3. Aelys
Nous sommes arrivés à Hynor ce matin. Les travaux de la maison ont bien avancé. Tout mon héritage y est passé, mais je n'ai pas eu besoin de contracter un prêt.
En attendant de pouvoir emménager, nous logeons au village.
Clodomir d'Embert, Journal
Arrivée à proximité de la rivière, Aelys laissa son vélo ralentir sur la légère côte que formait le chemin de terre ; elle rétropédala pour arriver à une halte complète, descendit et posa sa bicyclette contre un arbre.
La jeune femme ôta la casquette de feutre qui obstruait une partie de son champ de vision et rabattit ses mèches noires derrière ses oreilles. Elle avait besoin de tout voir, de tout entendre. Les pins immenses de la forêt se dressaient autour d'elle comme les gardiens flamboyants d'un palais englouti ; la rivière glougloutait plus loin, derrière des sous-bois mystérieux et des taillis labyrinthiques.
Elle entendit frémir les buissons et se baissa aussitôt pour ne pas attirer l'attention.
Le cerf parut, portant haut sa tête couronnée, tel le roi entrant dans sa demeure d'été ; il était suivi par deux jeunes sans bois.
Aelys retint son souffle ; à leur passage, ils se tournèrent vers elle d'un air superbe et négligent.
Si les habitants d'Hynor s'étaient adonnés à la chasse tous les dimanche, la populace de la forêt aurait tôt fait de déguerpir à la moindre odeur humaine. Mais les pionniers étaient bien trop superstitieux. Ils redoutaient les rétributions des Nattväsen, gardiens du monde de la nuit, et par extension, de la forêt toute entière. Aussi les animaux sauvages aux alentours vaquaient-ils à leur existence sans se soucier de ces humains inoffensifs.
Tout en maintenant une distance de dix mètres, pour ne pas les brusquer, la jeune femme suivit les animaux jusqu'au gué. Avec élégance, ces derniers dépassèrent les rochers et troncs d'arbres encombrant la rivière, et reniflèrent l'eau qui tourbillonnait sur les galets.
Mais cette après-midi, la rivière ne leur plaisait pas. Ils fronçaient des naseaux devant son eau pourtant si pure et sincère ; peut-être qu'un animal mort en amont contaminait le courant, et qu'ils parvenaient à le sentir.
Faute de mieux, le grand cerf traversa la rivière et alla mâchonner les brindilles de l'autre côté, laissant une série de petites empreintes sur le sable. Les deux autres l'imitèrent avec application. Aelys s'accroupit, ouvrit son carnet de notes et commença à dessiner.
Ce petit livret à reliure de cuir, taché par la pluie, ne quittait jamais la poche de sa veste ; ce pourquoi le village la prenait pour une douce rêveuse. Il n'y avait guère que les enfants à qui elle apprenait à lire qui se passionnaient encore pour ces dessins et pour ces histoires. Elle entrouvrait alors le carnet aux mille merveilles, qui protestait d'un craquement étouffé. Elle montrait les cerfs, les écureuils, les corbeaux, les ours et les loups croisés au cours de ses échappées à vélo sur les chemins forestiers les plus étroits. Elle parcourait du doigt les cartes recopiées sur ses atlas, des cartes qu'elle connaissait par cœur à force de les avoir étudiées ; elle nommait les portraits de tous ses ancêtres, croqués d'un coup d'œil sur les tableaux qui occupaient les murs de sa maison. Enfin, le clou du spectacle, les Nattväsen, ceux qu'elle avait entraperçus de loin, derrière la fenêtre de sa chambre, aux heures où les enfants sont sommés de dormir.
Ce carnet était une invitation au voyage. Car Aelys rêvait de partir ; le continent d'Avalon suffirait à peine à épancher sa soif de découverte, et elle s'imaginait déjà affréter un navire, traverser l'océan d'un bout à l'autre, à la recherche de terres émergées que ses atlas auraient omises. Chacun de ces dessins était comme une promesse de liberté. À sa majorité, au soir de ses vingt et un ans, elle embrasserait son père sur le front et elle annoncerait son projet. Oh, il le savait déjà ; il l'avait vue grandir toutes ces années à l'écart du monde ; il l'avait vue dévorer les romans d'aventure et rêvasser en regardant passer les nuages. Mais il ne s'était jamais préparé à la laisser partir.
Aelys était une jeune fille sage et réservée. Mais chaque nuit, sur le toit du manoir familial, elle ouvrait ses ailes imaginaires et s'envolait vers l'horizon, vers le Soleil.
Le grand cerf releva brusquement la tête ; il fixa un point éloigné derrière elle. Comprenant que le déjeuner touchait à sa fin, les deux autres le suivirent au petit trot à travers les taillis.
