52. Tu ne seras jamais libre
Mais ces routines ne peuvent pas corriger des erreurs de grande ampleur, et notamment, des « erreurs sectorielles », au cours desquelles des « secteurs » entiers d'un Processus sont corrompus. C'est ce qui est arrivé lorsque la chute de Mû, en surchargeant le serveur d'environnement, a provoqué la formation des Nattväsen – des Processus « bogués ». Il s'agissait d'un accident.
La Peste a le même mode d'action. Elle disrupte les capacités d'auto-correction des Processus. Une fois la routine logicielle « aveuglée », en quelque sorte, elle modifie les Processus infectés en profondeur, créant un Auguste ou un simple malade.
On pourrait donc contrer la Peste en améliorant cette défense. Je suis sur la bonne voie !
Clodomir d'Embert, Journal
La caverne artificielle ressemblait aux citernes d'eau douce que les cités humaines d'Avalon avaient creusé sous leurs pieds ; d'épais piliers, répartis tous les dix mètres, soutenaient ses arches assez hautes pour faire rentrer deux fois le Roi des Aulnes. Ils étaient couverts de grappes de lichens, dont la luminescence essoufflée réduisait son champ de vision à quatre piliers plongés dans une brume verdâtre.
Le Bandersnatch en émergea à quelques mètres, sans qu'elle eût entendu ses pas. Son énième forme humaine était décevante, minuscule en comparaison des possibilités offertes par les alentours. Sa tête demeurait à hauteur fixe, comme s'il glissait vers elle en flottant sur le brouillard.
« Encore un Paladin ! lança Aelys en dégainant sa dague d'acier. Pourquoi ne pas changer un peu ? »
Elle se tut en reconnaissant le masque.
Le placement des oculaires, la couleur bleuâtre de leur verre de récupération ; la légère asymétrie du bec crochu qui leur avait donné ce surnom de corbeaux... en un instant fugace, la résonance de ces détails infimes brouilla son regard, et elle ne vit plus qu'une seule chose. Le Haut Paladin Eldritch.
Le monstre qui avait détruit son monde.
« Je le reconnais, dit-il d'une voix pleine d'empathie, sans qu'elle sût si c'était le Bandersnatch, ou son personnage, qui s'adressait à elle. Toutes les épreuves de ce long voyage, ces entraînements incessants, ces privations nécessaires, n'ont fait que révéler ton incroyable potentiel. Tu étais, bien avant de t'enfuir de cette maison en flammes, une personne exceptionnelle ; tu avais été modelée pour cela. J'aurais dû m'en rendre compte. Je t'ai méprisée, toi, le dernier rejet de cette lignée mourante, alors que j'aurais dû me souvenir que la dernière pousse est toujours la plus coriace, celle qui porte les plus longues racines. »
Eldritch dégaina son sabre de Paladin. Une lame d'une autre époque, telle qu'en portaient les Paladins légendaires comme Anastase de Hermegen et Fulbert d'Embert. On n'en forgerait jamais plus de telles en Avalon, depuis qu'on avait inventé la carabine et le revolver. De même, on ne ferait jamais plus de tels Paladins. Cet ordre multiséculaire s'était perdu.
« Suis-je un étranger pour toi ? lança Eldritch. J'ai été l'ami de ton père. Nous étions plus proches que des frères ; j'aurais pu être ton parrain.
— J'ai fait le serment de le venger » dit froidement Aelys.
Le Haut Paladin haussa les épaules.
« Un serment pris sans témoin, face à deux morts et quelques ruines. Je te le pardonne volontiers. Range ton arme et va-t-en ; ta lignée et ton nom méritent d'être perpétués. »
L'héritière leva le bras gauche. Le pommeau rouge et la lame fine de sa dague la faisaient ressembler à l'aiguillon d'un scorpion.
« Non, répondit-elle. Votre règne de terreur doit prendre fin. Ce n'est pas une vengeance – c'est une justice. »
Elle s'appuya sur un pilier pour se donner de l'élan, et lança à travers le brouillard un geste précis comme un coup de pinceau. Eldritch avait relevé son sabre, et les lames se heurtèrent avec un tintement cristallin. Une étincelle dorée persista telle une luciole égarée.
Le Haut Paladin recula pour s'enfoncer dans le brouillard. Aelys ne vit plus que la pointe du sabre, puis celle-ci glissa à son tour telle la dent d'un narval s'enfonçant dans les eaux.
Elle balaya les environs du regard ; les piliers, trop larges et trop rapprochés, bloquaient son champ de vision ; dans leurs intervalles, le brouillard verdâtre épanchait son sfumato.
Eldritch surgit au-dessus d'elle, sa cape grise flottant comme les ailes d'une chauve-souris, le bras tendu, la pointe dirigée en droite ligne vers son front. Elle se baissa ; le Haut Paladin rebondit sur un pilier et disparut de nouveau dans l'obscurité.
« C'est de l'intimidation, nota Aelys. Tu essaies de m'impressionner, mais tu n'es qu'un vieillard.
— Mes capacités, jeune fille, sont issues de ton cauchemar. Elles sont donc à la mesure de ta peur. »
Elle se tourna en essayant d'identifier d'où provenait cette voix. Mais l'acoustique traître de la caverne lui donnait l'impression que des dizaines d'Eldritch se trouvaient tout autour d'elle, au milieu du brouillard, et qu'ils se relayaient pour les assauts et les répliques.
