27. L'île
Je suis amoureux d'Irina.
Je ne l'ai dit à personne. J'ai essayé de trafiquer le registre des patrouilles pour ne pas me retrouver seul avec elle. J'ai essayé de ne pas aller à l'entraînement les mêmes jours... mais cela n'a rien arrangé, et des gens malins comme Eldritch finiraient par avoir des soupçons. Nous ne sommes que vingt dans ce vieil hôtel en ruines. Il est difficile d'y garder le moindre secret.
Clodomir d'Embert, Journal
« Rejoins-moi sur la plage, à la tombée de la nuit » dit Maïa avant de lui rendre son corps.
En traversant la ville, Aelys visita deux autres marchands pour compléter ses vêtements et ses provisions. Elle explora ensuite une sorte d'établissement de bains publics, ce qui lui permit de désincruster enfin un morceau d'écorce collé derrière son oreille gauche. À la sortie, elle acheta enfin un pain fourré au poisson fumé, et une troupe de chats errants se mit à la poursuivre à distance, avec autant de sobriété et de précision que des noctureuils en chasse.
Comme les volets se fermaient pour garder la chaleur dans les maisons, les gardes et Paladins se multiplièrent à l'extérieur. Leurs uniformes bleus et leurs capes grises coulaient côte à côte comme deux liquides non miscibles, et Aelys cheminait au milieu en essayant d'adopter la même attitude confiante que Maïa.
Du reste, ils ouvraient l'œil pour les soûlards, les tapageurs, les voleurs, les égorgeurs, les ombres de la nuit. Aelys, avec ses tresses noires, ses grands yeux verts et sa casquette de voyage, ressemblait plutôt à une étudiante qui rentre de la bibliothèque.
À l'approche du port de Vehjar, signalé par un tourbillon de mouettes, elle bifurqua dans des rues de plus en plus étroites, jusqu'à ce que s'interrompent les pavés. Une bande de rochers, saupoudrée de sable, séparait la ville de l'océan ; à deux cent mètres à sa gauche, les silhouettes des navires de pêche tanguaient aux abords des jetées.
Elle s'assit sur un gros rocher et attendit. La Lune avait traversé l'horizon et lançait sur la plage ses reflets chaotiques, car le monde de la nuit n'est pas que pure obscurité ; c'est un monde qui n'est jamais éclairé qu'à moitié, et où il est donc facile de se cacher.
« C'est par ici. »
Maïa pointa son doigt vers la mer. Si plusieurs rochers noirs délimitaient la baie de Vehjar, le plus gros d'entre eux était surmonté d'un clignotement lumineux ; un phare, dont la lampe à huile de baleine marquait la route pour les navires de retour de la haute mer. En plissant des yeux, Aelys parvint à séparer la silhouette du bâtiment de celle du rocher ; c'était une tour large dont les pieds trempaient dans l'eau. Le Donjon, la prison de Vehjar, considérée comme la plus sûre du monde.
« L'homme que nous recherchons se nomme Lor. Il y a une semaine, il a tué un Sysade, Walter de Vehjar, et depuis nous avons gardé un œil sur lui.
— Il travaille pour l'Empire ?
— C'est un indépendant. »
Si Eldritch n'avait pas décidé de tuer Clodomir lui-même, c'est peut-être ce Lor qui se serait présenté à Hynor, au bas de sa porte, quelques jours plus tôt.
« Comment comptes-tu t'y prendre ?
— Je vais nager jusqu'à l'île.
— Si loin ?
— Tu sais, aux abords des côtes, les grandes algues et les récifs de corail forment de véritables forêts sous-marines, et elles aussi ont leurs Nattväsen. »
Elle essaya d'imaginer ces créatures rôdant sous les eaux noires de la baie.
« Et moi ?
— Tu monteras la garde ici, en attendant notre retour.
— Tu es sûre que tu n'as pas besoin de moi ? »
Maïa eut un regard malicieux.
« Tu crains pour ma vie, ou tu as peur que je t'abandonne ici ?
— Peut-être un peu des deux, avoua Aelys.
— Si cela peut te rassurer, notre pacte m'engage. Je ne vais pas te tromper avec quelqu'un d'autre... »
Elles échangèrent un sourire. Après une semaine d'apprivoisement, leur relation avait peut-être gagné en normalité.
