38. Les pénitents
Un million, dix millions d'hommes ne font pas un empire. Non, je n'en veux pas ; donnez-moi plutôt dix mille hommes qui vont dans la même direction.
Auguste, Pensées
« Ne sois pas si inquiète » murmura Maïa à travers ses propres lèvres.
Aelys marchait à pas lents pour se familiariser avec la géographie du monastère. Elle s'imaginait déjà s'agripper au plafond bas des péristyles, se hisser sur les toits d'ardoise, bondir d'un bâtiment à l'autre pour s'enfuir par-dessus la muraille. Après tout, deux semaines plus tôt – et de son point de vue, une éternité – elle avait fait la même chose, et cela lui avait sauvé la vie.
En plus de l'entrée qui représentait un point faible certain, elle repéra ainsi plusieurs circuits de fuite.
Malgré toute l'oppression qu'ils représentaient pour elle, il régnait entre ces murs un calme imperturbable. Une haie de buis courait à travers les jardins, séparant les deux côtés du domaine, qui ne se rejoignaient que dans le bâtiment central.
Après avoir déposé son épée dans une réserve gardée par une nonne aux allures de dragon, Aelys fut guidée à travers les jardins en direction de la Première Loge. Les wotanistes, en effet, réservaient différentes prestations aux visiteurs venus séjourner dans le monastère, selon la qualité de la personne et la quantité de sa donation. On reconnaissait ces pénitents à leurs vêtements civils, et malgré la sobriété qui prévalait ici en toute chose, sur le chemin de sa chambre, elle observa des chemises de prix que n'aurait pas dédaignées Lor, reconnut des bagues et des chevalières de sororités fortunées, et crut voir un ou deux visages déjà entraperçus dans des journaux.
« Voici votre chambre » dit Fiona en poussant une porte.
C'était une cellule de quelques mètres carrés, pourvue d'un lit à une place dont le matelas, Aelys le découvrirait bientôt, était à peine moins dur que le sol de la forêt boréale, et d'un espace tout juste suffisant pour s'agenouiller en implorant la clémence de Wotan.
L'ancienne Fiona se serait montrée curieuse, mais la Fiona présente, qui avait perdu quelques morceaux, n'avait posé aucune question supplémentaire, se contentant d'observer Aelys comme un antiquaire cherchant la fissure sur un bibelot de porcelaine.
« Vous trouverez sous le lit un jeu de vêtements pour vous changer. La blanchisseuse passera récupérer vos affaires demain matin. La salle de bains commune est au bout du couloir, à ma gauche. Si vous continuez à ma droite, vous trouverez une chambre occupée par deux fidèles. Elles se relaient pour assurer une présence permanente. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à leur demander.
— Il n'y a pas de serrure ? Demanda Aelys en examinant la porte.
— Non » répondit la nonne d'une voix atone, où on devinait qu'elle répétait la même chose pour la millième fois.
La jeune femme désigna un cadran posé sur une petite étagère.
« Comment règle-t-on le réveil ?
— Il n'est pas nécessaire de le régler. Il sonne à cinq heures tous les matins, pour la prière. »
Aelys hocha la tête.
« Vous êtes attendue ce soir pour la prière, à six heures, dans la chapelle. Veillez à ne pas être en retard. Si vous arrivez en retard, vous manquerez l'office. »
Fiona dit cela sur un ton péremptoire, comme pour souligner la gravité d'une telle perspective. Aelys comptait se conformer aux règles : le train pour Kels dépendait de la bonne volonté de ces wotanistes aussi rigoureux avec leur religion que souples avec leurs modes de financement.
Si les pauvres hères dans les autres loges étaient certainement en quête de rédemption spirituelle, il régnait ici des relents d'affaires commerciales et de politique, et beaucoup de pénitentes n'étaient ici que pour profiter de la tranquillité. Ce cloître était à l'abri des corbeaux, et c'était sa principale qualité. Peut-être signait-on ici des contrats comme ceux qu'exécutait Lor.
Maïa se manifesta alors qu'elle ajustait les vêtements laissés pour elle, nouant d'innombrables attaches de ficelle qui faisaient ressembler le résultat à une blouse d'hôpital. Le plus difficile avait été de cacher sa dague ; elle était fixée sur l'envers de son pantalon, accessible depuis une poche innocente. Elle ne doutait pas que les nonnes retourneraient son matelas à la recherche d'objets prohibés, et elle avait donc pratiqué une minuscule incision sur ce dernier pour glisser le fourreau dans la paille.
« Que croient-ils exactement, ces wotanistes ? demanda l'ombre.
— La pierre d'angle de leur dogme est que Mû n'existe pas. Il ne s'agit que d'une manifestation passagère de Wotan. »
Elle eut un instant d'absence avant de comprendre que Maïa ne parlait plus seulement par sa voix ; elle pouvait sentir sa présence même en plein jour, et devinait la Nattvas assise sur son lit, la tête penchée en arrière d'un air pensif.
« Une prémisse intéressante. La réalité est contraire. Celui qu'ils nomment Wotan était un homme, un Précurseur qui a dirigé la construction d'Avalon, sans prendre part au voyage.
— Ils pensent aussi que Wotan a construit Avalon, nota Aelys en laçant ses chaussures. Mais pour eux il était seul, et les Précurseurs, les premiers hommes, sont les élus qu'il a sauvés du Monde Obscur pour les emmener sur un paradis futur.
— Comment expliquent-il la disparition des Précurseurs ? La Guerre des Sysades ?
— Ils s'étaient détournés de Wotan, qui les a châtiés. Tout l'objet de l'Église de la Rédemption est de regagner la confiance de Wotan, par la pénitence, afin qu'il nous emmène au paradis. Ses élus, du moins. »
Maïa se leva et se reposa contre le mur.
« Je les comprends, dit-elle. Nous sommes dans un navire sans pilote, et il est naturel d'espérer que notre destination est prévue à l'avance ; que ceci n'est qu'une épreuve passagère avant une félicité éternelle. C'est même l'essence de tous les espoirs humains.
— Mais ils se trompent, rétorqua durement Aelys. Wotan n'existe pas, ou plus ; il ne reviendra jamais. Avalon est le monde de Mû.
— Nous le savons. Mais tu n'es pas là pour les convaincre.
— Je n'en ai pas l'intention. »
Elle n'en avait même pas le droit. On ne peut pas enlever aux hommes leur seule source d'espoir, sans rien à leur proposer en échange.
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