30. Le réceptacle


Nous avons perdu Auguste.

Les trois traîneaux devaient revenir avant-hier. Aucune nouvelle. Le blizzard s'est levé. Même s'ils agitaient leurs lampes à huile sous les remparts, je crois qu'on ne les remarquerait pas.

Eldritch a refait ses calculs en ôtant les chasseurs de l'expédition. Mais la différence est faible. En cas de coup dur, m'a-t-il dit, on aurait pu manger les chiens. Mais on a aussi perdu les chiens.

Clodomir d'Embert, Journal


Après le départ de Maïa, Aelys sortit son carnet de notes et dessina les rais lunaires explorant la surface noire de la baie. Mais son trait anxieux manquait de précision ; elle effaça cette tentative, changea de page et observa les profils de plusieurs Nattväsen capturés au cours de sa traversée. Ils ne faisaient pas de bons modèles, avec leur manie de s'évanouir en un battement de cils.

Une quart d'heure plus tard, elle remarqua l'agitation qui gagnait le Donjon, dont le sommet clignotait de signaux lumineux. Une tour de garde du port y répondit avec célérité ; des cris retentirent sur la côte et des chaloupes furent mises à l'eau. Aelys suivit leur progression jusqu'à l'explosion du phare.

Un éclair orangé incendia la baie ; une boule de feu s'éleva de la tour, dont le sommet ressemblait désormais à un flambeau. Trois secondes après l'impact, le son parvint aux oreilles d'Aelys ; c'était un coup de tonnerre, dont le puissant grondement fit trembler toutes les fenêtres de la côte – certaines, dans le quartier d'habitation excentré qu'elle avait traversé sur le chemin, s'ouvrirent à demi pour laisser passer des têtes surprises coiffées de bonnets de nuit.

Anxieuse, la jeune femme surveilla les alentours en craignant de voir à tout instant des escouades entières de gardes, et surtout, de Paladins, débarquer sur la plage de galets et tâter de leurs lances chaque anfractuosité des roches escarpées. Mais ils avaient mieux à faire que de déranger les crabes ; toute l'agitation se concentrait au niveau du port.

Et si Maïa ne revenait pas ? Leur pacte serait rompu. Jamais elle ne pourrait atteindre Mû toute seule, ni prétendre se venger d'Eldritch. Sa guerre échouerait. Mais la paix était-elle seulement possible pour une fille à peine adulte dont la famille a été assassinée, et que les hommes les plus puissants du monde ont juré de tuer ?

Face à de telles pensées, Aelys se sentit prise de vertiges ; elle aurait voulu se tourner vers le fantôme de son père et lui demander : si tu voulais me protéger, était-ce vraiment la meilleure chose à faire ?

Enfin, à son grand soulagement, Maïa émergea de la mer. Des gouttes d'eau salée tombaient de ses cheveux noirs et du bout de ses doigts bleu sombre ; le liquide n'avait aucune adhérence à sa forme d'ombre. Elle traversa la plage d'un pas tranquille et vint s'asseoir à côté d'Aelys. Elle semblait préoccupée.

« J'ai trouvé notre homme.

— Qui est-il, au juste ?

— Un assassin mandaté par le Second Empire pour tuer le Sysade de Vehjar, et qui a dupé l'Empire en volant son pouvoir au lieu de le faire disparaître. Il nous est nécessaire pour accéder à Mû, mais nous ne pouvons pas lui faire confiance. »

La jeune femme serra les poings ; ses épaules tremblaient. Malgré toute la détermination dont elle essayait de faire preuve, le meurtre de son père ne cessait de lui revenir ; cet homme qui allait les rejoindre aurait très bien pu remplacer Eldritch dans ce soir fatidique, si cela avait été sa mission.

Maïa prit sa main avec affection et pencha sa tête vers elle. Ses yeux bleus semblaient briller de leur propre lumière.

« Ne t'inquiète pas. Pour l'instant, il a besoin de nous et nous avons besoin de lui. Et si besoin, je te protègerai. »

Mais jamais ces mots ne lui avaient paru aussi creux ; Clodomir et Ernest, eux aussi, avaient tenté de la protéger.

Au loin, les flammes continuaient de consumer la nappe d'huile répandue au sommet de la tour, qui ressemblait à une gigantesque bougie. Le panache de fumée noire s'éloignait en direction de la Lune.

