45. La force inépuisable des masses
Méfie-toi de l'homme qui a faim.
Un homme rassasié, aussi mécontent soit-il, reculera au premier coup de bâton. Il rentrera chez lui en te maudissant peut-être, mais continuera d'obéir le jour suivant ; sa subsistance en dépend.
Mais un homme affamé, rien ne peut le retenir ; il n'a aucun confort à préserver. Comme les chiens errants, il se moque bien de ton bâton ; même roué de coups, il reviendra sans cesse.
Auguste, Pensées
Eldritch ne fut pas fâché de laisser derrière lui le ciel vide de la steppe, où s'effilochait un peu de lumière ambrée, un ciel qui présageait d'un hiver austral aussi rude que celui qu'il avait autrefois connu à la garnison des Paladins.
Des hameaux de bergers surgissaient parfois au sommet des collines ; à leur pied, des hommes réduits à de simples silhouettes, entourés de leurs chiens, qui mâchonnaient un brin d'herbe en regardant le train fendre la plaine. À l'occasion, un de leurs moutons faméliques s'éloignait des troupeaux pour aller grignoter les brins d'herbe qui poussaient entre les traverses. Ce pour quoi les motrices avaient été dotées d'impressionnants pare-buffles à lames, semblables à des chasse-neige, qui amortissaient le choc et évitaient au train de s'arrêter en pleine campagne.
Quand au brigandage, il avait connu quelques heures de gloire aux premiers temps de la Compagnie Impériale du Chemin de Fer. Mais avec la multiplication des Paladins à bord, Avalon s'était rapidement trouvé à court de bandits.
Sur le chemin, Eldritch consulta les registres secrets ramassés à Kitonia, où se trouvaient résumés les stocks d'essence cristalline. Ces comptes d'apothicaire lui rappelaient ceux qu'il avait menés avec brio lors de leur premier hiver à Kitonia, rationnant le pain jusqu'à la dernière miette. Il n'avait qu'une année devant lui au mieux ; il fallait relancer la prospection.
Certes, la Compagnie Impériale des Cristaux avait autrefois raclé le continent à coups de pioches et de millions. Mais il restait un endroit, que le Haut Paladin avait marqué d'un drapeau rouge sur la carte aimantée de son bureau. L'empreinte de Mû. Lors de la Guerre des Sysades, lorsque le Dragon de cristal s'était abattu sur le monde, tout un pan du continent qui s'était enfoncé dans la mer. Des centaines de tonnes de cristaux se trouvaient encore au fond des eaux, pris dans la roche fondue.
Eldritch perçut le ralentissement depuis sa banquette en cuir mais c'est le grincement des freins qui lui fit lever le nez. La voie s'arrêtait ici, au milieu de la plaine rase dont la pente douce montait jusqu'au grand ravin, parmi les moulins à vent qui faisaient la fierté du royaume d'Istrecht, et qui avaient longtemps assuré sa prospérité. Ils ressemblaient à de vieux vétérans pris dans le tumulte d'une nouvelle génération.
Lorsque le Haut Paladin sauta de son wagon, il fut aussitôt remarqué ; on crut qu'il visitait les travaux, et des ingénieurs de la Compagnie du Chemin de Fer s'empressèrent de lui faire un compte-rendu. Ces hommes décoiffés par le vent, aux chemises fripées, piaillaient autour de lui tels des pinsons perchés dans un arbre ; ils égrainaient des chiffres qu'Eldritch oubliait aussitôt.
Des milliers d'ouvriers s'affairaient sur le chantier. Les toits de la vieille gare étaient abattus, les quais démolis et les rails démontés. La nouvelle voie était en cours de terrassement, au moyen d'une seule immense machine montée sur chenilles, qui remontait la côte en raclant la terre du bout de ses pelles mécaniques.
« Messire, arrêtez-vous, je vous prie. »
Le mur de briques leur faisait face, tel un bras de géant cuit par le soleil, qui enserrait les tours de la ville Sud. Cent vingt ans plus tôt, les troupes de l'Empereur Lennart le Magnanime s'étaient élancées à l'assaut de ce mur, et elles avaient échoué. Seul Auguste avait su renverser cette ville inexpugnable ; il était entré par les portes ouvertes, à la tête d'une escouade de Paladins, sous les vivats d'une foule qui l'attendait comme son sauveur.
L'ingénieur consulta sa montre, la remit dans la poche de son veston, la ressortit d'un air nerveux.
« C'est l'heure » constata-t-il.
La machine de nivellement s'arrêta et ses bras hydrauliques retombèrent comme ceux des autres ouvriers. Certains se protégeaient les oreilles.
Droit devant eux, dans l'angle de la voie, le chemin de ronde eut un soubresaut. Les lignes parallèles des briques se déformèrent comme des couches sédimentaires, puis se brisèrent dans une vague de poussière et de remblai. Au même moment, la détonation secoua tout le chantier ; dans la ville Sud, son souffle brisa quelques vitres.
Auguste avait vu juste ! C'était le train, avec sa patience de termite, qui pouvait percer toutes les murailles, toutes les frontières.
La poussière rouge fut soulevée jusqu'à eux par un coup de vent, et vint se coller sur les oculaires d'Eldritch, qui dut essuyer son masque du dos de la main.
