50. Breda


Je croyais avoir détruit tous mes échantillons, mais il m'en restait quelques-uns au fond d'une armoire. Assez pour reprendre mes observations.

La Peste engendre des réactions d'une déroutante variété. Je sais que les membres du cercle rapproché d'Auguste, Eldritch, Rufus, ont commencé à se transformer ; Eldritch perdait ses cheveux et Rufus ne rentrait plus dans ses chaussures. J'ai observé les lésions sur Soren, mort en une nuit à peine, et les symptômes d'Irina, morte après des années d'incubation.

La Peste est donc elle-même un organisme d'une grande complexité.

Cette complexité échappe à mes loupes et au microscope que j'ai commandé à Vlaardburg.

Mon grand-père, Sysade, disait souvent que chaque chose d'Avalon disposait d'un « identifiant », qui était comme son nom ; il m'a donné le mien lorsqu'il m'a transmis le pouvoir. Mais chaque chose n'est pas qu'un nom, ajoutait-il. Cette chose est un livre ; l'« identifiant » est le titre de ce livre, et le contenu est ce qu'on appelle le « code source ».

Je dois accéder au code source de la peste. Je dois le disséquer, comprendre comment il fonctionne, afin de m'en prémunir.

Clodomir d'Embert, Journal


Breda était une ville provinciale presque aussi grande que Vehjar ; mais dans les régions centrales d'Avalon, prospères et peuplées, on n'en faisait pas tout un fromage. À ce résumé à peu près fidèle, Lor ajouta qu'il avait connu là-bas une fille tout à fait inoubliable, et Aelys le somma de ne pas entrer dans les détails.

Ils s'arrêtèrent à l'ombre d'un groupe de vieux arbres. Deux paysans passèrent à côté d'eux en les ignorant superbement, peut-être parce qu'ils ressemblaient à deux touristes citadins venus faire de la randonnée et qui n'en récolteraient que coups de soleil et piqûres d'insectes.

« Je pensais en avoir fini avec les ampoules, constata Lor, mais je pense que cette fois, c'est mon pied qui va se détacher.

— J'ai une question à te poser, prévint Aelys. Je voudrais que tu y répondes sérieusement.

— Je ne promets rien, mais pour tes beaux yeux verts, jeune dame, j'irais jusqu'à renier ma nature profonde de menteur.

— Tu as volé le pouvoir de Sysade pour accéder à Mû. Toi aussi, tu vas lui demander l'impossible ; quelque chose que seul peut réaliser quelqu'un au-dessus des lois d'Avalon. »

Lor lui sourit, mais ce n'était pas son sourire habituel. Il cachait effectivement un secret.

« Si je te le disais, tu essaierais de m'en empêcher. Alors avant toute chose, promets-moi que tu ne me jugeras point. »

Aelys haussa les épaules. Ils avaient assez parlé, entre eux trois, des crimes irrémédiables de Lor le Menteur. Sans doute se situait-il au-delà de tout pardon et de toute rédemption ; il avait franchi sciemment cette frontière.

« Eh bien, en effet, je veux voir Mû, et je veux lui demander quelque chose... de tuer quelqu'un.

— Mais tu es déjà le meilleur assassin de ce monde.

— Je sais. Et c'est bien ce qu'il y a de plus frustrant. Cette mission, Aelys, me poursuit depuis toujours, et je n'ai pas d'autre moyen de la mener à bien. Je dois aller là-bas, dans la Forteresse Changeante, je dois voir le Dragon de Cristal, et je dois lui demander...

— Qui est-ce ? Auguste ? »

Lor se remit sur ses pieds et entreprit une séquence d'étirements.

« Non, comprit Aelys, c'est quelqu'un que tu ne peux pas tuer toi-même, parce que tu ne sais pas qui c'est...

— En tout cas, quand ce sera fait, je n'aurai plus personne à tuer. Et ça tombe bien. Je commence à me lasser de ce métier. »

Méprisant les courbatures, il bondit d'un pied sur l'autre comme un coureur se préparant au marathon, insista sur le fait que Breda ne viendrait pas à eux toute seule, qu'il n'y a pas de récompense sans effort, et qu'une fois arrivés en ville, il lui paierait un dîner dans un restaurant chic.

Quatre heures plus tard, à la tombée de la nuit, ils arrivèrent en ville. Breda était une petite bourgade charmante, un brin bourgeoise, faite de maisons à colombages serrées comme des commères caquetant sur les bancs de la salle de bal.

Lor, pour qui la géographie d'Avalon se résumait à ses lignes de train, savait néanmoins pister dans toute ville humaine un bon tailleur et une bonne auberge. Le premier étant fermé, il fit glisser des billets sous sa porte jusqu'à ce qu'il se résigne à les laisser entrer.

