56. L'altération


Bien que les Processus soient, par nature, des mécanismes évolutifs, leur architecture fondamentale est immuable – en particulier, les paramètres de correction d'erreur que je souhaiterais modifier.

Il n'est pas impossible d'y apporter des changements, puisque je dispose désormais des instructions nécessaires : des codes dans la langue des Précurseurs, correspondant à des registres de mémoire interne et autres variables d'ajustement. Il suffit de les lire, de les « interpréter » – même si l'on ne lit soi-même que des phrases sans queue ni tête.

Mais cette « altération » sera toujours détectable. En effet, pour garantir leur intégrité, les Processus disposent d'une signature numérique délivrée par le Processus-racine, P-01, Avalon lui-même. La moindre modification au code source rend cette signature invalide. C'est ainsi que l'on détecte les erreurs sectorielles.

J'en ai discuté avec Cheshire, un des Nattväsen les plus haut placés dans leur hiérarchie locale.

Aucun humain, à moins de disposer de connaissances aussi avancées que les miennes, ne serait capable de distinguer un Processus aussi faiblement altéré. Mais les Nattväsen ont justement été chargés par Mû d'éliminer les éventuels bogues de la Simulation, les altérations aléatoires qui menacent son équilibre. J'avais peur que leur instinct les pousse aussitôt à m'attaquer.

Selon Cheshire, ce ne sera pas le cas. L'altération est trop faible ; je demeure un Processus MODL fonctionnel, et les signatures de mes fonctions logicielles demeurent valides. Il faudrait un nez très développé, comme celui d'un Changeant, pour se douter de quelque chose.

En revanche, a-t-il aussitôt ajouté, certaines fonctions de niveau supérieur sont conditionnées à une vérification d'intégrité. J'ai aussitôt su de quoi il parlait. Si l'altération n'empêche pas d'être un Sysade, elle bloque l'usage des pouvoirs, ce qui revient au même.

Je dois en parler à Ernest. Il ne va pas apprécier.

Clodomir d'Embert, Journal


La barque s'échoua sur une plage de galets. Aelys monta sur les rochers pour vérifier que la baie était toujours aussi silencieuse ; les bancs de brouillard continuaient leur course molletonneuse sur sa surface opaque.

Des questions se bousculaient dans sa tête ; Aelys se força à d'amples respirations pour calmer les battements de son cœur. Dans l'ombre des premiers arbres, entre les branches de chaque buisson de ronces, elle devinait les regards scrutateurs des Changeants. Frustrés de ne pas avoir pu empêcher le passage en trombe de Lor, ils mettraient un point d'honneur à les empêcher de traverser.

« Qu'est-ce qu'elle voulait dire par altérée ? »

Maïa la rejoignit et entama un duel de regards avec les Nattväsen intransigeants, camouflés sous les formes anodines de loups et de chevreuils, dont les yeux jaunes clignotaient comme un ciel étoilé couvert de nuages. Leurs silhouettes se remodelaient parfois dans l'ombre ; certains étaient bipèdes, mais leur visage étroit, à la bouche minuscule, et leurs bras longs et griffus, les faisaient ressembler à de grands singes plus qu'à des êtres humains.

« Comme tout Processus, tu es un ensemble de fonctions et de données. Les données sont variables, mais les fonctions sont immuables. Elles sont ce que l'on appelle le code source, qui varie d'un Processus à l'autre, mais qui est toujours validé par le Processus Avalon par une signature infalsifiable.

— Et mon code source a été modifié.

— Par une intervention extérieure, confirma Maïa. Et d'une manière pratiquement indécelable. Cheshire le savait sans doute, bien qu'il n'ait pas jugé bon de m'en parler. Pour ma part, j'avais des doutes, mais aucune explication valable... jusqu'à ce que je voie ton carnet. »

Elle fit un pas vers la forêt et les créatures reculèrent de surprise, avant de comprendre qu'il ne s'agissait que d'un test, et de reprendre leur place.

« Tu as dû faire d'étranges rêves après ces leçons, car toutes ces phrases que ton père t'a fait répéter et mémoriser, si elles n'avaient aucun sens pour toi, encodaient une séquence d'instructions visant à modifier certaines variables de ton code source. »

Elle avait raison. Clodomir n'avait rien fait au hasard. Le fait que ces symboles se traduisent sous forme de mots, et en premier lieu des concepts cosmologiques tels que l'univers et ses transformations, n'était qu'un produit secondaire de sa structure. Il s'agissait avant tout d'un langage mathématique, identique au code que le monde d'Avalon employait depuis sa création par les Précurseurs.

Clodomir avait expérimenté sur sa propre fille.

« Pourquoi ?

— Malheureusement, c'est Clodomir et Ernest qui auraient été les mieux à même de te répondre. Peut-être que Cheshire le sait.

— Alors, c'est pour cela que j'ai réussi à battre le Bandersnatch ? Comme j'ai été trafiquée, il se trompait en estimant ma force et mon habileté ?

— Peut-être, dit Maïa avec un sourire malicieux. Peut-être que ta résistance et ta mémoire musculaire ont été améliorées. Ou peut-être que tu es simplement le produit d'une lignée qui a donné à Avalon ses plus grands guerriers – Fulbert d'Embert, Venance d'Istrecht, Clodomir d'Embert et maintenant... Aelys d'Embert. Que tu le veuilles ou non, tu es leur héritière, génétiquement et spirituellement. Tu as été façonnée par toutes tes années à Hynor en compagnie de ton père et d'Ernest. Tu as vécu au contact d'un Sysade, même si tu l'ignorais. Il y a tant de facteurs en jeu que ton existence en restera inexplicable – et c'est une bonne chose. »

Lassés d'attendre, les Changeants s'enfoncèrent dans la forêt, ne laissant que quelques éclaireurs sous la forme de lémuriens aux yeux grands comme des soucoupes.

« Nous sommes parties de si loin, toutes les deux, et il ne nous reste plus que cette forêt à franchir. Ne tardons pas si nous voulons arriver en même temps que Lor. Il s'imagine peut-être nous doubler, mais nous serons les premières.

— Qu'est-ce que tu proposes ? La survoler ? »

Elle ne le pensait pas vraiment. Périodiquement, des petits malins ressortaient l'idée en croyant que personne avant eux n'y avait pensé. Leurs ballons se prenaient toujours dans des vents contraires et des tempêtes infranchissables, les forçant au mieux à rebrousser chemin.

« Non, le contraire. Nous allons descendre sous terre. »

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