4. Clodomir


Nous y sommes. Kitonia. Ma première mission de Paladin. J'en ai rencontré d'autres, à peu près aussi jeunes que moi. On m'a donné des noms mais c'était trop rapide, je ne m'en souviens pas. Le rassemblement de la garnison est prévu pour demain matin. Personne n'ose se plaindre, mais je devine qu'ils auraient préféré s'arrêter à Istrecht, ou même pousser des cailloux à Gormelo.

Ce qui frappe en premier à Kitonia, c'est le froid. Il est incompréhensible que des humains aient décidé de s'installer ici ; pourtant ils l'ont fait, malgré le froid, la neige et la nuit qui étouffent la ville les deux tiers de l'année.

Les vétérans ne s'y sont pas trompés. Il n'y a qu'un seul Paladin de plus de trente ans ; tous les autres ont réussi à être mutés ailleurs.

Clodomir d'Embert, Journal


Tous les habitants d'Hynor savaient où se trouvait le manoir d'Embert, pour avoir visité au moins une fois le docteur ; mais s'il fallait l'indiquer à un nouvel arrivant, par exemple les Paladins dont les bottes noires frappaient les grosses pierres de la route, il suffisait de pointer du doigt vers le Nord en disant : c'est au bout.

En effet, le manoir était venu se poser tout au bout du monde. Sur son flanc gauche s'ouvrait une falaise abrupte, creusée par la main du Grand Dragon lui-même, six cent cinquante ans plus tôt. Ailleurs, c'était la forêt de pins du grand Nord d'Avalon ; des arbres droits, minces et solides, comme des poils de sanglier. On n'était parvenu qu'à y creuser la route du manoir, deux kilomètres qu'Aelys parcourait tous les jours à vélo. Puis les grands arbres hautains, ou les murmures insistants des Nattväsen, avaient fini par avoir raison de la fièvre des explorateurs humains. Au fond, cet océan remuant et ce lac vert languissant faisaient une bonne frontière. Clodomir d'Embert s'était arrêté ici, lui aussi, et avait posé la première pierre de sa demeure.

Le docteur ôta ses verres de lecture et les essuya pensivement.

Le soleil avait disparu à l'Ouest, derrière les montagnes. Un œil avisé pouvait repérer les premiers lampions qu'on allumait au village, pour les festivités de la nuit. Clodomir avait dû décliner l'invitation du bourgmestre Dvor ; non qu'il fît souvent l'honneur de sa présence au village. On ne se souvenait de lui que dans l'urgence d'une chute ou d'un accouchement prématuré ; aussi ne sortait-il de chez lui qu'au beau milieu de la nuit, tel un Nattvas. Seuls Aelys et Ernest faisaient les allers-retours, la première à vélo, le second à pied, car le majordome considérait cette invention cinquantenaire avec la plus grande circonspection.

Clodomir se leva de son bureau et traversa la pièce vers son unique fenêtre, un œil cyclopéen placé dans l'axe de symétrie de la bâtisse, à équidistance des deux tours. D'ici, la vue sur les jardins était imprenable ; il pouvait admirer les rhododendrons et constater que le potager faisait grise mine. Dix ans plus tôt, avant que ses yeux ne commencent à le trahir, il aurait même pu compter les escargots qui s'élançaient à l'assaut des dernières salades.

Une figure familière déboula entre les pins. La grande grille était fermée, comme toujours, et Clodomir la vit longer le mur d'enceinte jusqu'à la petite grille annexe. La jeune femme poussa son vélo sur les cinquante derniers mètres et le posa contre l'appentis de jardin, avant de monter les marches de l'entrée principale, juste sous ses yeux.

Clodomir ressentit un pincement au cœur.

La terre du potager était de mauvaise qualité, et cela se ressentait dans les patates cloquées et les salades filandreuses qu'Ernest parvenait à en arracher. Mais comment, de ce manoir au bout du monde, une Aelys avait-elle pu éclore ? Cela défiait l'entendement.

Le docteur fit un demi-tour et se planta face au portrait de son arrière-arrière-grand-père, qui occupait l'espace entre la porte et la bibliothèque. Un visiteur comme Eldritch n'y aurait vu qu'un de ces pékins endimanchés, tout à fait oubliables, qui encombrent tout histoire familiale. Mais un historien averti – ou peut-être un bon lecteur – n'aurait manqué de reconnaître l'illustre et moustachu Fulbert d'Embert, premier du nom, prince consort du Royaume d'Istrecht, marié à la reine Malvina cent vingt ans plus tôt. N'avait-il pas donné à la dynastie d'Embert sa fameuse devise, « Embert et contre tous », ainsi qu'une recette de sandwich pour laquelle le monde n'était pas encore prêt ?

Comme il entendait Aelys monter les marches qui menaient à l'étage, il se détourna de l'aïeul et ouvrit la porte pour accueillir sa fille.

Dès l'enfance, elle avait eu les yeux verts de sa mère, et à mesure que les années passaient, la ressemblance devenait confondante. Ses cheveux noirs adroitement tressés, son teint plus hâlé que l'ordinaire du Grand-Duché de Vlaardburg, tout faisait écho à la photographie sépia posée sur le bureau, cernée de notes griffonnées et d'imprimés de médecine générale. Il n'aurait jamais cru, après avoir autant pleuré, que des jours heureux pouvaient revenir. Certes, il n'était plus un jeune homme pavanant au bras de son épouse, mais un père fier de sa fille. Mais la vie avait décidé de s'accrocher à lui.