« Félicitations, dit-il aux ingénieurs, sans grande conviction.
— Oh, c'était la partie facile, tempéra l'un, car en présence d'un Haut Paladin, on se faisait modeste. Les travaux à l'intérieur sont déjà bien avancés, et quand on aura fait rentrer la machine, on pourra accélérer l'ouverture des voies... mais le point délicat sera la ville centrale.
— Pourquoi ?
— Je peux vous montrer, si vous voulez. »
***
Les rues tortueuses de la ville Sud laissèrent place à une allée immense, rectiligne et dégagée, d'un ou deux kilomètres. Dès qu'Eldritch posa le pied sur les dalles neuves, il reconnut la sensation de vertige qui l'avait étreint à son premier passage à Istrecht. Car il se trouvait désormais au-dessus du vide.
À gauche, le Grand Ravin, encore fardé de brouillard, pressait entre ses flancs un tout petit morceau d'océan surmonté de son ciel. Une ligne de lampadaires en fer forgé, alimentés par les moulins à vent de la ville, gardait cet ancien chemin de ronde devenu une véritable avenue bourgeoise.
La Compagnie des Chemins de Fer en avait déjà privatisé l'usage ; mais c'étaient encore les chaussures élimées des géomètres, et non les pioches des terrassiers, qui battaient le pavé. Ils parcouraient le pont de long en large en traçant des lignes à la craie.
Eldritch osa un coup d'œil du côté droit. On ne devinait presque plus les arches titanesques, chacune faite d'un seul bloc de pierre, que les Sysades des Précurseurs avaient chevillées sur cette falaise. S'aidant de la structure du pont, s'accrochant parfois à la pierre ancestrale tels une colonie de bigorneaux, les plus pauvres d'Istrecht avaient encoché de grandes poutres, comblé de solives, recouvert de planches, et assemblé pièce par pièce des milliers d'habitations de fortune. Il y avait, dans ces cabanes montées les unes sur les autres, un sens de l'équilibre égalant les cathédrales ; car chacune reposait sur ses voisines, et retirer la moindre paille de l'ensemble, c'était prendre le risque que tout cette ville souterraine tombe dans le ravin.
À Istrecht, l'épidémie de peste avait réduit la population, mais pas les loyers. Pour les téméraires incapables de se payer une chambre sous les combles, la ville centrale avait le confort inégalé d'un endroit où la garde royale ne vient pas vous réveiller pour vous dire de dégager.
« Par ici. »
L'ingénieur les arrêta devant une grande trace de craie, révélant une série de fissures parallèles qui couraient sur le dallage ; un écartement de quelques millimètres d'où surgissait un pissenlit enthousiaste.
« Ces failles sont apparues le mois dernier, dit l'homme. Nous étions en train de faire transiter un important chargement – hommes, chevaux, mais surtout des rails... une centaine de tonnes. »
Un géomètre passa à côté d'eux en comptant ses pas.
« Ce n'est pas inhabituel. L'écartement du Grand Ravin peut varier d'un à deux centimètres. C'est imperceptible, mais les arches bougent – leur encoches offrent assez de jeu. En revanche, cette fissure ici était bien due à notre convoi. Nous avons pensé aux arches, mais pas au pont lui-même. Deux mille traverses de soixante-dix kilogrammes, soit cent quarante tonnes de bois. Cinquante kilogrammes au mètre par rail, soit environ cent cinquante tonnes de rail... certes, toute cette masse sera uniformément répartie. Mais l'enjeu, ce sera le train, surtout la motrice. Deux cent tonnes en un seul endroit. Le pont ne supportera jamais ce poids.
— Dans ce cas, renforcez-le.
— C'est notre projet. Nous allons casser le dallage, raser la surface et accéder aux fondations du pont, là où elles reposent directement sur les arches. Ensuite nous allons couler du béton et poser des poutres métalliques. Tout ceci va prendre du temps et doubler notre budget. Mais il y a autre chose. »
Il désigna les toits de la ruche humaine ; les plus proches n'étaient qu'à quelques mètres de leurs pieds. La ville centrale n'avait pas été épargnée par la Peste ; car c'était dans le Grand Ravin que l'on jetait les morts, chaque jour au petit matin, et certains s'écrasaient sur les planches des étages inférieurs.
« Pour installer cette structure, nous allons devoir démonter la plupart de la ville centrale.
— En quoi sera-ce plus difficile que dans la ville Sud ?
— Nous avons déjà eu quelques protestataires. Les gens d'ici sont habitués à ce qu'on les laisse tranquilles – c'est le seul intérêt de vivre sous le pont. »
Eldritch sourit.
« Si c'est cela qui vous chagrine, ne vous inquiétez pas. Continuez les travaux, et au besoin, faites détacher une escouade. »
Qu'on les déplace, qu'on les écarte, qu'on les renvoie, ils resteront tout de même dans la ville, songea le Haut Paladin. Et c'est tant mieux. Il faut laisser une chance aux plus fortes têtes, aux hommes frustres, habitués des privations. Ne les détruisez pas : matez-les, et l'Empire s'alimentera de leur énergie, de l'inépuisable force de vie qui anime ces masses grégaires. Depuis Rome, c'est ainsi que l'on procède.
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