51. Éloge du vélo


J'ai maintenant compris que c'était en étudiant Avalon, et non ce microbe, que j'aurais mes réponses.

Premièrement, le code source de la Simulation est écrit dans le langage des Précurseurs, qu'il me faut maîtriser à la perfection. J'ai ressorti tous les vieux ouvrages passés dans ma famille de génération en génération ; j'en ai acquis d'autres à Vlaadburg, j'ai fait venir certains exemplaires uniques de Hermegen, et j'ai même découvert un certain nombre de faux grossiers, qui sont allés alimenter mon poêle.

Les Processus, et en particulier les MODL-P, les humains, sont d'une grande complexité. Cette complexité les rend vulnérables à toutes sortes d'erreurs. J'ai appris, au cours de mes recherches, que la copie de l'information sur Avalon – essentielle à la formation de nouveaux Processus et à leur évolution – n'est jamais exacte, et qu'il se glisse régulièrement des erreurs, disons, une pour un milliard de caractères.

Ces erreurs sont corrigées à l'aide de ce que l'on appelle des « routines logicielles », qui sont des sous-fonctions des Processus.

Clodomir d'Embert, Journal


Il restait deux cent kilomètres avant Kels. Les cent premiers étaient visibles du sommet de la colline de Breda ; de grandes plaines marquetées de bosquets ; plus loin, des terres marécageuses que la Compagnie Impériale du Bâtiment s'était mis en tête d'assécher pour en faire des champs et des villes nouvelles. Le train traversait tout cela d'une traite sans attendre, enjambant pas moins de cinq viaducs sur lesquels des prisonniers de droit commun s'étaient épuisés jusqu'à la mort.

« Il ne nous reste plus qu'à acheter des chevaux, tels les Paladins itinérants d'antan. »

Inspiré par cette vision romantique, Lor lissa sa moustache inexistante et rabattit son chapeau imaginaire.

« Gente dame, j'ai décroché pour vous cette fleur sur les flancs des Premiers Monts. Sa couleur est celle d'un songe d'été, et son parfum envoûtant, celui de la nostalgie. Sylvanie, c'est cela ? Quel charmant prénom. Je crois bien l'avoir entendu murmurer avant même de savoir parler ; oui, je vous ai toujours connue, ô mystérieuse Sylvanie. Ah, si j'avais vingt ans... oh, ça tombe bien, j'ai vingt ans.

— Lor ? »

Forcé de revenir à la rue endormie de Breda, il laissa tomber la marguerite sur les pavés en soupirant.

« Pas le moindre romantisme. Méfie-toi, Aelys, ou d'ici quelques années, tu seras devenue une vieille sorcière vivant dans la forêt avec trois chats sauvages. Et tu seras toujours célibataire. »

Des fenêtres s'ouvraient sur leur passage ; Breda n'était pas une ville où l'on se levait tôt.

« Je n'ai rien contre les chevaux, argumenta Aelys, mais c'est hors de question. Il faudrait qu'on s'arrête tous les jours dans un village pour les faire boire et manger... et puis, un cheval, ça ne va pas vite.

— Qu'est-ce que c'est que ce discours ? Tu as peur des chevaux ?

— Et ça coûte beaucoup trop cher.

— Sur ce point, mon compte en banque est d'accord avec toi. »

Lor mit les poings sur les hanches, tel le meneur de la grève s'apprêtant à détailler les revendications syndicales.

« Mais si tu me reparles une seule fois de marcher, je retourne me coucher. »

Aelys avait raison. Sur Avalon, l'heure de gloire du cheval était révolue. Les trains impériaux traversaient le continent en deux semaines ; les Paladins arpentaient les routes à bord de leurs Spins rugissantes. Mais, surtout, le petit artisan cherchant à vendre son travail aux villages voisins avait découvert les bienfaits du vélo.

« Il est hors de question que je monte sur une bicyclette. J'ai des, euh, contre-indications médicales.

— C'est ça ou nous faire rattraper par les Paladins.

— Tout ce qui va se passer, c'est que je vais tomber, me cogner la tête contre un caillou, et mourir. Sur quoi tu t'écrieras : Oh, non ! Qu'ai-je fait ! J'aurais dû écouter ce brave Lor ! Maintenant son cerveau est en train de s'écouler par ses oreilles, et je n'ai plus de Sysade !

— Si tu ne veux pas pédaler, je t'installe sur la roue arrière, dans le panier de courses. »

La vision d'un Lor suçant son pouce entre un chou et un sac de pommes de terre fut suffisante à le convaincre, et le Sysade se retrouva bientôt sur la selle d'un vélo de route. Il se plaignit, à raison, que la suspension inexistante martelait ses vertèbres fragiles à chaque pavé, puis à chaque caillou sur la voie ; il se plaignit également qu'il avait trop chaud et qu'il voulait s'asseoir pour boire un peu.

Puis il se souvint qu'il possédait deux cristaux de Sysade, celui de Vehjar et celui de Fiona ; il en colla un à l'intérieur de la roue avant, l'autre sur la roue arrière, et reposa ses jambes tout le reste du trajet. Affalé sur le guidon comme à un comptoir de bar, il chanta les louanges du vélo, glorifia les ingénieurs de Kitonia qui avaient pensé à exporter ces merveilles de mécanique, acclama le sens pratique de la jeune Aelys, et après une après-midi de monologue, reconnut tout de même qu'il avait mal au derrière.

La Forêt Changeante se rapprochait ; avec elle, la Forteresse de Mû.

Dès l'instant où ils y poseraient le pied, et quoi que décide le Dragon de Cristal, Aelys aurait rempli sa part du Pacte qui la liait aux Nattväsen, à Cheshire et à Maïa.

C'est cette pensée qui la tint éveillée ce soir-là jusqu'à ce que Maïa, qui se faisait tardive, s'invite dans leur campement. Lor ronflait déjà sous une couverture. Habitué d'alterner entre les lits moelleux, les feuilles mortes et les granges abandonnées, ce dangereux tueur dormait comme un nouveau-né.

« Lorsque nous aurons retrouvé Mû, que ferons-nous ? »

La Nattvas s'agenouilla à côté d'Aelys. La brise souleva une mèche de ses cheveux noirs comme l'ardoise, qui, prise dans la lumière, devint transparente ; on aurait dit une créature filiforme remontée des abysses.

Elle ne semblait plus aussi sûre d'elle qu'au début de leur voyage. En effet, l'œil attentif des Nattväsen s'arrêtait aux murs de la Forteresse. Le devenir de Mû, les raisons de son mutisme, leur étaient aussi inconnus qu'aux humains, et ils n'avaient pas de meilleures hypothèses.

« Cela dépend. »

Les yeux bleus de Maïa rencontrèrent les siens.

« Si Mû accède à ma requête, je redeviendrai un Processus MODL-P. Sinon, je demeurerai sous cette forme. Dans les deux cas, je resterai avec toi. Je suis ton amie, Aelys. Ce n'est pas un simple contrat. »

Elle eut un sourire.

« D'ailleurs, ne crois pas que ton entraînement est terminé. Lor peut se permettre de dormir, mais pas toi. Tu n'as pas encore atteint la dernière forme du Bandersnatch. »

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