47. L'Étoile Rouge
Mais sache-le, Auguste, même si je ne n'aurai jamais l'occasion de te le dire en face : je crache sur ton Étoile Rouge. Je reconnais qu'elle n'est pas un mensonge ou un délire fiévreux comme je l'ai cru de prime abord. C'est bien plus grave : elle est le mal absolu, insidieux, confiant, sournois, auquel tu t'es abandonné pour nourrir tes fantasmes de pouvoir. Et bien que je n'aie ni la force, ni l'envergure pour détruire cette monstruosité que tu as enfanté, je continuerai de cultiver un espoir, un rêve léthargique qui viendra, tôt ou tard, à voir le jour.
Clodomir d'Embert, Journal
Ilyas ouvrit les yeux, ou plutôt les entrouvrit, car quelque chose d'insupportable pesait sur sa vision. Ce n'était pas tant la lumière que sa couleur, décida-t-il, un rouge profond, de sang séché, qui lui donnait envie de vomir. Il ne pouvait pas s'empêcher de regarder ses pieds, qui glissaient sur une étrange surface d'un noir absolu, comme un lac de pétrole recouvert d'un drap de cuir, dans lequel il lui était impossible de s'enfoncer. Chacun de ses pas faisait naître des rides, dont l'onde mourait au bout de quelques mètres, absorbée par l'inertie cosmique de ce qui n'était autre, comprit-il, que la source originelle de la Peste Noire.
Cet océan se poursuivait aussi loin qu'il pût voir à travers ses paupières entrouvertes.
Ce n'était qu'un rêve, mais il avait la consistance d'un souvenir. Ce paysage existait quelque part dans l'univers, sous une certaine forme. Bien au-delà d'Avalon. Toute une planète formée d'huile noire ; au-dessus d'elle, dévorant la majeure partie d'un ciel vide de toute substance, l'Étoile Rouge d'Auguste.
Ilyas en devinait à peine les contours ; impossible de l'étudier de plus près, sans quoi la lumière lui aurait brûlé l'esprit.
Il tenait à peine debout ; tout son corps lui paraissait fourbu de courbatures, mais il avait surtout mal au ventre, dans lequel la Peste s'agitait comme un serpent lui dévorant les entrailles. Il craignait de la voir à tout instant percer son abdomen comme le jaillissement d'une rivière souterraine. Le monstre microbien était partout dans son corps, descendant ses veines et remontant ses artères ; l'infection se développait ici, tout comme elle se développait dans le réel. Ilyas serra les dents et s'écrasa le poing dans l'estomac. Il eut un haut-le-cœur, et recracha une partie du maléfice sous forme de bile noire.
Il venait de s'octroyer un répit d'une minute, le temps de se relever à moitié et d'étudier cette vision dominée par l'Étoile Rouge. Une vague d'odeurs contradictoires cheminèrent dans ses narines, qui semblaient remonter de l'océan lui-même ; toutes les odeurs les plus fortes qu'il eût jamais affrontées dans son existence. Il reconnut la lavande. Une nonne wotaniste de son orphelinat avait brisé par mégarde un flacon d'huile essentielle, et l'odeur était demeurée imprégnée dans le parquet durant des semaines entières. L'odeur du sang. Un cadavre frais de chevreuil trouvé par hasard en pleine forêt, à moitié dévoré par les loups. Puis celle de la mort. Au pic de l'épidémie d'Istrecht, les Paladins s'étaient tenus à distance de la ville ; mais même à des kilomètres de la muraille, au sommet des collines, le vent retournait parfois vers eux la pestilence des corps traînés dans les rues et jetés du ravin.
Des pulsations arythmiques cheminaient sous ses pieds, faisant surgir par endroits des vaguelettes circulaires. Il crut d'abord qu'elles provenaient des profondeurs de l'océan. Mais il comprit bientôt que cette mer de pétrole n'était qu'un miroir, comme celui qu'Auguste avait trouvé par hasard au pôle Sud d'Avalon. Et quand il s'ouvrit enfin à cette vérité, il vit le reflet sur lequel il marchait. L'Étoile Rouge frappait cet océan comme une presse d'imprimerie, traçant des arabesques mouvantes, qui se tordaient telles des serpents. Là le trait s'élargissait, là devenait invisible ; c'est que l'Étoile n'était pas aussi proche que la vision semblait le lui faire croire, et son message avait connu un long voyage avant de pénétrer son esprit.
Était-il en mesure de comprendre ces symboles torturés ? Certainement pas ; il avait fallu le génie d'un Auguste affamé, poussé à la folie, sur la glace au Sud de Kitonia. Mais il faisait face au plus grand mystère d'Avalon ; un mystère qui changerait le monde, comme Mû en son temps.
Il sentit ralentir la progression de la Peste. Ilyas ne doutait pas de pouvoir contrôler l'infection, mais il sentait qu'il y avait bien plus à extraire de cette vision. Il voulait devenir aussi brillant qu'Auguste, aussi intelligent qu'Eldritch, aussi fort que Rufus ; l'Étoile Rouge pouvait lui donner tout cela. Il essaya de lever la tête, mais son corps le trahit de toutes les manières possibles ; ses paupières demeurèrent closes, ses jambes se plièrent. Il trébucha et fut pris de panique, écrasé par la sensation que l'Étoile était descendue de son ciel et s'était penchée sur lui.
Il se réveilla en sursaut et sentit les mains d'Eldritch qui se refermaient sur ses épaules, pour le maintenir en place. Il était toujours accroupi face à Auguste, qui l'observait avec un air intrigué. Couvert de sueur, il reprit son souffle péniblement. Il avait mal aux yeux. Le halo de l'Étoile Rouge s'était à jamais imprimé dans sa rétine.
« Intéressant, dit le Grand Paladin. Peux-tu te lever, Ilyas ? »
Encore tremblotant et fiévreux, mais soutenu par Eldritch, le jeune Paladin se remit debout devant son Empereur. Il ne le voyait qu'en nuances de rouge – la nouvelle couleur prise par ses iris.
« Tu l'as vue.
— Il y avait... ce grand lac noir... et ces sons... ces odeurs...
— Oui, c'est la vision. Je te jalouse un peu, Ilyas, car bien qu'étant le premier à y avoir assisté, je n'ai jamais réussi à la retrouver. Mais cette Étoile est un astre réel, un astre visible dans notre ciel, et Avalon ne cesse de s'approcher d'elle. »
Ilyas porta les mains à sa tête fébrilement, pour vérifier que ses cheveux étaient encore là.
« Est-ce que je vais... vivre ?
— Bien sûr. Tu es d'une autre trempe que les précédents candidats. Tu as désormais passé un nouveau Pacte. La Peste n'est qu'une force de la nature, et notre Pacte place cette force sous ton contrôle. Tu apprendras à en faire l'usage. »
Tout souriant, Auguste se pencha et déposa un baiser sur son front.
« Je te fais Haut Paladin, et je te nomme Ilyas, le Loyal. Bienvenue parmi nous. »
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