39. WOTAN
Je souhaite que Mû revienne, mais ce souhait est un poison ; un doux poison qui a détruit le cercle des Sysades. Au contraire, nous devions nous préparer au pire. Agir comme si elle ne reviendrait pas. Nous avons refusé de perdre espoir, et pour cette raison, nous sommes entrés démunis dans l'ère du Second Empire.
Clodomir d'Embert, Journal
Dans les dix minutes précédant six heures, le bâtiment central se remplit de fidèles.
Il était organisé sur un plan en croix, avec une nef immense, soutenue par une série d'arches gothiques. Son dallage en damier était séparé en deux par une ligne de briques rouges. Rien qu'à compter les bancs identiques alignés jusqu'au fond de la nef, Aelys estima que le monastère comptait trois cent fidèles et autant de visiteurs.
À l'emplacement de la tour qu'elle avait vue de loin, le plafond s'élevait en une voûte imposante. Plusieurs pupitres, posés sur un socle de pierre, suggéraient une estrade pour les officiers du culte, et les côtés se remplirent peu à peu de choristes.
Hormis les boiseries qui habillaient tout l'intérieur de la nef, celle-ci était peu décorée, aussi austère à l'intérieur qu'à l'extérieur. Derrière l'estrade se dressait une haute statue de Wotan. Son visage en très mauvais état rendait ses traits difficiles à discerner ; diverses réparations de plâtre se devinaient sur le marbre originel, et des agrafes de fer enjambaient d'inquiétantes fissures qui couraient sur toute sa hauteur.
Mais cette statue avait une grande valeur historique : c'était un vestige des Précurseurs.
« Il y avait même une interface système par ici, glissa Maïa dans son oreille. Elle ne fonctionne plus. Ils ont gardé la statue et construit leur église tout autour. »
Aelys s'assit en silence. La salle achevait de se remplir. Les seules respirations des pénitents créaient un bruit de fond désagréable ; elle entendit quelqu'un tousser au fond de la nef. Elle tourna son regard sur le côté à la recherche de Lor, et ne trouva que les yeux remplis de reproche d'une nonne deux fois plus âgée qu'elle.
Le superviseur van Zoest s'avança jusqu'au pupitre et tourna quelques pages en parcourant le texte du jour. La cinquantaine, il avait le front aussi sévère qu'un portique de cathédrale ; ses gestes étaient fébriles et ses mains usées par la copie. Ses sourcils épais se relevèrent, son regard perçant traversa la salle et il leva les bras en déclamant :
« Paix et prospérité. »
Les fidèles se levèrent.
C'était un homme habitué à parler. Avalon, qui disposait déjà du phonographe et du disque à sillon, était proche d'inventer le microphone et le haut-parleur. Mais van Zoest n'en aurait pas besoin pour rallier l'élite wotaniste rassemblée dans cette nef.
« Telle fut la parole de Wotan lorsqu'il lança ce vaisseau, que nous nommons Avalon, mais que les textes sacrés des Précurseurs surnomment l'Entreprise, car il est la grande œuvre du dieu rédempteur. Ce vaisseau, dit-Il encore, ira là où aucun homme, là où personne n'est jamais allé. »
Alors que les derniers rangs buvaient ses paroles, les premiers n'écoutaient qu'à demi. C'étaient les mots d'usage de l'office. Plus tard, van Zoest décrirait un épisode particulièrement saillant de l'histoire des Précurseurs et des faits et gestes de Wotan, compilés dans les textes sacrés, avant de donner le ton pour les chants et la prière.
« Je voudrais vous parler ce soir... »
Son regard se heurta à Aelys et sa phrase se suspendit plusieurs secondes, assez pour que les choristes sur ses côtés échangent des regards gênés.
« ... ce soir, reprit-il, des Sysades. Certains disent que les Sysades sont l'œuvre de Mû, mais nous savons, nous, que ces hommes font erreur. En vérité, les Sysades sont les derniers descendants des Précurseurs. Oui, il fut un temps où tous les hommes possédaient ce pouvoir, que Wotan leur avait donné afin de combattre les créatures terribles qui ravageaient le Monde Obscur. Mais Wotan, voyant que ces hommes en faisaient mauvais usage, l'ôta à la plupart d'entre eux. »
Un immense malaise circula parmi les moines ; le supérieur van Zoest improvisait. Il ne suivait pas son texte.
« Seuls ne demeurent que de modestes témoignages de ce pouvoir, voués à disparaître. »
Cette phrase glaça le sang d'Aelys. Voilà un point de vue que l'homme partageait avec Auguste.
Elle eut soudain envie de fuir, mais ses jambes étaient en coton. Aelys se sentait bien seule, à nouveau, entourée de ces centaines de visages anonymes, des robes blanches de cette secte qui déformait la mémoire de Mû et de son Pacte. Van Zoest avait tourné d'autres pages et repris le fil de son discours, suivant un office qu'il réservait à un autre jour. De temps à autre, il jetait un regard appuyé dans sa direction.
À son départ de l'estrade, elle se permit de souffler. Elle se laissa ensuite bercer par les chants, et ne se rendit compte que l'office était terminé que lorsque des femmes lui dirent qu'elle bloquait le passage.
Le dîner se déroula dans une salle commune, connectée à la nef par deux couloirs parallèles ; il ne fallut pas plus d'un quart d'heure aux membres de la Première Loge pour expédier leur pain sec et leur soupe de pois. Aelys chercha discrètement parmi les hommes attablés de l'autre côté de la pièce, et reconnut Lor au moment où celui-ci se leva de table, parmi les premiers.
« Paix et prospérité. »
Elle sursauta et répondit précipitamment à Fiona qui s'était glissée derrière elle. La nonne semblait tenir un rang honorable dans la hiérarchie du monastère.
« Mademoiselle Alicia, le superviseur van Zoest souhaiterait s'entretenir avec vous.
— Pourquoi moi ? demanda Aelys dans un souffle.
— Veillez à ce que votre comportement demeure irréprochable. »
On percevait aisément ses lamentations intérieures, elle qui craignait que les manigances de Lor, et par extension de son invitée, ne finissent par l'emporter.
En se levant, Aelys entrevit la silhouette de Maïa, faite de petites étincelles bleutées qui semblaient demeurer en suspension dans l'air ; elle était assise sur la table en bois de chêne et étudiait la situation avec intérêt.
« Bien entendu, poursuivit la nonne sur le chemin, le supérieur van Zoest habite dans la partie du monastère réservée aux hommes. Vous serez donc escortée par des hommes. Veillez à ce que votre comportement...
— Demeure irréprochable.
— C'est cela. »
À leur traversée des jardins, Aelys se sentit épiée. Un petit abri en bois, rond et clos, de cinq mètres de diamètre à peine, était posé en travers de la haie de buis. Lorsqu'elle mit le pied dans ce sas, elle se prit à douter que sa couverture tienne encore une journée.
Le soleil ne s'était pas encore couché, mais lorsqu'elle émergea de l'autre côté, tout lui parut plus sombre. Deux moines à la mine défraîchie, les épaules rentrées, la tête basse, la firent couper à travers jardin, jusqu'à un bâtiment posé à l'écart des logis.
« Le supérieur van Zoest vous reçoit seule. Veillez à ce que...
— Mon comportement sera irréprochable » s'agaça Aelys.
On frappa trois coups contre une porte antique.
« Faites-la entrer. »
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