26. Les négociations

J'ai fait le portrait d'Irina, Eldritch, Soren, Rufus... notre groupe est presque complet. Mais il me manquait Auguste.

Je suis à peu près sûr qu'Auguste a un grand nom derrière lui, mais il ne nous l'a jamais révélé.

Il est assez unique dans notre groupe. Ce n'est pas un aussi bon bretteur que moi. Il ne travaille pas aussi bien qu'Eldritch. Contrairement à Irina, il ne connaît rien aux armes et à la mécanique. Il n'est pas aussi fort que Rufus, ni aussi doué pour les langues que Soren.

Mais depuis que le vétéran est parti, c'est Auguste qui s'est imposé comme le chef de la garnison.

Lorsqu'Auguste parle, on ne peut que l'écouter. Tout ce qu'il dit sonne juste et vrai. Lorsque Soren propose une nouvelle idée ou qu'Eldritch nous fait son rapport hebdomadaire, dès qu'ils ont parlé, c'est vers Auguste que nous tournons nos regards.

Auguste est quelqu'un qui croit en l'avenir, un avenir brillant dans lequel il y a assez de place pour tous ceux qui veulent le suivre. C'est une qualité qui suffit à faire un homme, et bien souvent, un chef.

Clodomir d'Embert, Journal


À l'approche de Vehjar, Aelys rencontra un homme qui tirait un âne sur le chemin. Leurs regards se croisèrent à peine, mais elle ne put s'empêcher de paraître troublée. C'était le premier humain qu'elle voyait depuis une semaine ; ils avaient disparu un temps de son monde, remplacés par les capes grises, les becs crochus, les ombres de la forêt et les silhouettes menaçantes brandissant des pelles.

À l'entrée de la ville, elle baissa les yeux devant les gardes. Assombris, ils conversaient à voix basse de la mort du gouverneur Bassim et de la montée en puissante des Paladins. Personne ne savait que Clodomir et Ernest avaient été tués par Eldritch Combien avait-elle envie de le leur crier au visage ! Mais nul ne voyait, nul ne verrait le monde brisé qu'Aelys traînait derrière elle. Il avait suffi de marcher cent kilomètres pour que tout soit oublié, que l'univers devienne sourd à sa peine.

C'était peut-être la seule raison de sa vengeance future. Seule cette vengeance résisterait à l'oubli, cette force irrépressible qui traverse le monde, contre laquelle nous luttons de notre vivant, sans issue, arc-boutés contre les montagnes qui ont décidé de se jeter dans la mer ; cette force qui vainc toujours par abandon.

Un jour, elle retrouverait Eldritch, elle lui arracherait son masque de carnaval, et elle lui dirait : te souviens-tu de moi ? Puis elle le jetterait à terre d'un coup d'estoc. À cause de ce seul geste, les historiens futurs, qui consigneraient la chute du Second Empire, seraient forcés de la reconnaître, de la nommer, d'expliquer ses motivations.

En ville, la jeune femme fit sa première visite à une négociante en métaux. Elle tenait boutique dans une rue peu passante de Vehjar. Un agent de sécurité dans un complet marron, revolver bien visible dans son holster, montait la garde devant la porte. Son regard accusateur entendait maintenir la jeune femme à distance ; mais Maïa n'était pas de cet avis. L'espace d'un battement de cils, la couleur de ses yeux changea du vert à l'azur, et c'est la tête haute, le sourire aux lèvres, qu'elle entra pour échanger une petite pépite d'or ramassée dans un nid de chien-volant.

La femme n'eut aucun mal à aligner les billets, mais il fallut des talents de persuasion remarquables pour qu'elle déleste sa collection d'une petite écaille de Mû, pas plus grosse qu'une bille. Une rareté qui ne pouvait plus s'échanger que sous le manteau, entre connaisseurs.

