40. Le superviseur
Nous, les Sysades, sommes en train de disparaître. Est-ce une fatalité ? Finalement, j'ai eu beau critiquer le wotanisme dans ces pages, je jalouse leur foi inébranlable en un retour glorieux de Wotan, qui renversera le monde, jugera les hommes pour leurs actions et leur offrira une juste rétribution pour leurs efforts. Car je ne rêve de rien d'autre que de voir Mû nous ouvrir les portes de sa Forteresse, ressortir de la Forêt Changeante, nous remercier d'avoir défendu son Pacte, et nommer une nouvelle génération d'Administrateurs Système pour le remettre en place. Oui, je souhaite que Mû revienne. Hier, en patrouille, j'ai échangé un bref regard avec un enfant ; son visage était emmitouflé dans des fourrures, mais ses yeux étaient d'un bleu étincelant, d'un bleu de cristal. J'ai cru qu'il s'agissait de Mû, qu'elle était parmi nous, qu'elle m'observait, qu'elle attendait de voir si j'étais digne ou non de son secours.
Clodomir d'Embert, Journal
Le bureau du superviseur van Zoest était spacieux et bien rangé – tout le contraire de celui de Clodomir, et ce détail anodin éveilla étrangement l'inquiétude d'Aelys.
« Approche. Assieds-toi. Tu veux peut-être quelque chose à boire ? »
Moins impressionnant que lors de son discours, le superviseur était à moitié assis sur une chaise en paille ; sur la table d'orme qui formait le centre de la pièce, dont les arabesques polies semblaient se lier et se délier comme les intrications subtiles du commerce et de la politique, trônait un flacon de verre rempli d'un liquide vermeil. Seul un ignare aurait prétendu qu'il s'agissait de jus de raisin frais. Aelys déclina d'un hochement de tête.
Le superviseur pencha la tête vers elle, fronçant ses épais sourcils.
« Tu ne te souviens pas de moi ? Je comprends. »
Il désigna sa robe blanche, la même que celle des moines.
« C'était il y a longtemps, je ne portais pas encore ceci, et tu étais fort jeune. Deux ou trois ans.
— Je crois que vous faites erreur, murmura Aelys en détournant le regard.
— Tu ne serais donc pas la fille de Clodomir ? Allons, avec moi, ton secret est en sécurité. Personne n'écoute à cette porte. J'ai tout pouvoir à Stokkel, et à l'intérieur de cette enceinte, rien ne peut t'atteindre. »
Alors pourquoi se sentait-elle menacée ?
« Mais tout d'abord, permets-moi de te présenter mes sincères condoléances. Quand on m'a télégraphié la nouvelle de sa mort, j'étais terrifié. J'ai perdu le sommeil des jours durant en pensant à toi ; je savais que les sbires d'Auguste, sans honneur ni principes, n'auraient pas hésité à t'assassiner en même temps que ton père, mais rien n'a pu me confirmer ton sort... jusqu'à ce soir. »
Aelys regarda sur le côté d'un air indécis. Maïa était là, familièrement adossée au mur centenaire.
« Il n'est certainement pas affilié aux Paladins, souffla-t-elle dans son oreille. Cela ne veut pas dire qu'il est ton allié. Comment t'a-t-il reconnue ?
— Comment... comment m'avez-vous reconnue ? tenta-t-elle.
— Ce n'est pas toi que j'ai reconnue, dit van Zoest en s'écrasant dans son fauteuil. C'est ta mère. Tu es son portrait craché. »
Il fit glisser le flacon de vin jusqu'à lui et se servit un verre – le deuxième, à en juger par le fond qui y décantait déjà.
« Ces yeux verts, surtout, si rares sur ce continent... et qui ont fait tourner les têtes de toute la garnison de Kitonia.
— Vous étiez Paladin ?
— Non, c'est Clodomir qui m'a raconté ces histoires. Nous étions assez proches, vois-tu. Lorsqu'ils ont quitté le Paladinat avec ta mère, je les ai hébergés quelques temps à Stokkel – j'y possédais, à l'époque, un petit commerce. Quand elle est morte, je suis venu plusieurs fois vous visiter dans votre petit village. Je comprends que tu ne t'en souviennes pas. »
Maïa fit quelques pas dans la pièce ; son bras passa au travers d'Aelys, qui eut la sensation d'un léger courant d'air froid.
« Peut-être qu'il ment, souligna l'ombre. Peut-être qu'il dit la vérité. Dans aucun des deux cas tu ne devrais lui faire confiance. »
Aelys joignit les mains avec un semblant d'assurance.
« Qui êtes-vous ?
— Tu ne connaissais donc pas le nom de famille de ta mère ? s'étonna van Zoest en reposant son verre. Il est vrai qu'elle y a renoncé en entrant chez les Paladins, un choix que ses parents n'ont jamais digéré. Elle s'appelait Irina van Zoest, et je suis son cousin. Ta propre famille, Aelys. Et sans doute la dernière personne en ce monde à connaître ce lourd, ce très lourd secret que tu détiens. »
Il se leva pleinement et Maïa le regarda passer avec un regard de défiance. Ses yeux étaient habités par une flamme inextinguible.
« Mais tu n'es plus seule, désormais. Nous serons deux à protéger ce trésor inestimable que t'a légué Clodomir, et pour lequel le Grand Paladin Auguste était prêt à tuer.
— Le pouvoir de Sysade ? »
Elle le sentit vaciller. C'était une chose si importante, si sacrée à ses yeux qu'il ne se serait pas permis de la nommer ainsi à haute voix.
« Tu es la descendante des Précurseurs, reprit-il. La Lignée est la preuve de ta légitimité, face aux hommes, et face à Wotan lui-même. Auguste n'est qu'un usurpateur ; il a peur que ce pouvoir, le vrai pouvoir, vienne lui ravir ses récentes conquêtes. »
Il était trop près d'elle ; Aelys recula sa chaise et lança :
« C'est vrai, je suis une Sysade. »
Elle comprenait que Clodomir se fût méfié de tout et de tout le monde, y compris de sa propre famille. Van Zoest ne voulait pas la prendre sous son aile pour la protéger. Il voulait le pouvoir. Il le désirait sans doute depuis des décennies.
La raison pour laquelle son père ne lui aurait jamais donné le pouvoir de Sysade, la raison pour laquelle il haïssait ce pouvoir, cette malédiction, lui était jetée au visage. Quels qu'eussent été les objectifs des Précurseurs, créateurs des premières Lignées, et de Mû, qui les avait réinstaurées, les autres hommes ne savaient pas considérer le pouvoir de Sysade comme autre chose qu'une arme. Une arme pour fonder et pour défaire des empires.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top