Aelys sentit l'air se déplacer dans son dos, comme lors des allées et venues de Maïa dans le réel. Elle se pencha sur le côté, positionna sa dague de biais, comme un épieu. Le corbeau passa dans un froissement de cape. Il avait une odeur de cendre. La dague s'accrocha à quelque chose ; l'énergie du choc heurta son poignet de plein fouet, la lame décrivit un arc de cercle, et par effet de levier, sa main s'ouvrit.
La dague retomba dans le brouillard, bien au-delà de sa portée.
Eldritch réapparut devant elle, sans un bruit, comme s'il était tombé du plafond, ou qu'il avait surgi d'un trou dans le sol ; une large entaille déchirait sa botte droite, dont s'écoulait un sang noir comme la Peste. Il ne semblait pas avoir remarqué cette blessure.
« Tu es une privilégiée, asséna-t-il sans ciller. Il faut des mois, des années de rigueur pour atteindre une telle maîtrise. Et toi, qu'as-tu fait ? Échangé deux assauts avec ton père ? Lu des livres ? Passé un pacte avec les ombres ? Tout ceci ne tient pas. C'était quelque part dans ta nature, dans ta lignée. »
Le Haut Paladin fendit l'air de frappes amples, qui lui laissaient peu de marge ; elle recula plusieurs fois en prenant garde de ne pas heurter un pilier. La pointe du sabre arrachait au brouillard des colonnes de fumée verte, semblables aux émanations d'un volcan.
« Recule, Aelys d'Embert. Pars, fuis ; je le tolère. Tu es à mille lieues de la voie que ton père aurait aimé te voir suivre.
— Mon père ne m'a tracé aucune voie.
— Je décèle de la rancœur dans ta voix. Se pourrait-il que tu l'aimes et que tu le haïsses, que tu le regrettes et que tu maudisses, en même temps ? Comme moi ? »
Le Bandersnatch n'inventait rien. Aelys savait bien qu'Eldritch et Clodomir avaient été amis, dans la garnison de Kitonia. Mais il jouait si bien son rôle qu'elle avait pratiquement oublié qu'il s'agissait d'un théâtre ; ils étaient seuls, entourés par ces colonnes de calcaire pulvérulent, plongés dans les intestins du Léviathan, dont les miasmes se refermaient sur eux.
« C'est la plus grande erreur que peuvent commettre nos parents, Aelys, et ils la commettent tous : nous imaginer un futur. Leurs craintes, leurs espoirs, leurs attentes, leur fierté nous enchaîne. Ainsi, tu ne seras sans doute jamais libre. Tu continueras de revenir vers moi, pour corriger l'échec de Clodomir, pour compléter l'histoire de ta lignée.
— Oui. C'est sans doute cela. »
La chaussure d'Aelys s'enfonça dans une substance visqueuse ; la traînée de sang que la jambe du Haut Paladin laissait derrière lui. Ils avaient tourné en rond.
« Tu es épuisée, dit Eldritch.
— Pas toi ? »
Le sabre passa tout près d'elle ; Aelys bondit entre les traînes de fumée comme un lion sautant au travers d'anneaux enflammés. Elle se rattrapa en roulant sur la pierre ; au niveau du sol, de nombreux reflets attirèrent son regard attentif.
Sa dague en faisait partie.
Elle se remit debout et se jeta sur Eldritch. De sa main droite, elle repoussa son bras armé ; la lame du sabre passa dangereusement près d'elle, hésitant à s'abattre d'un côté ou de l'autre. Et dans l'ouverture ainsi dégagée, elle plongea la dague jusqu'à la garde.
Elle était presque certaine que sa lame aurait dû heurter un os, mais le corps du Haut Paladin lui parut étrangement mou, comme s'il n'était qu'une fine carapace entourant une bouillie d'organes fragiles. Les oculaires sans âme de son masque se figèrent ; elle crut qu'il allait tomber en arrière, mais il s'écarta avec un grognement.
Son sang ne fit qu'un tour. Le terrain n'avait pas changé, mais elle avait perdu une demi-seconde cruciale.
La dague était encore plantée dans son torse, entre le cœur et le poumon, mais Eldritch n'était pas mort. Il réarma son sabre et l'abattit d'un geste puissant ; ce n'est qu'au moment où la lame atteignait son épaule qu'Aelys sentit qu'elle se dissolvait en fontaine de sable, puis de brume.
« Qu'est-ce que...
— Tu as battu le Bandersnatch. Mais tu n'aurais pas battu le véritable Eldritch. »
Maïa se révéla toute proche ; peut-être avait-elle été à quelques mètres tout au long du combat, suivant le circuit des deux adversaires telle une documentariste. Elle battit des bras pour écarter la brume.
« Le soir où ton père est mort, Ernest s'est battu avec Eldritch. Les Nattväsen qui observaient la scène ont rapporté qu'un cristal de Sysade lui a traversé le crâne – il a survécu. Les Hauts Paladins, ceux qui se sont inoculés la Peste, ne sont pas des humains normaux.
— Alors, comment peut-on les tuer ?
— Contente-toi de le vaincre. Désarme-le, et laisse-le aux Nattväsen. Souviens-toi du Roi des Aulnes ; il en existe beaucoup comme lui, dont le rôle est simplement de dévorer et de digérer les Processus bogués ou dangereux. La Peste n'a encore aucun effet sur nous. »
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