« Si tu le permets, Aelys, j'ai encore quelque chose à faire avant que la nuit tombe. »

C'était étrange de sentir ces mots sortir de sa propre bouche. Aussi étrange que cette promenade tranquille dans les rues de Vehjar, qui grouillaient de Paladins aux masques grotesques, et dont Maïa semblait se moquer éperdument. Personne ne parlait d'une fuyarde venue du Sud-Est : son existence était restée secrète. Quant à Eldritch, il était venu ici, puis reparti la veille.

Maïa poussa la porte d'un antiquaire, un homme à moitié endormi sur son comptoir. Un vieux chien aveuglé par de longs poils s'interposa pour renifler ses genoux avec attention. Peut-être s'était-il rendu compte de quelque chose. Ou peut-être ne réclamait-il qu'un petit massage de tête que la jeune femme lui procura avec amusement.

« Oh, bonjour, émergea le vendeur. Vous cherchez quelque chose en particulier ?

— Des armes, lâcha Maïa qui grattait désormais le ventre de la bête.

— J'ai, euh, de très belles pièces. »

Sa cliente dépassa les meubles vernissés, surmontés de pendules arrêtées et de statues en porcelaine ; elle s'arrêta devant une vitrine fermée à clef suspendue au mur, où étaient rangées plusieurs lames dans des fourreaux de cuir.

« Des pièces de collection, dit l'homme. Elles équipaient des gardes royaux lors de la bataille d'Istrecht. Une décoration idéale pour...

— Je compte m'en servir.

— ... ainsi que le poinçon des ateliers royaux d'Istrecht, que les connaisseurs reconnaîtront...

— Je n'aime pas les sabres, ajouta Maïa. Il me faut une lame droite, en acier trempé, assez courte, assez légère, en privilégiant la solidité. Une lame réutilisable, qui résiste aux chocs – inutile de me sortir une rapière. Il me faudra aussi une pierre de polissage. »

L'homme blêmit.

« Vous avez l'air sérieuse. Dans ce cas, je vous conseille de vous rapprocher de mon collègue dans l'armurerie en face.

— Il ne vend que des revolvers et des couteaux de chasse. J'ai déjà un couteau, et je n'ai pas besoin d'arme à feu.

— Je... je vois. Je vais regarder dans la réserve. Vous pourrez revenir demain matin ?

— Non, je peux attendre. »

Elle croisa des bras ; inquiet, l'homme recula et disparut dans son bric-à-brac. Son chien vint se coller à Maïa pour réclamer de nouvelles caresses.

« À tout hasard, appela le vendeur d'une voix inquiète, est-ce que vous avez une référence historique en tête ? Par exemple... les armes de mousquetaires du Grand-Duc de Vinken, à l'époque de Sibenius ?

— Je vous ai dit ce qu'il me fallait. Ah, et vous ajouterez une dague, si vous en trouvez une. Une main gauche de vingt-cinq centimètres, avec une poignée plate, et un fourreau du type qu'on peut coudre sous les vêtements – vous savez, les petites attaches en cuir...

— C'est à ça que ça sert ? Euh, on en apprend tous les jours. »

Il revint avec une brassée d'armes enroulées dans une toile de jute, qu'il étala sur son comptoir – un napperon de dentelle glissa à terre, ce qui attira l'attention du vieux chien.

« Voilà... j'espère que vous allez trouver, euh, votre bonheur. »

Maïa eut un sourire ingénu, auquel il se força de répondre en souriant lui aussi. Elle dégaina une lame d'un geste d'habituée, qui le fit sursauter, la tint en bout de bras d'une seule main, comme si elle ne pesait pas son kilogramme, fit quelques gestes pour tester son équilibre.

« Une épée des gardes privés de la Compagnie Impériale de Chemin de Fer, au tout début de son existence... très peu ont été mises en service, car quelques années après, la sécurité a été assurée par les Paladins. Mais vous voulez peut-être... euh... en essayer une autre ?

— Non, c'est ce qu'il me faut. »

Dans le même tas, elle s'empara d'une dague. Le vendeur roula des yeux. D'ordinaire, c'était à ce moment qu'on commençait les négociations ; mais pressé de la voir partir, et intimidé par ses yeux bleus qui avaient conquis son chien de garde, il proposa un prix au rabais.


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