25. Lor le Menteur


La puissance est une fin en soi. Sois puissant ; c'est le début de tout.

Auguste, Pensées


« Et vous, ça fait longtemps que vous êtes ici ? »

Lor se pencha sur le côté ; les chaînes qui attachaient ses poignets raclèrent le sol, et quelques cloportes éperdus se jetèrent dans les interstices des pavés humides.

Il hocha la tête.

« Je vois, je vois. On s'y fait, dites-vous. »

Avec sa barbe d'une semaine et ses vêtements chics, il ressemblait à un médecin écoutant les doléances de son patient. Précisons d'emblée que Lor, malgré toute sa bonne volonté, ne connaissait qu'un seul type de traitement, certes très efficace, capable de mettre fin à tous les maux en un instant – c'était un assassin réputé.

Il aurait aimé se gratter la barbe, mais le poids des fers, ainsi qu'une certaine lassitude, clouait ses mains à terre. Depuis sa tentative d'évasion de la veille, il était considéré comme un prisonnier dangereux.

« C'est assez reposant, convint-il en étirant ses jambes. Et c'est fou le temps qu'on gagne à ne pas se raser le matin. Malheureusement, je n'y ai pas encore trouvé un bon usage... la poésie ? Si j'essayais, on me jetterait au Donjon.

— La ferme, grogna un garde, dont l'ombre imposante traversait le couloir pour se poser juste en face de sa cellule.

— Mais j'oubliais, je suis déjà en prison ! Comme je suis bête. D'ailleurs, j'ai oublié de vous demander votre nom, gente dame. »

Il attendit que la réponse lui vienne.

« Sylvanie ? Quel beau prénom ! On le croirait sûrement descendu du ciel sur les ailes resplendissantes de Mû... j'ai hâte que nous fassions plus ample connaissance, ma chère. On me nomme Lor. Oui, Lor le Menteur. Oh, vous me connaissez déjà ? Mais vous savez, un homme n'est jamais à la hauteur de sa réputation...

— Il s'appelait Patrock, grogna le garde, et c'était un mec. »

Lor fixa avec circonspection le crâne humain qui partageait sa cellule. Dans l'obscurité, difficile de faire le distinguo.

« Sylvanie, vous m'avez donc caché votre véritable identité ? À moins... qui sommes-nous réellement ? Suis-je un Lor qui rêve d'être un papillon, ou un papillon qui rêve d'être un Lor ? Et vous, êtes-vous un Patrock qui rêve d'être Sylvanie, ou une Sylvanie qui rêve d'être un Patrock ? Cela vous paraîtra peut-être fou, mais que vous soyez Sylvanie, ou Patrock, cela n'a pour moi aucune importance... oui, l'important, c'est d'être fidèle à soi-même.

— Par les cent mille écailles, je vais venir te mettre un bâillon, et je le serrerai si fort que ça t'éclatera les dents !

— Non merci. Et aussi... eurgh, quelle horreur. En parlant de dents, quand est-ce qu'on mange ? J'ai l'appétit mesuré, mais Patrock ici présent est un bon vivant.

— Demain.

— Je crois que j'ai mal entendu.

— Demain ! C'est demain que tu grailles. On n'a plus de réserves.

— Comment se fait-il ? »

Sur l'ombre du garde, découpée dans l'aura fantomatique d'un flambeau de suif, il vit ce dernier se gratter le front avec désespoir.

« Si j'ai bien compris, le directeur a oublié de signer une facture... le service financier l'a refusée... le fournisseur a interrompu les livraisons... et on a fini les conserves ce matin. »

Lor tira un peu sur ses chaînes pour en tester la solidité. Il n'était dans cette cellule que depuis la veille, mais le service était certainement le plus déplorable qu'il ait jamais expérimenté en prison. Patrock le contemplait avec incrédulité de ses orbites vides ; son arcade sourcilière figée semblait se froncer en signe de reproche.

« Je suis désolé, dit Lor, c'est vrai qu'il y avait quelque chose de fort entre nous, mais si je n'ai rien à manger, moi, je vais mourir de faim ! »

Patrock demeura sourd à cet argument. Une mèche de cheveux récalcitrants, d'un blond qui avait fait perdre la raison à un certain nombre de femmes, tomba sur son nez, et il souffla pour la chasser.

« Au fait, qu'est-ce qui lui est arrivé, à Patrock ? Et pourquoi est-ce qu'il est encore là ?

