ils défilaient sur ses côtés par dizaines, à moitié pris dans l'ombre, à moitié dans le flou de la vitesse.
Un loup hurla dans la nuit. Ce n'était pas un vrai loup. Était-ce le pas de leur meute qui se rapprochait d'elle à vive allure, ou était-ce le sang qui battait à ses tempes ? Ses oreilles résonnaient de battements erratiques et dissonants ; on aurait dit une symphonie sortie de son tempo, le temps d'un affrontement de rue entre les bois et les cuivres, face à un chef d'orchestre agitant les bras avec désespoir.
« Par ici » lança Maïa.
Ou du moins espérait-elle que c'était bien Maïa. Car une fois entrée dans la Forêt, aucune chose rôdant dans ses entrailles labyrinthiques ne pouvait être prise comme argent comptant.
Ses bottines glissèrent sur la terre sèche et elle se laissa tomber dans un trou à peine plus large qu'un terrier de lapin – une racine fouetta son visage au sang, ce qui deviendrait plus tard une cicatrice, aussi difficile à expliquer qu'un vieux tatouage.
Elle sentit les Changeants se masser autour de cette entrée ; leurs regards amers suivirent sa descente de quelques mètres, au cours de laquelle ses vêtements accumulèrent plus de terre qu'en deux mois de voyage, ainsi qu'un bon nombre de fourmis et de cloportes.
À peine atterrie sur le dallage de cette nouvelle caverne, elle sacrifia une partie de son eau pour se débarrasser de la poussière qui s'était prise sur son visage, ses narines et jusque dans sa gorge. Elle toussota encore un peu avant de se relever.
« C'est la dernière fois que je fais ça, maugréa-t-elle en constatant que Maïa n'avait gardé aucune trace de sa propre chute, même pas le moindre grain de sable collé dans ses cheveux noirs. Pourquoi est-ce que les Changeants ne nous ont pas suivi ?
— Ils savent ce que nous allons faire. Ils n'ont aucune intention d'être au milieu, et ils ont bien raison. »
La voûte était haute, bien plus que les quatre ou cinq mètres du terrier de lapin. Cela confirma aussitôt à Aelys que, comme le lui avait dit Maïa, l'espace du monde souterrain était d'ampleur variable, plus vaste ou plus resserré selon les endroits. Le réseau de tunnels qui courait sous Avalon, le monde secret des Nattväsen, était d'envergure bien moindre que les routes et les lignes de chemin de fer de la surface ; en quelques dizaines de minutes, sans effort, elles auraient atteint la Forteresse de Mû.
À condition de passer le gardien.
Des piliers soutenaient les arches du plafond, placés de manière variable ; ils semblaient avoir été taillés, ou recouverts a posteriori, d'un cristal ressemblant à l'améthyste, qui émettait une très faible lumière.
Aelys dégaina sa dague. Maïa ramassa une vieille épée abandonnée, à la garde rouillée mais la lame intacte, encore prise dans le squelette d'une main crispée. Le reste du corps à qui avait appartenu cette main était étendu contre un pilier, bien plus loin. Le crâne tombé sur le côté avait la mâchoire ouverte, figée dans un dernier cri de terreur.
La tête difforme d'un noctureuil se glissa entre les côtes moussues, il regarda Aelys et Maïa avec admiration, et siffla entre ses dents :
« Snatch ! »
D'autres noctureuils apparurent dans des trous du sol ou des piliers, tremblants d'excitation.
« Snatch ! Snatch !
— Lys ! Lys ! corrigea l'un d'entre eux, à la surprise générale.
— Lys !
— Lys ! Lys ! A-é-Lys !
— Tu as des admirateurs, remarqua Maïa avec amusement.
— J'ai peur de les décevoir.
— Oh, quoi qu'il arrive, ils ne seront pas déçus. Ce soir, le Bandersnatch va nous montrer sa véritable forme. »
Elles avaient atteint le milieu de la salle, où les piliers de cristal étaient les plus écartés. Le tunnel menant aux profondeurs, percé à même le mur de la caverne, était tout proche ; il formait un coude immédiatement après son embouchure, pour fermer à leurs regards les mystères du monde souterrain.
« Avoue, dit Aelys. Tu m'as entraînée en prévision de ce jour. Tu savais que les Changeants ne nous laisseraient pas traverser la forêt.
— Peut-être bien... mais je pensais que nous serions trois, dont un Sysade. Le combat aurait été plus équitable.
— Tu m'as dit toi-même de ne jamais faire confiance à Lor. Nous n'avons jamais formé une équipe, juste une alliance temporaire. Si nous le retrouvons ce soir, il se retournera contre nous.
— Une chose à la fois. »
Le tunnel cracha des flots de brouillard violacé, qui vinrent former un véritable mur opaque.
Tu n'aurais jamais dû revenir ici.
Aelys ne serait jamais certaine que le Bandersnatch disposait de sa propre voix. C'était un son grave et diffus, semblable au gargouillement d'une source souterraine entendu au bout d'un tunnel ; on était en droit de douter de son existence.
