49. Le contrôle
Ernest n'approuve pas ces recherches.
Nous ne nous cachons plus rien ; il sait que je suis un Sysade. Mais il a tendance à croire, comme tout Avalon, que les pouvoirs des Sysades se sont émoussés avec le temps. Ce n'est pas vrai ; c'est juste notre connaissance que nous échouons à transmettre. Que donnerais-je pour pouvoir discuter avec mon grand-père !
Clodomir d'Embert, Journal
« Réveille-toi, Aelys. »
Le train était à l'arrêt. Au dehors, le soleil brûlait un champ d'orge couleur de cuivre. Quelques bâtiments en bois étaient abandonnés au bord de la voie ; un anémomètre à coupelles surmonté d'une girouette en forme de dragon tournait dans le vide en grinçant.
Sur la banquette d'en face, leur voisin avait rangé son journal et ses notes ; il consulta sa montre à gousset et fronça des sourcils ; le train devait avoir du retard.
« Qu'est-ce qu'il y a ?
— Nous sommes arrivés à la frontière, indiqua Lor. Nous entrons officiellement dans le Grand-Duché de Silbashe. Ils vont contrôler notre identité ; c'est le moment de faire ton plus beau sourire. »
La porte coulissa pour laisser passer un ventre, suivi de son propriétaire. En étudiant son visage, un phrénologiste aurait certainement identifié le chaînon manquant entre l'homme et le caillou. Nous dirons simplement qu'il n'était pas très expressif.
« Papiers, billet. 'ci, 'journée. Papiers, billet. 'ci, 'journée. Papiers, billet. 'ci, 'journée. »
Aelys relâcha sa respiration trop vite ; l'homme avait quatre corbeaux sur ses talons. Un des Paladins entra à son tour dans la cabine pour les observer, bras croisés, sans mot dire.
Lor lui sourit.
Le Paladin tourna le dos et claqua la porte derrière lui.
« Ça s'est plutôt bien passé » constata le jeune homme.
Aelys se pencha de nouveau sur la vitre, essayant de calmer les battements de son cœur.
« Nous n'avons roulé que trois ou quatre cent kilomètres, constata-t-elle. Il nous reste encore un gros trajet.
— C'est toujours ça de pris. Mes pieds s'en porteront mieux. »
Lor se gratta la paume d'un air pensif.
« Je ne suis pas sûr que le train fasse tout le trajet jusqu'à Kels. Ce n'est même pas marqué sur les billets. Au mieux, on s'arrêtera quelque part dans le Grand-Duché. Où est-ce que vous allez, mon brave ? » Lança-t-il en direction de leur voisin.
L'homme parut hésiter avant de répondre, comme s'il craignait de se faire détrousser à la descente du train.
« Tolenburg, marmonna-t-il dans sa moustache. Le terminus.
— Ça fera l'affaire, commenta Lor. S'il le faut, on fera le reste du trajet en pousse-pousse. Au point où j'en suis, mes économies ne verront pas la différence. »
Inquiet d'avoir été entraîné contre son gré dans la conversation, l'homme au costume de flanelle observait Lor d'un air ennuyé.
« On est quand même mieux ici qu'à Vehjar. C'est plus civilisé. Au fait, vous avez fini votre journal ? Je peux ? »
Son marmonnement, qui aurait très bien pu être un refus, fut avalé par sa moustache ; Lor s'empara de la feuille de chou, la déplia et la secoua comme une oreille d'éléphant. Il ne lisait que les titres des articles. En général, les détails qui l'intéressaient le plus n'apparaissaient que sous forme de brève – la mort de tel ou tel personnage, par exemple.
« Tu es toute pâle, dit-il à Aelys. Va donc prendre une citronnade, je te l'offre. »
Elle allait protester, mais se retrouva avec un billet dans la main. Alors elle se glissa hors du compartiment. Il n'y avait plus personne dans le couloir, ni contrôleurs ni Paladins ; le wagon paraissait presque vide. Le train avait repris sa route et ses roues claquaient sur les rails inégaux avec un bruit de sabots.