— Oh, c'est juste des morceaux que la mer a recraché sur la plage. Personne ne voulait les transporter jusqu'à la côte, il paraît que ça porte malheur, que les noyés appartiennent à la mer, et...

— Du coup, il s'appelle vraiment Patrock ?

— J'en sais rien ! » Pesta le soldat.

Lor posa la main sur le crâne d'un geste plein d'émotion.

« Sylvanie, mon amie ! Vous aviez caché votre identité ! Mais ne craignez rien, avec moi, votre secret sera sûr. Je tuerai quiconque se mettra en travers du bonheur que vous méritez ; avec moi, ce sont vos poursuivants qui connaîtront désormais la peur, et ils prendront leurs jambes à leur cou, ces crapules, tandis que nous cheminerons tous deux, main dans la main, vers les rivages éthérés de l'am... oups. »

Sa main, alourdie par la chaîne fixée à son poignet, venait de traverser la boîte crânienne.

« Euh, pardonnez-moi, Sylvanie... mais rassurez-vous... ce qui compte, c'est la beauté intérieure. »

Quand Lor écarta sa main, le crâne défoncé roula entre deux pavés, d'où ne dépassa plus qu'un os occipital un peu rebondi. L'assassin haussa les épaules avec pragmatisme ; une de perdue, cent de retrouvées.

« Au fait, nous n'avons pas été présentés. Je m'appelle Lor.

— C'est à moi que tu parles ? s'exclama le garde.

— Je sens comme une connexion entre nous deux. Quelque chose de fort. On m'a attaché ici et on m'empêche de sortir. On vous a placé ici et on vous interdit de sortir. Qu'est-ce qui nous différencie ?

— Tu as coupé trois doigts à Gérald.

— C'était un accident. Je venais de dégainer mon sabre pour vérifier qu'il était bien graissé, Gérald a trébuché ; sa main s'est cognée sur une lame d'acier trempé de fabrication australe ; en essayant de nous séparer, nous sommes tous deux partis dans le mauvais sens. Mais rassurez-vous, on peut très bien réussir dans la vie avec trois doigts en moins.

— Et le gars à qui tu avais brûlé la cervelle deux minutes avant ?

— Un autre malentendu. Je venais de dégainer mon revolver pour vérifier qu'il était bien graissé, l'honorable Walter de Vehjar, qui passait à ce moment, a trébuché ; son front s'est cogné contre un canon d'acier trempé ; au même moment, sa main a heurté la gâchette, et le coup est parti. Mais je suis certain qu'un juge consciencieux verra clair dans toute cette affaire.

— Je pense que tu ne sortiras pas d'ici avant longtemps. »

Lor s'étira. Devant le peu de mouvements à son répertoire, il était sur le point de se lasser de celui-ci.

« Allons. Tout ce grabuge a dû parvenir aux oreilles du gouverneur Bassim. À l'heure qu'il est, il doit sortir de son sauna pour venir m'ouvrir cette cellule en s'excusant. »

C'était la garantie promise par les corbeaux. Même si cette mission délicate venait à le compromettre, le gouverneur avait besoin de caresser l'Empire dans le sens du poil, et le temps d'un contrat, tel une petite puce, Lor s'était installé dans ces poils.

Il s'imagina sortir triomphant de ce cloaque à l'odeur d'algue pourrie que Vehjar nommait le Donjon, Sylvanie sous le bras, saluant les gardes avec un sourire de politicien, dont les dents blanches et bien rangées, brossées une fois par semaine au bicarbonate, faisaient tourner les têtes avec la régularité d'un manège.

« Le gouverneur est mort.

— Par les cent mille écailles des pieds puants du Dragon de Cristal ! Mais comment je sors de là, moi ?

— Je sais pas. J'ai fini mon tour, salut. »

Il entendit des pieds traîner ; l'ombre fut remplacée par une autre, beaucoup moins causeuse, dont la respiration ressemblait au ronflement d'un ours en hibernation.

Le nez dans le ruisseau, Sylvanie le boudait toujours.

Si seulement il pouvait faire usage du pouvoir !

Il tendit la main et referma son poing dans le néant.

Ce pouvoir redouté n'avait pas sauvé Walter de Vehjar, célèbre philosophe et Sysade méconnu, lorsque son crâne s'était ouvert en une fontaine ambrée.

Il ne lui restait plus qu'à ronger ses chaînes, quitte à abîmer ses dents blanches.

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