37. Fiona
Apprends, dans toute chose, à voir une arme.
La parole est une arme. L'art est une arme. La logistique est une arme. La finance est une arme. La réputation est une arme. La justice est une arme. Et toutes ces armes ne sont pas seulement potentielles, elles sont immédiatement exploitables. Le vainqueur d'une guerre future sera souvent celui qui se munira d'une nouvelle arme inconnue de ses adversaires, et imprévue de leurs stratèges. Celui qui armera ses paysans de fourches et lancera leurs hordes innombrables balayer les nobles chevaliers d'antan. Celui qui empoisonnera les puits de la ville adverse sans livrer la moindre bataille. Celui qui, en détruisant sa réputation, fera renverser le gouvernement défavorable à ses entreprises, et par la ruse, portera au pouvoir des opportunistes plus en phase avec ses intérêts.
Auguste, Pensées
Comme le manoir d'Embert, le monastère de Stokkel était séparé de la forêt par un mur de petites pierres dont l'enduit s'était effrité. Les chemins pavés, désormais surchargés de panonceaux proclamant tantôt une auberge bon marché ou une église de rédemption wotaniste, se séparaient en plusieurs embranchements comme un bras de rivière longeant de grands rochers.
Les vieux chênes empiétaient par-dessus le mur d'enceinte de leurs branches les plus hautes, mais tout ce qu'Aelys put deviner depuis l'extérieur, c'était que le monastère était séparé en plusieurs bâtiments à un seul étage, des dépendances symétriques entre lesquelles dominait la haute tour d'une chapelle, toute coiffée de sculptures baroques et de ferronneries aiguisées. Une pointe de lance à son sommet semblait pouvoir percer les nuages. Il s'agissait vraisemblablement d'un paratonnerre à valeur symbolique, Wotan étant réputé pour manifester son verbe à travers les tempêtes.
Comme il faisait encore jour, les grilles du domaine étaient ouvertes sur un petit jardin d'herbes aromatiques. Jusqu'ici ils n'avaient vu personne, mais on pouvait deviner, à travers les jeux de lumière, la circulation de quelques fidèles ou visiteurs à travers les vitres rondes des bâtiments qui fermaient l'entrée.
Lor avança avec confiance jusqu'à un petit guichet qu'on aurait pu installer à l'entrée d'une banque ou d'un musée – ce qui paraissait logique, puisqu'à en croire l'assassin, le monastère jouait un peu des deux rôles. Il fit sonner une petite clochette sur le comptoir de bois.
Une femme vêtue d'une robe blanche, aux cheveux coupés courts, surgit à petit pas pressés. Sa tunique ample n'avait pas de manche droite, et un bandeau en cuir recouvrait son œil gauche. À n'en pas douter, elle avait eu une autre vie avant de prendre la robe, ce qui expliquait pourquoi elle connaissait Lor – et pourquoi, en apercevant la figure ravie de l'assassin, son propre sourire se mua en une expression de pure déception.
« Oh, non, lâcha-t-elle à mi-chemin, hésitant sans doute à faire demi-tour en prétendant ne rien avoir vu.
— Fiona, mon amie ! Figure-toi que je passais par là, en compagnie d'une, hum, collègue, qui tenait à visiter le célèbre monastère de Stokkel. »
Fiona cligna des yeux d'un air éberlué.
« Et vous êtes deux cette fois ? Et la prochaine fois, vous serez combien ? Quatre ?
— Tu nous enregistres ? Il se pourrait qu'on ait égaré nos documents de voyage sur le chemin, mais je sais que, moyennant le tarif idoine, les fameux experts copistes de Stokkel, les derniers représentants de ce noble art sur Avalon, se feront un plaisir de nous les refaire. »
La nonne se traîna jusqu'au comptoir, ramassa un livre et quelques formulaires en papier.
« Bien sûr, soupira-t-elle, toutes les donations au culte de Wotan sont les bienvenues.