Il y avait effectivement un bar au bout du wagon, tenu par un homme qui semblait avoir oublié de partir à la retraite. Un quart d'heure durant, et tandis qu'il cherchait le sucre en poudre dans son placard, il entretint Aelys sur son expérience à la Compagnie Impériale, arguant que le service n'était plus à la hauteur, que les prix avaient fort augmenté, et que le train, censé jeter des ponts entre tous les pays d'Avalon, était devenu un repaire de privilégiés.
Il passa les dix minutes suivantes à rassembler la monnaie du billet d'Aelys – cinq cent livres de Hermegen, soit cent fois le prix de la consommation.
« Et sinon, euh, vous voyagez pour le tourisme ?
— C'est cela... le tourisme. Nous allons à Tolenburg. »
Je vais réveiller le Dragon Mû. Je vais renverser Auguste. Je vais venger mon père. Ces pensées résonnaient avec tant de force sous son crâne qu'il les avait peut-être entendues.
« Si vous vous arrêtez à Tolenburg, ne manquez pas l'ancienne maison du gouverneur. Ils l'ont transformée en musée. Ça raconte toute l'histoire du Grand-Duché de Silbashe. Tout cela remonte à la mort du prince de Hermegen, lors du grand accident de 530. Ses deux cousins... »
Aelys connaissait déjà cette histoire, alors elle hocha la tête poliment en s'apprêtant à prendre son congé.
La porte du wagon s'ouvrit bruyamment ; le vent souleva les napperons et le vieux barman rattrapa en urgence un verre à vin abandonné. C'étaient deux Paladins qui marchaient au rythme des gens indécis.
« Mais du coup, on arrête le train, ou on ne l'arrête pas ?
— Ils ne l'ont pas dit. Pour moi ça ne change rien. On peut faire le tour tout de suite, tant que ça roule, plutôt que de perdre du temps.
— On sait ce que c'est cette fois ?
— Non, ils ont juste dit une fille et un mec. Deux jeunes. Je parie pour des saboteurs. On en a de plus en plus. Ce que veulent ces gars, c'est foutre la ligne en l'air. Point. Tout ça est soutenu par la princesse de Hermegen, évidemment. J'attends avec impatience qu'Auguste se décide à taper dans la fourmilière... »
Sous sa forme transparente, qu'Aelys était la seule à voir, Maïa se hissa sur un des sièges du bar et les regarda s'éloigner.
« Ils ont dû te prendre pour une femme seule, murmura-t-elle. Ce n'est pas ce qu'ils recherchent. Mais ils vont vite faire le rapprochement avec Lor.
— Tu penses qu'ils ont été prévenus ?
— Il y a un poste radio à la frontière. Si le Paladinat a eu vent de notre passage à Stokkel, ils ont pu faire transiter l'information.
— Qu'est-ce que tu proposes ? Murmura l'héritière.
— Nous descendons du train. Il ne reste pas beaucoup de chemin jusqu'à Tolenburg. »
Aelys posa la main sur son pantalon. Elle avait perdu son épée au monastère wotaniste de Stokkel, mais la dague secrète se trouvait toujours dans son fourreau de cuir, collée contre sa cuisse, cachée par le renflement de sa poche gauche.
« Prête ? demanda Maïa.
— Je n'ai pas vraiment le choix.
— Ne t'inquiète pas. Je suis toujours avec toi. »
La jeune femme emboîta le pas aux deux Paladins qui ouvraient les compartiments les uns après les autres avec lassitude, comme s'ils fouillaient un vieux placard à vêtements.
« Attendez, mademoiselle, nous sommes en train de procéder à des contrôles d'identité. Restez ici et on vous dira quand...
— C'est elle. »
Le deuxième homme rabattit sa cape, faisant apparaître la crosse d'un revolver dans son holster, sur laquelle il posa sa main gantée de cuir.
« Elle est toute seule. On avait dit deux personnes.
— Elle correspond au signalement. Mademoiselle, nous allons... »
Aelys plongea ses mains dans ses poches d'un air méprisant.
« Quel est ce genre de traitement ? Je vois que la Compagnie n'a plus le sens du service. C'est inadmissible, dans le monde où nous vivons, et vu le prix des billets...
— Madame, pouvez-vous me montrer vos mains, s'il vous plaît ?