Maïa lui demanda ensuite le cristal acheté dans la journée ; elle se mit debout, la pierre dans sa main, et serra son poing si fort que ses doigts fusionnèrent entre eux. Elle descendit ensuite la plage et plongea dans l'eau. Sa silhouette se distinguait à peine de la mer, qui partageait la même couleur.
***
Après deux cent mètres de nage contre le courant, Maïa aperçut un premier aileron, dont les franges nacrées déchirèrent la couverture noire de la baie.
La nuit, ces eaux peu profondes étaient le théâtre d'une chasse féroce ; des poissons tentaient d'échapper aux requins, et ceux qui y parvenaient se jetaient plus loin sur les lignes des pêcheurs. Les remous de ce théâtre sanglant parvenaient jusqu'à Maïa.
Le monde d'Avalon étant une simulation computationnelle reposant sur le Processus Avalon, quelques questions philosophiques demeuraient en suspens : ce cycle de vie et de mort, la continuation de celui qui avait cours sur Terre six cent cinquante ans plus tôt, était-il une nécessité ? Fallait-il que les Processus animaux de type BST possèdent eux aussi une individualité et une sensibilité ?
C'était bien la preuve, s'il en fallait une, qu'Avalon était l'œuvre d'humains, limités par le temps et les moyens, qui n'avaient pu que recopier un monde qu'ils connaissaient déjà.
Seul le monde de la nuit, le cercle des Nattväsen, représentait une évolution imprévue en regard de leur plan originel. Une correction apportée par Mû après sa prise de contrôle. Mais même ce monde avait ses proies et ses prédateurs, ses administrés et ses régulateurs. Maïa en avait fait le tour, et c'était loin d'être une utopie.
Elle émit un sifflement bref qui ressemblait à l'écholocation d'une chauve-souris. L'aileron qu'elle avait entraperçu pivota et fendit l'eau dans sa direction, dans un sillon d'écume blanchâtre. Elle plongea sous la surface ; le peu de lumière qui traversait l'eau lui convenait parfaitement, et elle put distinguer la silhouette pesante du requin-tortue. Ses nageoires larges étaient couvertes de plaques de corne, sur lesquelles s'accrochaient des filaments luminescents semblables aux voiles des Creux. D'autres protégeaient ses ouïes. On aurait eu beau chercher aux alentours de son bec cornu, il ne possédait pas d'yeux. C'était un être adapté aux profondeurs, qui ne remontait que la nuit, pour surveiller l'océan.
En quelques brassées, Maïa le rejoignit et posa sa main sur le dessus de sa tête pour le saluer. Le requin-tortue était à l'océan ce que le Creux était à la forêt ; comme eux, il ne disparaissait pas sous la lumière, et son corps immortel se recouvrait de concrétions, de petites algues et de coquillages parasitaires. La jeune femme remonta et s'accrocha à son aileron dorsal.
Dans la hiérarchie des Nattväsen, elle faisait partie du premier cercle. Les Processus BST-N, bien qu'ils ne fussent doués de parole ni de réflexion, le ressentaient, et hormis les plus grognons, ils n'hésitaient pas à l'aider.
En quelques minutes, le rocher noir s'agrandit jusqu'à envelopper la Lune.
Maïa lâcha le requin-tortue à cent mètres et termina le chemin seule pour ne pas attirer l'attention. La marée était haute et l'eau salée rongeait les contreforts de la tour imposante. La tache jaunâtre d'une lampe à faisceau courait sur la surface de l'eau. Elle s'arrêta contre le mur abrupt, dans l'angle mort des gardiens qui se promenaient plus haut sur le chemin de ronde.
Des noctureuils descendirent le long de la muraille, accrochant leurs petites griffes entre les pierres. Elle essaya de comprendre ce que signifiaient leurs piaillements aigus. L'un d'entre eux s'arrêta juste au-dessus de l'eau et se cogna la tête contre le mur.
Lor était emprisonné en bas de la tour.
Maïa étudia ses options quelques instants, bercée par le ressac qui se brisait contre la muraille.
Elle sortit sa main de l'eau, l'ouvrit et tendit la pierre au noctureuil. L'animal baissa la tête ; ses grands yeux exorbités lui donnaient un air benêt. Il ouvrit une gueule étrangement grande et avala l'écaille de Mû, dont la faible radiance bleutée se mit à colorer son estomac.
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