28. Le Donjon


J'ai parlé à Eldritch de mes sentiments pour Irina, je lui ai demandé ce que je devais faire. Sa réponse : rien. Il avait l'air très énervé.

Clodomir d'Embert, Journal


« Sylviane, je sais que vous ne souhaitez plus me parler, mais je crois que c'est un malentendu. Nous sommes partis sur de mauvaises bases. »

Le crâne à moitié éclaté, présentement tombé entre deux pavés, ne broncha pas.

Lor lâcha un profond soupir et tendit l'oreille pour suivre la respiration du gardien. Si sa cellule confondait le jour et la nuit, Lor suivait avec attention les changements de quart. Il différenciait sans peine les personnels affectés de jour, de jeunes gardiens de prison peu expérimentés avec qui il parvenait souvent à entamer une conversation, et les gardes de nuit, des Cerbères immobiles et silencieux, dont la simple présence pesait sur lui et l'empêchait de trouver le sommeil.

« Au fait, nous n'avons pas été présentés. Je m'appelle Lor, Lor le Menteur. Je suis dans le Donjon depuis avant-hier. »

C'était à peu près la quinzième fois qu'il répétait la même phrase, et cette fois, l'homme lui répondit.

« Dans trois mois, tu commenceras à perdre tes dents à cause du scorbut, et peut-être que tu commenceras enfin à fermer ta gueule. »

Puis il l'entendit cracher au sol.

Par réflexe, Lor passa sa langue sur ses dents pour vérifier qu'elles étaient encore en place.

« Vous savez, je suis un assassin très réputé. Ce qui veut dire qu'on me paie très bien. Je ne vais pas révéler les détails du contrat, mais le montant de ma... hum... dernière mission, devait correspondre à peu près à dix ans de votre salaire. Malheureusement, on m'a passé ces chaînes aux poignets avant que je puisse collecter mon dû. Quel malheur ! Cet argent dort encore dans un coffre alors qu'il pourrait parcourir le monde bien au chaud dans mes poches... et dans les vôtres. »

Pas de réponse.

« D'ailleurs, il paraît qu'il n'y a plus rien à manger sur cette île. Je ne suis pas du genre à me plaindre, mais déjà que la nourriture n'était pas fameuse... au moins, je suis ici à ne rien faire, mais vous, j'espère qu'on ne vous fait pas travailler le ventre vide. Ce serait un scandale ! »

Il soupira.

« Je boirais bien un truc. Un verre d'eau avec une rondelle de citron. Ou alors, une bonne bouteille de vin blanc, un vin de Hermegen. Est-ce que vous connaissez ce cru de 632 ? Une merveille.

— Demain ou après-demain, on te retirera les chaînes et tu seras interrogé. Je serai là. Si tu ne la fermes pas, je m'occuperai personnellement de t'écraser les doigts à coup de marteau. »

Lor était presque certain que, même dans cette cité qu'il connaissait peu, il aurait droit à un avocat, mais il s'abstint de le faire remarquer. Défait, il baissa les yeux vers Sylviane, sa seule compagne d'infortune, et constata avec effroi que le crâne était en train de se retourner. Les orbites vides se replacèrent face à lui, et de l'os frontal éclaté surgit la tête d'un petit rongeur. Il avait des dents proéminentes, de petites mains griffues, et de grands yeux noirs où brillait une étincelle menaçante.

C'était un noctureuil, qui glissa hors du crâne éclaté et tomba sur le dos en agitant ses petites pattes griffues. Le ventre lourd, comme quelqu'un qui a repris deux fois de la soupe aux pois d'Istrecht, il parvint à rouler sur le côté et lui présenta une gueule affreuse, où pointaient deux grandes incisives tordues.

« Ouste, du balai, souffla Lor. Je ne suis pas comestible ! »

Le noctureuil le regarda en bavant, de l'air idiot de quelqu'un qui s'apprête à raconter une blague pas drôle, alors que tout le monde tente vainement de l'en dissuader.