Une gerbe d'eau claqua à vingt mètres d'elles, comme si une vague anormalement puissante venait de s'abattre sur la plage. Elle révéla un homme vêtu d'une chemise et d'un pantalon de lin parsemés de déchirures et de traces de suie ; son visage était celui d'un avocat fraîchement diplômé, mais sa tignasse blonde ressemblait à un champ de blé après le passage d'une tornade. Maïa lui fit signe de les rejoindre à l'ombre, mais il resta droit à la frontière des vagues, les sourcils froncés. Une légère lueur azurée dans ses mains signalait la présence d'un cristal de Sysade, sous forme de poudre ou de gaz, rôdant autour de lui comme un bon génie.

« J'ai fait mon choix, gente dame... faisons donc ce bout de chemin ensemble. Si tu as quelques bonnes blagues à m'apprendre, ça me permettra même de tuer le temps. »

Il posa les yeux sur Aelys et ses sourcils se froncèrent. La jeune femme se leva, poings serrés. Dans sa tête, l'image de ce jeune arrogant se confondit avec celle d'Eldritch, en avant-plan du manoir d'Embert qui n'avait jamais cessé de brûler. Le fait qu'il aurait pu être l'assassin de son père, même s'il ne l'avait pas fait, le rendait déjà à demi-coupable. Elle ressentit une brusque envie de dégainer son épée et de la lui passer au travers du corps ; l'envie de faire quelque chose pour empêcher un crime pourtant déjà commis et enterré sous la cendre.

« J'ai l'impression qu'elle ne m'aime pas trop. Pourtant, je n'ai pas encore essayé de la courtiser.

— Et tu t'en abstiendras, dit Maïa sur un ton sévère.

— Soit. À qui ai-je l'honneur ? »

Maïa étendit une main pour faire les présentations.

« Aelys, Lor. Lor, Aelys.

— Et toi, très chère ?

— Maïa. »

Le jeune homme masquait bien son trouble ; mais ce duo le perturbait au plus au point. Qu'une ombre se promène dans la nuit, pourquoi pas. Mais ces yeux verts scintillants avaient une aura de mystère, et pour un pragmatique comme lui, de telles énigmes n'apportent que des ennuis.

« Tu n'as pas l'air très en forme, Aelys, remarqua-t-il en passant la main dans ses cheveux hirsutes.

— Toi non plus.

— Certes, mais ça ira mieux quand j'aurai pris un bain. Toi, on dirait que tu n'as pas dormi depuis une semaine. Sache qu'un long trajet nous attend ; il sera difficile pour tout le monde ; j'espère que ton amie Maïa a été très claire sur ce point.

— Ce n'est pas ton problème » rétorqua Aelys.

Lor joua l'apaisement.

« Oh, bien sûr, tu fais ce que tu veux, jeune fille. Seulement, je veux être certain que les choses sont bien claires entre nous. Je ne suis pas là pour te tirer d'ennui. Concrètement, si tu te fais bouffer par un ours pendant que je me lime les ongles, je ne lèverai pas le petit doigt. »

Maïa se leva à son tour, posa une main rassurante sur l'épaule d'Aelys, et déclara d'une voix posée :

« Merci, Lor, pour ta franchise. Nous avons besoin de ton pouvoir de Sysade, et ce n'est que pour cette raison que nous sommes prêtes à souffrir ta présence. Contente-toi de nous suivre, ou pars si tu le souhaites – mais si tu t'en vas, ne t'attends pas à garder ce pouvoir bien longtemps. »

La Nattvas avait assez impressionné Lor pour qu'il se taise, ce qui ne devait pas être une mince affaire. Il conclut le débat d'un soupir défaitiste et proposa qu'ils mettent un peu de distance entre eux et la ville, d'ici à ce que des chiens renifleurs commencent à remonter leur piste.

Si une Lignée, qui se transmet d'un parent à son enfant, peut être considérée comme plus précieuse qu'une vie humaine individuelle, alors Lor avait réussi à voler la chose la plus précieuse donnée aux humains d'Avalon : le pouvoir de Sysade, le don de Mû. Mais pour Aelys, il n'était qu'un simple dépositaire. Un réceptacle qui les suivrait docilement jusqu'à leur but.

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