Le brouillard se dissipa et le monstre s'avança vers elles. Il n'était pas aussi impressionnant que le craignait Aelys, haut de quatre ou cinq mètres tout au plus ; son corps avait la forme d'un gros rat, marchant sur des pattes épaisses mais courtes, avec une souplesse qui suggérait une certaine vivacité. Il n'avait pas vraiment de tête, ni de gueule, ni d'oreilles, ni d'yeux. On ne pouvait savoir où il écoutait et regardait ; dans toutes les directions, sans doute.
Toute sa peau rosâtre était couverte de piques d'os, de ses doigts aux griffes larges, où elles n'étaient que de minuscules épines de cactus, jusqu'au bout de sa queue où elles s'ouvraient en une véritable masse d'armes, qui raclait la pierre dans un crissement insupportable.
« Il est impossible de le tuer, dit Maïa. Si tu détruis cette forme, il se contentera de réapparaître. Notre seul objectif est d'atteindre le tunnel. »
Le Bandersnatch émit un grognement montagneux.
« Ses coups ne seront pas faciles à éviter. Mais tu perdrais encore plus de temps à essayer de riposter. Ne le fais que si c'est le seul moyen de te dégager. »
Le monstre, qui estimait sans doute leur avoir laissé assez de temps pour changer d'avis, frappa le premier. Aelys s'attendait à le voir bondir sur elles en ligne droite, mais au lieu de cela, il roula en diagonale. Ses aiguillons, semblables à mille pointes de lance plantées dans son corps, grincèrent contre le dallage inégal avec autant d'étincelles. Elle courut se mettre à l'abri derrière un pilier, constatant que Maïa partait dans la direction opposée.
Les pointes d'os se heurtèrent au cristal et certaines y restèrent plantées. Le Bandersnatch se remit en place et s'ébroua. Une de ses lames blanches se détacha de son corps et passa à quelques centimètres de son visage.
Aelys bondit hors de sa cachette en direction d'un autre pilier. Le monstre s'était tourné du côté de Maïa, et abattait ses pattes griffues en coups rageurs, dispersant des milliers d'aiguilles acérées.
Elle sentit un mouvement d'air, comme si quelqu'un prenait une immense respiration dans son dos, et par réflexe, changea de trajectoire et sauta sur le côté. La queue du Bandersnatch s'écrasa contre la pierre, là où elle s'était trouvée, laissant une pique en place comme la bannière d'une armée victorieuse. Elle fit plusieurs allers-retours, manquant de peu Aelys, qui craignait à tout instant de glisser sur les pierres plates. De petits cailloux sautaient tout autour d'elle et des cristaux tombaient du plafond, comme si un tremblement de terre secouait la caverne.
À l'autre bout de la salle, elle entrevit Maïa qui bondissait comme une sauterelle entre les pattes du Bandersnatch, et entendit des chocs métalliques suggérant qu'elle se servait de sa lame d'emprunt.
Aelys atteignit le pilier suivant au moment où la queue s'y heurtait ; d'énormes formations cristallines s'en détachèrent, et éclatèrent autour d'elle en une pluie de lumière violacée. Plusieurs noctureuils s'enfuirent de leurs trous en piaillant tels des insectes dérangés par le soleil.
Elle était proche. Si proche. Le Bandersnatch le remarqua sans doute, car il roula sur le dos pour se remettre face à elle. Il s'agrippa au pilier ; dans un déluge de débris, ses griffes s'enfoncèrent dans le cristal tendre. Son corps glissa de quelques mètres vers Aelys, qui n'eut d'autre choix que d'avancer à découvert.
Le flanc couvert de pointes roula vers elle avec la régularité d'un tunnelier. Elle courut pour échapper à ces lames qui se pliaient sur les côtés ou se plantaient fermement dans la pierre. Le monstre se cogna sur un autre pilier ; il abattit une de ses mains pour l'empêcher d'avancer. Aelys sauta par-dessus une griffe aussi large qu'elle, repoussa un aiguillon mal placé d'un coup de dague, retomba au sol en faisant une roulade.
Plus que quelques mètres.
« Lys ! Lys ! Lys ! »
Elle fit une glissade pour échapper à un retour de queue ; le Bandersnatch n'était plus qu'une boule de picots qui se secouait comme pour se débarrasser d'un insecte.
Aelys atterrit dans le tunnel au moment où son entrée se refermait derrière elle, en un véritable mur de lames blanches. Elle ne fut vraiment soulagée qu'en constatant que Maïa l'y avait précédée.
« Brillant, dit l'ombre. Tu viens de te faire un nom dans le monde des Nattväsen. »
Elle s'avança jusqu'au Bandersnatch et avec précaution, fit glisser son doigt sur le plat d'une des lames acérées. Celles-ci oscillaient au rythme de la respiration saccadée du gardien des profondeurs.
« Ne t'inquiète pas. Nous ne faisons que passer. Aelys ne cassera rien, je m'en porte garante. »
Un grognement lui répondit ; le monstre recula, et dans une expiration appuyée, se changea de nouveau en brouillard, dont les volutes tombèrent à leurs pieds et se dispersèrent dans le tunnel.
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