« Sauvez-nous, mon brave. Vous avez carte blanche. Mon budget est illimité. »

Ils en sortirent en chemise de lin, pantalon de toile, casquette de feutre ; Lor lorgna un monocle, mais reconnut qu'il aurait d'abord dû s'équiper d'une moustache. Aelys s'observa longuement dans le miroir du tailleur, tandis que ce dernier faisait quelques retouches sur ses manches. Il demanda si cela lui convenait. C'est bien, répondit-elle. Trop bien, même. On aurait dit la jeune fille qui, un mois plus tôt, parcourait à bicyclette les chemins de forêt autour d'Hynor.

« Cela te va bien » l'encouragea Maïa.

L'ombre faisait le tour de la boutique ; ses mains traversaient les vestons suspendus à leurs cintres, les gilets pliés sur les étagères, les chapeaux empilés. Elle se composait mentalement sa future tenue, celle qu'elle aurait quand elle regagnerait la lumière, avec l'impatience d'une jeune fille choisissant sa robe de mariée. Car les vestiges attachés à sa silhouette tenaient plutôt du linceul déchiré.

« Parfait, conclut Lor en serrant la main du tailleur, qu'il étouffa ensuite dans une liasse de billets mal comptés.

— Maintenant, le restaurant ? » s'amusa Aelys.

Ils ressemblaient à un jeune couple en excursion ; pour parfaire ce déguisement, Lor proposa de lui prendre la main. Elle lui tordit le petit doigt jusqu'à ce qu'il renonce à l'idée, et dans l'avenue élégamment éclairée au moyen de lampadaires électriques, il se plaignit d'avoir affaire, en plus d'une ombre sanguinaire, à une véritable tueuse, lui dont le cœur si fragile n'était pas conçu pour de telles brusqueries.

Un homme en costume lui annonça que le restaurant était complet, mais comme Lor portait une chemise de lin, il annonça qu'il vérifierait une deuxième fois pour être sûr ; quand le jeune homme eût graissé sa paume d'un généreux pourboire, il découvrit deux places en terrasse.

« Par les cent mille écailles, j'aime cette chaise comme je n'ai jamais aimé personne dans ma vie. »

Le connaissant, ce devait être vrai.

« Garçon, la carte des vins ! »

Le restaurant bordait un canal, et sur la margelle de pierre, entre deux paravents en roseau, étaient réparties des bougies odorantes qui devaient faire fuir les moustiques. Pendant quelques minutes, Maïa demeura assise en tailleur au milieu de la terrasse. Le ballet des serveurs aux gants blancs semblait particulièrement la divertir ; elle n'imaginait pas qu'on pût dépenser autant d'effort pour nourrir des gens déjà bien nourris. C'est que ce genre d'endroit, souligna Lor en cherchant la meilleure bouteille disponible, n'est pas fait pour nourrir le corps, mais l'âme. C'est pour cela qu'en général, on n'y mange pas beaucoup.

« Il fait nuit, souffla Maïa dans l'oreille de son amie. Je vais faire un tour dehors. Si j'aperçois des Paladins, je te préviendrai. »

La soirée s'éternisa ; Lor ne parvint à faire boire à Aelys qu'un seul verre, et entreprit de vider le reste de la bouteille de plat en plat. Ils furent sans doute parmi les derniers à quitter le restaurant ; la note ayant atteint entre-temps un niveau record, le chef en personne sortit des cuisines pour leur serrer la main et leur remettre une boîte de dragées.

Aelys les grignota tandis que Lor naviguait la ville en quête d'une auberge.

« Ça m'aurait fait mal de mourir tout à l'heure haché par cette mitrailleuse, mais maintenant, je me sens beaucoup mieux. »

Il contempla la jeune femme ; l'alcool semblait avoir creusé dans son masque et révélé une étrange mélancolie.

« Tu ne m'en voudras pas, n'est-ce pas ? dit-il sur un ton larmoyant.

— Tu as besoin d'une bonne nuit de sommeil, rétorqua Aelys.

— Je n'ai jamais réussi à bien dormir. J'entends sa voix. Je vois ses paroles qui rentrent dans ma tête.

— Ça ira mieux demain, dit-elle sans savoir de qui il pouvait bien parler.

— Au fait, qu'est-ce que mangent les Nattväsen ? Est-ce que les Nattväsen mangent ? C'est une vraie question. Tu crois que j'aurais pu inviter Maïa à notre dîner ? Est-ce qu'elle l'a mal pris ?

— Je pense qu'elle s'en fichait.

— Oh. Très bien. Tant mieux. »

Ils séjournèrent dans un petit hôtel élégant ; le train n'avait pas encore atteint Breda, mais les touristes l'y avaient précédé. Toute une société de notables venait y passer ses vacances, parfaitement indifférente à l'expansion du Second Empire, qui ne changerait rien à leurs affaires ni à leurs entreprises.

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