Sa casquette encore à la main, Aelys le regarda dans les yeux et annonça :

« Quatre Paladins sont à Hynor. Un monte la garde à l'entrée, et trois viennent par ici. Le bourgmestre dit qu'ils te cherchent. »

D'un coup d'œil en biais, Clodomir chercha conseil auprès de Fulbert, mais ce dernier ne lui rendit pas son regard. Il se décida à poser une main rassurante sur l'épaule d'Aelys et à rendre un irréfutable verdict :

« Ce n'est rien. Je les attends. »

Ce n'était qu'à moitié vrai. Oui, Clodomir, depuis les bulletins radio de la semaine passée, s'attendait à leur venue. Il s'y était même préparé. Il avait mis quelques-unes de ses affaires en ordre, pas assez toutefois pour désencombrer son bureau ; il avait annoncé au bourgmestre Dvor qu'il devrait bientôt se chercher un autre médecin.

« Tu ne les as pas croisés sur le chemin ? » s'enquit-il en sortant dans le couloir.

La lignée s'y poursuivait. La reine Malvina, superbe dans son costume safran, ouvrait le bal, suivie de Venance, la seule fille qu'elle avait eue avec le prince Fulbert ; Clothaire, fils cadet de Venance, Ipathie, la mère de Clodomir, et en parallèle, quantités de cousins toujours plus éloignés. Ils avaient tenu les rênes d'Istrecht, la plus grande ville d'Avalon ; mais leur dynastie s'était essoufflée jusqu'à l'abdication finale.

« Je les ai entendus passer de loin. J'ai cru comprendre que le vieux Bertrand les avait envoyés dans la mauvaise direction. Mais ils seront là bientôt.

— Ne t'inquiète pas. Ce n'est qu'une visite de courtoisie. »

Ils descendirent les marches du double escalier en colimaçon ; leurs pas s'interrompirent sur le dallage en damier de l'entrée. Un vieux chapeau d'hiver semblait les toiser depuis le sommet d'un des portemanteaux.

« Rien qui te concerne, insista Clodomir. Tu passes la soirée au village, n'est-ce pas ? Ne traîne pas ; ce serait dommage de manquer la fête. »

Aelys fronça du nez. Tout ceci ne lui plaisait pas. Elle savait pertinemment que son père, ancien Paladin lui-même, s'était installé ici pour leur échapper.

Clodomir déposa un baiser sur son front et lui dit de prendre soin d'elle, comme il l'aurait fait d'ordinaire, lorsqu'elle décidait de rentrer tard. Elle esquissa un sourire, déplora qu'il ne pût se rendre au banquet et promit qu'elle lui ramènerait des beignets.

« À demain, Ernest ! lança-t-elle en s'éclipsant.

— 'demain » répondit le majordome depuis la cuisine, où il épluchait les pommes de terre d'une soupe ordinaire.

Le docteur regarda partir sa fille avec émotion. Lorsqu'elle fut sortie des jardins, il poussa la porte de la cuisine et rencontra le regard d'Ernest. La quarantaine, il ressemblait pourtant à un ours tout juste sorti d'hibernation, affublé d'une barbe moutonnante et d'une paire de lunettes antiques ; on lui aurait donné vingt ans de plus.

« J'ai entendu, annonça-t-il en s'essuyant ses mains sur son tablier. Et je ne suis pas dupe. Pourquoi est-ce que tu es encore là ?

— Je n'ai nulle part où aller » mentit Clodomir.

Ernest émit un profond soupir ; il dégrafa son tablier et le suspendit au mur.

« Ils sont quatre. Je ne sais pas si je peux te protéger.

— Trois, corrigea le docteur, l'air absent.

— Si un Haut Paladin est parmi eux...

— Eldritch sera là » confirma-t-il.

Le domestique étouffa un juron, puis, vérifiant que la jeune femme était partie, le laissa tout de même passer.

« Par les cent mille écailles de mon cul ! Tu veux qu'on t'enterre à côté d'Irina, c'est ça ? »

Clodomir fit non de la tête.

« Je veux lui parler. C'est pour cela que je dois rester.

— Tu pourras toujours compter sur moi, mais tu sais très bien qu'ils ne sont pas là pour boire le thé.

— Je sais.

— Qu'est-ce que je peux faire ?

— Pars. »

Le domestique ouvrit la bouche, mais les cent mille écailles ayant déjà été employées, faute de blasphème supérieur dans son vocabulaire, il resta silencieux.

« J'ai besoin que tu ailles au village, dit Clodomir. Assure-toi qu'Aelys est en sécurité. »

Ernest allait protester, mais le docteur ajouta sur un ton sévère :

« La Lignée ne doit pas s'éteindre.

— La Lignée ne doit pas s'éteindre » répéta Ernest à contrecœur.

Bras ballants, la poitrine serrée, il contempla son patron de trente ans, et en vérité, son seul ami ; puis il fourra les mains dans ses poches et marmonna qu'il allait prendre quelques affaires.

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