« Allez, dehors ! »

Pour toute réponse, le Nattvas éternua sur les pavés, ce qui dégénéra bientôt en convulsions qui parcouraient tout son corps, jusqu'à ce qu'il parvienne à vomir une boule de bave et de liquide noir qui sentait à peu près aussi bon que les aisselles de Lor après une semaine en détention.

La bile coula pour révéler une minuscule écaille de Mû.

À voix basse, il jura prodigieusement ; les quelques murmures qui franchirent ses lèvres parlaient de cent mille écailles, des pieds de Mû, des chaussettes de laine de Wotan et du gros nez d'Auguste – bien que Lor ignorât lui-même à quoi ressemblait le Grand Paladin Auguste, il était essentiel pour compléter la trinité des faux dieux d'Avalon.

Le Menteur concentra son esprit sur la pierre. Il s'était déjà entraîné en prévision de ce jour. Il avait convenablement étudié les Sysades ; les cristaux, donnés par Mû, étaient leur passe-droit dans la Simulation. Une matière manipulable à l'infini par la seule force de l'esprit.

Il avait besoin de ce pouvoir, ce pourquoi il l'avait subtilisé à Walter de Vehjar au moment de le tuer. Toutefois, le vieux Walter était un philosophe qui n'avait lui-même jamais manipulé le cristal, semblable à un collectionneur d'art dont les pièces maîtresses dorment dans une réserve à l'abri de tout public. Lor lui avait fait les poches sans y trouver la moindre écaille de Mû, peu avant que la garde de Vehjar ne lui tombe dessus.

La petite bille se souleva du sol, nettoyée de toute la bave, et se déforma en une lame fine et plate. Lor la fit revenir vers lui, posa ses mains au sol et découpa ses fers sans le moindre bruit. Le cristal, au tranchant plus fin qu'un atome, traversait le métal comme une motte de beurre.

Il se releva et s'étira avec satisfaction.

Sans doute, derrière ce coup du destin, se tenait quelque bienfaiteur accointé avec les Nattväsen, auquel Lor serait prétendument redevable. Cette idée lui arracha un gloussement. Il ne lui restait plus qu'à s'enfuir avec la pierre.

Il la remit sous forme de bille et la fit rebondir dans sa main pendant une bonne minute. Le noctureuil observait ses jongleries avec un air dépité. Lor étudia les alentours et jugea que le plus simple était de repartir par la porte d'entrée. Certes, sa réputation à Vehjar en pâtirait, mais il était déjà en passe d'être pendu et cela ne pouvait pas aller beaucoup plus loin.

Lor sépara sa pierre en deux portions égales. À sa main gauche, il fixa une lame aussi fine qu'un cheveu, mais aussi solide qu'un mur de béton ; sur son bras droit, une sorte de rondache transparente, faite d'une seule feuille de cristal.

« C'est parfait, s'exclama-t-il.

— Qu'est-ce qu'il y a ? » gronda l'ogre dont l'ombre gigantesque dans le couloir lui paraissait nettement moins intimidante.

Lor rabattit sa mèche blonde et de deux coups d'épée précis, découpa les barreaux de sa cellule, qui tombèrent dans un bruit de cloches désaccordées. Il enjamba les morceaux et salua son geôlier en souriant. L'homme, un vieux loup de mer à moitié chauve, aux mains calleuses et aux dents en perdition, n'était pas à la hauteur de son ombre. Il allait dire quelque chose, mais les mots n'eurent pas le temps de sortir de sa barbe. Lor pointa sa main gauche dans sa direction ; des éclats de cristal partirent de son bras et traversèrent le plastron réglementaire des gardes de Vehjar comme un simple carton d'emballage.

Le souffle coupé, le garde eut un dernier regard convulsé de protestation avant de tomber comme une masse. Lor l'enjamba tranquillement. Pour maximiser ses chances de réussite en ce bas-monde, l'assassin avait jugé bon de ne pas s'encombrer d'une morale, et après vingt ans d'existence, il ne regrettait pas ce choix.

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