Du bout du doigt, la jeune femme adoucissait les traits lorsqu'elle entendit, à son tour, les moteurs des Spins ronronner sous les arbres. Des Paladins qui suivaient la grande route. Elle se colla derrière un tronc ; une précaution inutile, car les ombres de la forêt passaient bien trop vite devant leurs yeux pour qu'ils remarquent son vélo abandonné sous les arbres.
Certaine qu'ils s'étaient éloignés, Aelys referma son carnet et choisit un chemin secondaire vers Hynor. Elle savait qu'ils viendraient un jour. Ils ne pouvaient être là que pour une seule personne.
***
La rivière et sa route parallèle finirent par mener les quatre Paladins à Hynor, le village le plus reculé de tout le continent d'Avalon. Il n'était pas aussi fortifié que l'imaginait Eldritch ; ce petit groupe de maisons aux toits d'ardoise, niché au milieu d'une trouée défrichée cent ans plus tôt, n'était bien qu'un hameau fermier laissé en paix par les Nattväsen.
Cette bourgade de pionniers se targuait d'être indépendante de Vlaardburg, car selon les dires du Grand-Duc lui-même, il n'avait tout simplement pas assez de main-d'œuvre pour établir une quelconque frontière au Nord ; c'était donc un territoire sans souverain.
Les quatre Paladins arrêtèrent leurs Spins à l'entrée de la forêt ; Eldritch épousseta sa tenue.
« Ludwig, Hermance, vous m'accompagnez, ordonna-t-il. Ilyas, vous montez la garde. »
Un muret minuscule encerclait les champs de blé, qu'ils auraient pu enjamber sans s'en rendre compte, ce qui fit sourire le Haut Paladin derrière son masque. Malgré tout, il éprouvait une certaine admiration pour ces hommes capables de s'établir aussi loin. Car même si l'antenne réceptrice de la radio, plantée sur la plus haute maison comme la verrue sur le nez d'une sorcière, portait jusqu'ici les nouvelles du reste du monde, ils avaient bien fait le choix de marcher à la frontière de la civilisation humaine. Sans véhicule motorisé, il fallait bien une semaine entière pour rallier Vlaardburg.
Eldritch se sentait une certaine affinité avec cet esprit pionnier. Il lui rappelait ses affrontements contre l'hiver austral.
L'entrée du village leur fut barrée par un notable local, bras croisés, regard affûté, préparant ses questions. Aussi haut que large, et peut-être même un peu plus large, il avait de petites mains boudinées, et une paire de lunettes rondes dont un des verres était fendu. Plusieurs hommes de carrure similaire jouaient des muscles dans son ombre.
Cette démonstration de force jurait avec les décorations florales aux fenêtres et l'odeur agréable qui flottait dans la rue principale joliment pavée. Une petite troupe de villageois s'attelait à installer une sorte d'estrade, tandis que sur les toits, on suspendait des bannières aux gouttières. De tels préparatifs agitaient également Vlaardburg lorsque le Haut paladin y avait fait halte ; car on célébrait demain, ou peut-être dès ce soir, le jour de Mû.
Et le soleil, ce soleil que le Grand Dragon de Cristal avait établi dans le ciel d'Avalon, était au rendez-vous pour la célébration.
« Je suis le bourgmestre, Anton Dvor, ajouta l'homme aussi rond que ses lunettes. Que nous vaut l'honneur de votre présence, messire ? Vous êtes peut-être venu prendre part à nos célébrations ?
— Hélas, je crains que l'urgence de notre mission nous en empêche. Je suis le Haut Paladin Eldritch. Vous avez peut-être entendu parler de moi.
— Oui, fort possible.
— Je recherche Clodomir d'Embert. On m'a dit que vous le connaîtriez comme le docteur d'Embert. »
Le bourgmestre se tourna à demi vers ses administrés.
« Rassurez-vous, ajouta Eldritch, messire d'Embert n'est qu'un vieil ami que je viens visiter. Dites-nous où il se trouve, et notre passage à Hynor sera bref. Nous ne sommes pas venus interrompre vos célébrations.
— Il n'est pas ici, lâcha le bourgmestre.
— Mais encore ? »
L'homme tourna sur ses talons ; il leva le bras et, fermant les yeux de déni, pointa une direction vague.
« C'est par ici. Vous trouverez le manoir à deux kilomètres, au bout du chemin, juste au bord de la falaise.
— Merci, mon brave » conclut Eldritch sur le ton d'un homme qui vient de vous faire signer un emprunt irremboursable.
De toute façon, même à fourrer Clodomir dans une cave, Anton Dvor n'aurait jamais pu le cacher bien longtemps.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top