— Certainement. »
Elle leva les bras en l'air. Et fit un bond en avant. Son coude droit rencontra le masque du Paladin armé ; dans la même seconde, son genou heurta son sternum. Malgré le métal du masque, qui déchira sa manche, et le plastron en cuir protecteur qui heurta son genou, l'homme tomba en battant des bras comme une poupée de chiffon.
Quand son pied se reposa au sol, Aelys envoya sa dague siffler aux oreilles du second Paladin, qui ne l'évita que par réflexe. Il referma sa main sur son revolver, voulut ôter la sécurité et dégainer d'un seul geste ; son doigt glissa et le coup partit à la verticale, traversant le plancher en bois du wagon – et son pied qui se trouvait sur le trajet.
Assourdie par la détonation, dont la fumée enveloppait le Paladin comme s'il venait d'allumer une pipe pendant son service, Aelys conservait néanmoins le reste de ses facultés. Elle l'acheva d'un coup sous le menton, une zone sensible que le masque de corbeau ne protégeait que rarement.
La figure de Lor émergea d'une porte entrouverte.
« C'est terminé ? Je voudrais poursuivre ma sieste.
— On s'en va. »
Le jeune homme hocha la tête avec fatalisme et l'invita à le rejoindre dans leur compartiment.
« Pour votre sécurité, indiqua-t-il à leur voisin, je vous conseille de changer de cabine. En cas d'arrêt brusque, accrochez-vous à quelque chose de robuste. Votre moustache devrait faire l'affaire. »
Aelys ouvrit le vasistas à son maximum ; l'air s'engouffra dans l'habitacle. Alors que le voyageur s'enfuyait par la porte, son journal s'envola par la fenêtre.
« Tu crois qu'on peut passer par ici ?
— En temps normal, j'aurais dit non, mais je n'ai pas pris de petit-déjeuner ce matin et je me sens particulièrement léger. »
D'un claquement de doigts, le Sysade démonta un porte-bagages situé au-dessus des sièges, qu'il attrapa au vol, et il l'écrasa dans la vitre à plusieurs reprises, jusqu'à ce que celle-ci cède. D'une main recouverte de cristal, il ôta les derniers morceaux de verre.
À ce moment, un autre Paladin apparut en travers de la porte.
Aelys n'eut que le temps de cligner des yeux.
Elle se trouvait à mi-hauteur, à l'horizontale, ses pieds enfonçant la poitrine du soldat impérial, qui fut catapulté à travers le couloir et creusa un cratère dans la cloison d'en face. Maïa avait repris le contrôle.
« Saute, ordonna-t-elle. Je te rejoins. »
Le train freina brusquement. Elle s'accrocha à la porte pour ne pas tomber, à l'instar de la colonne de Paladins qui montaient à l'assaut ; l'instant suivant, des balles se mirent à trouer les cloisons fines du train. Maïa roula dans le compartiment, à l'abri des banquettes déchirées qui toussotaient des plumes de canard.
Très soucieux de préserver sa santé, Lor étudiait le paysage qui défilait sous leurs yeux à la recherche d'un morceau de prairie particulièrement moelleux. Mais les balles qui sifflaient à ses oreilles finirent par le décider à sauter. Lorsque Maïa suivit, le train avait presque perdu toute sa vitesse ; elle se réceptionna d'une roulade.
Lor désigna le train du doigt en criant quelque chose, qu'elle ne parvint à comprendre sous les sifflements des freins. Mais le bruit des premières détonations la réveilla aussitôt et elle se mit à courir en zigzag au milieu des blés. De la motrice à l'arrêt, à deux cent mètres, la tourelle les mitraillait au jugé, dispersant des petits jets de poussière.
Un trait d'azur, aussi fugace qu'un éclair, frappa les engrenages du monstre ; les vérins hydrauliques vomirent des gerbes jaunâtres et les canons surchauffés retombèrent sur le toit de la motrice avec un bruit d'enclume.
« Ne traînons pas, dit Lor en s'épongeant le front, ils ont l'air de vouloir nous suivre.
— Où allons-nous ? Tolenburg ?
— Certainement pas : ils y seront avant nous ! J'ai beaucoup mieux : Breda.
— Je ne connais pas. C'est loin ?
— Le simple fait que tu poses la question montre que c'est l'endroit parfait. »
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