54. Les Changeants
Pendant une semaine, j'ai parlé à un rat. Ernest a cru que je devenais fou. Le rat aussi, certainement, mais il ne se plaignait pas trop, et il a beaucoup amusé Aelys.
Puisque la voix ne semblait pas fonctionner, je lui ai montré les dessins ; la traduction dans l'écriture des Précurseurs des commandes que j'essayais d'injecter dans son code de Processus.
Mais cela n'a eu aucun effet.
Clodomir d'Embert, Journal
Aelys et Lor embarquèrent peu après la tombée de la nuit. Des nappes de brume flottaient sur toute la baie, effaçant la frontière entre ses eaux noires, le ciel marqueté d'étoiles, et l'horizon fait d'une langue de terre minuscule, comme un dernier coup de pinceau hâtif.
Le jeune homme, assis à l'arrière, pagayait sans entrain avec une rame plate qui n'était qu'une planche à la retraite ; à l'avant, Maïa semblait étudier le brouillard. Hormis le faible courant dû à la marée, qui les déportait légèrement sur la droite, l'eau était parfaitement immobile, et n'eût été la traîne poussive qu'y traçait leur embarcation, semblable au sillon d'une charrue, on aurait pu croire à une gelée noire.
Sa surface reflétait parfaitement les étoiles. Si Auguste les avait accompagnés sur cette traversée silencieuse du Styx, peut-être aurait-il vu ici un miroir à la mesure de la vision qu'il cherchait à retrouver.
« Regarde » murmura Maïa.
Une bulle éclata à la surface de l'eau, faisant naître quelques rides concentriques.
« Des poissons nocturnes ?
— Des Nattväsen. Et pas n'importe lesquels. »
Maïa s'accroupit et promena sur les eaux son regard azuré. Aelys fit de même mais n'y vit qu'une jeune fille à la peau foncée, aux yeux verts et aux cheveux noirs tressés. Son visage n'avait pas changé depuis son départ d'Hynor, deux mois plus tôt, au début de l'été ; pourtant elle se voyait différente. Plus proche encore de la photographie de sa mère, prise au printemps, après son départ de la garnison de Kitonia.
Lor s'arrêta de ramer et tendit l'oreille en laissant leur barque glisser sur l'eau.
« Des Changeants ? s'exclama-t-il d'une voix étouffée. Il y a des Changeants dans l'eau ? Ce n'était pas assez d'infester la Forêt Changeante ? Il y en a combien, de ces saloperies ?
— Tiens ta langue, dit Maïa. Ils nous suivent et ils nous écoutent.
— Autant qu'ils sachent tout le bien que je pense d'eux. »
L'assassin dégaina son couteau de voyage et entreprit de se limer les ongles avec morgue. Ce n'était pas parce qu'on traversait des eaux hostiles depuis une heure, en déchirant des voiles de brume semblables à des toiles d'araignée, qu'on ne pouvait pas s'accorder une manucure.
« Tu as déjà eu affaire aux Changeants, n'est-ce pas ?
— Qu'est-ce que tu crois ? Voir Mû, c'est le but de ma vie. Ça fait déjà deux fois que je visite la Forêt Changeante. La première fois, ils m'ont arrêté avant d'atteindre la Forteresse. La deuxième fois, j'ai été plus rapide – et c'est là que j'ai découvert qu'il fallait un Sysade pour entrer.
— Il te faut aussi quelque chose d'autre, ajouta Maïa. La connaissance du langage des Précurseurs, que tout Avalon aurait dû avoir en héritage, mais que seules les véritables Lignées ont transmis avec soin.
— Voilà qui explique la composition de notre équipe, ricana-t-il. J'ouvre la porte de la Forteresse, Aelys déchiffre ses instructions, et toi, tu parlementes avec les gardiens. Ce plan est infaillible... n'est-ce pas ? »
Maïa fit un geste signifiant qu'il devait se taire. Des vaguelettes se formaient tout autour de leur bac, des traînes de créatures toutes proches de la surface, qui se rapprochaient et s'éloignaient tantôt, comme des dauphins jouant autour d'un navire de pêche.
« Les Changeants de la Forêt forment une faction indépendante. C'est eux qui donneront droit de passage, ou non, alors je vous conseille de vous tenir tranquilles – et surtout toi, Lor, au vu de tes antécédents. »
Le jeune homme s'allongea à demi en soupirant ; sur le bord de la barque, sa main rencontra quelque chose de légèrement gluant et humide, comme si une touffe d'algues s'était accrochée à eux sur le trajet. Il s'essuya négligemment sur sa chemise, ayant déjà abandonné depuis quelques jours ses manières raffinées, sur lesquelles la sueur et les coups de soleil avaient rapidement pris le pas.
« Eh, Lor. »
Il bondit en arrière, heurta Aelys et manqua de renverser le bac.
La Changeante avait accroché ses deux mains palmées au bord de la barque, et sorti la tête de l'eau pour afficher un sourire amical. Son apparence était presque humaine, celle d'une femme à la peau grisâtre, couverte de petites taches nacrées qui brillaient comme autant d'étoiles. Des cheveux verts assez courts, épais comme des brins de ficelle, retombaient sur sa nuque et ses épaules écailleuses.
« Est-ce que tu te souviens de moi ? lança la sirène à l'intention de Lor en gardant son éclatant sourire, où l'on devinait toutefois des canines acérées.
— Comment veux-tu que je reconnaisse quelqu'un qui change d'apparence comme de chemise ? »
Une déception sincère apparut sur son visage. Elle sortit à moitié de l'eau et reposa ses coudes sur le bois, ce qui fit pencher la barque de son côté.
« C'est vrai, c'est la règle. Chaque nuit, il faut changer. N'est-ce pas, Maïa ? As-tu déjà chassé des Changeants ? »
Le fait qu'elle connaisse son nom ne surprit personne ; le peuple de la Forêt vivait à l'écart des autres Nattväsen, mais il n'était pas pour autant ignorant de leur existence.
« Plusieurs fois, répondit-t-elle sans lâcher la sirène de ses yeux bleus sévères. Ce sont les plus rares, car vous êtes des esprits complets, bien formés, et plutôt stables ; mais pour la raison que tu viens d'évoquer, ce sont les traques les plus difficiles. À chaque nuit, une nouvelle chasse recommence, à moins que l'on perde tout simplement la trace.
— Mais ce doit être follement excitant. Nous sommes des chasseurs, nous aussi. C'est donc plus qu'une lutte déjà actée entre proie et prédateur – c'est un duel à mort.
— Un duel que j'ai toujours gagné » compléta Maïa avec le plus grand calme.
La sirène dévoila ses canines.
« Et toi... Aelys, c'est cela ? Tu n'as jamais rencontré de vrais Changeants. Comment me trouves-tu ? »
Les regards se tournèrent vers elle, sans qu'elle sût ce qu'il fallait répondre.
« Belle et effrayante.
— Voilà une diplomate, sourit la Changeante. Tu devrais prendre exemple, Lor le Menteur. »
Elle changea de position et pencha sa tête sur le côté ; de l'eau salée gouttait de ses cheveux humides. Elle n'avait pas d'oreilles, mais une série d'ouïes sur les côtés de son crâne, qui respiraient à intervalles réguliers.
« J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Vous ne pourrez pas traverser la Forêt. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top