— Disons, quinze mille pour cette fois ? »
Fiona le contempla d'un œil torve.
« La Sainte Église de la Rédemption est dans une situation financière assez morose, et les donations généreuses sont particulièrement appréciées.
— Vingt mille ? Ah, c'est parce qu'on est deux ? Vingt-cinq mille, c'est mon dernier prix. Mais tu nous prends une place dans la Première Loge. »
La nonne opina du chef.
« Les plus généreux donateurs sont bien entendus admis dans le bâtiment de la Première Loge, et pourront se recueillir dans la chapelle tout au long de leur séjour.
— Parfait.
— Comment souhaitez-vous régler votre donation ?
— Mandat bancaire. Tu as déjà mon numéro de compte à la BPH. Ne t'inquiète pas, j'ai les fonds. »
Fiona prit quelques notes d'une main distraite. Elle reposa son regard sombre sur Lor, puis sur Aelys, insistant sur cette dernière. Sa présence avivait sans doute quelques réserves, mais rien que vingt-cinq mille livres de Hermegen – le prix d'une maison neuve à la campagne – ne puissent arranger.
« J'ai en effet noté une référence de compte bancaire. Elle sera vérifiée ce soir par télégraphe. Mais quels noms dois-je inscrire sur le formulaire ?
— Disons, hum, Bertie et Alicia Brecht. C'est ma sœur » précisa-t-il aussitôt.
Fiona parut particulièrement atterrée face à cette précision, mais nota néanmoins.
« Combien de temps restez-vous ?
— Ça dépend, reconnut Lor. Est-ce que les copistes ont beaucoup de travail en ce moment ?
— Vos documents seront prêts demain matin et pourront être récupérés à l'imprimerie juste après la prière.
— Parfait. Dans ce cas, nous restons pour la nuit. »
La nonne referma son livre avec un claquement sec, sans cacher sa nervosité.
« Bien. Vous êtes inscrits pour la Première Loge. Je vais vous donner les numéros de vos chambres ; on vous indiquera le chemin. Vous trouverez sur votre lit un livre de prières ainsi qu'un livret d'obligations à observer durant votre séjour. Je rappelle les règles principales : les femmes logent dans la partie gauche du cloître, les hommes dans la partie droite. Il est attendu que vous assisterez aux trois prières quotidiennes ainsi qu'aux repas qui sont pris en commun à l'issue des offices. Tout ceci se fera dans le bâtiment central, juste derrière vous. Le reste du temps, vous pourrez vous joindre aux activités des autres visiteurs, méditer ou prier dans les différents espaces mis à votre disposition. Toutes les zones du monastère ne sont pas accessibles aux visiteurs ; il est demandé de ne pas franchir les barrières. Il est interdit de fumer, de boire de l'alcool, et la plus stricte abstinence devra bien sûr être respectée dans toute l'enceinte du monastère. »
Sur ce dernier point, elle planta un regard accusateur sur Lor, que l'inventaire semblait beaucoup ennuyer.
« Le non-respect d'une de ces règles pourra entraîner l'expulsion du monastère et l'interdiction d'y séjourner à nouveau. J'insiste, Lor...
— Bertie.
— Oui, Bertie. Le superviseur van Zoest...
— Merci, Fiona ! À la prochaine. »
Le jeune homme referma la main sur le papier cartonné que lui tendait la nonne, mais cette dernière s'y accrocha comme si sa vie en dépendait, ce qui ne devait pas être très loin de la réalité.
« Étant des visiteurs, et non des moines, il n'est pas exigé que vous vous conformiez à tous les usages du culte wotaniste, cependant, il est demandé de faire preuve de respect vis-à-vis des autres pénitents, et de saluer ceux que vous croisez avec la formule rituelle « paix et prospérité », qui nous a été transmise par les textes sacrés.
— Ouais, ouais » grommela Lor.
Il récupéra la carte, enjamba la corde qui fermait l'entrée sans attendre que Fiona la décroche, et disparut dans le couloir de droite.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top