24. La pelle

Partout où il y a un gagnant, il y a un perdant. Toi-même, tu m'affronteras peut-être un jour au grand jeu de la vie.

Auguste, Pensées


Au début, la forêt avait joué avec sa perception du temps, si bien qu'Aelys arrivait à peine à compter les jours. Mais après plusieurs longues journées de marche, elle parvint à se convaincre qu'il s'était écoulé une semaine entière.

Elle faisait preuve d'une endurance remarquable, mais Maïa, qui jouait le rôle de l'enseignante exigeante, se gardait bien de lui faire ce compliment. Le jour, elle repérait son chemin à l'aide de la boussole à cristal, et de plus en plus, au simple agencement des arbres et des rivières. Il arrivait que Maïa la guide d'une simple décharge électrique au bout du doigt, pointant la direction à suivre.

Les créatures de la forêt la reconnaissaient désormais comme une des leurs. Le jour, elle croisait des cervidés levant la tête à son approche, et des écureuils gris grimpant fébrilement aux troncs des bouleaux. La nuit, elle entendait les noctureuils gratter autour de son campement ; les reflets dans leurs gros yeux noirs dansaient comme des étoiles tombées du ciel.

Au premier rayon de Lune, Maïa la rejoignait sous sa forme d'ombre. Elles avaient deux ou trois heures devant elles avant que l'héritière ne prenne son repos. La Nattvas lui apprenait à se mouvoir. À anticiper. À réagir. Elles tournaient autour du feu en frappant dans le vide, écrasant leurs poings dans une mâchoire fictive, luxant des épaules, brisant des genoux.

Aelys se sentait en pleine forme, prête à renverser des montagnes, à l'aide d'un coup de pied décisif dont elle venait justement de comprendre la gestuelle. Maïa remarqua sa fougue et convint sans doute qu'elle avait besoin de frapper quelque chose de concret.

« Viens, proposa-t-elle en écartant les branches. Il y a un autre tunnel pas très loin. »

Ce dernier s'ouvrait aussi dans une souche, dont Aelys soupçonna qu'il s'agissait en réalité d'un Creux endormi, dont la forme suspecte ne se remarquait que de nuit. Le terrier de lapin se concrétisa bientôt en un boyau rocheux, légèrement humide, recouvert de follicules jaunâtres qui s'illuminaient au passage de la jeune femme. Peut-être rien de moins qu'un système d'alarme.

L'antichambre des profondeurs était tout à fait semblable à la précédente, peut-être plus haute de plafond, et parmi les ossements et débris recouverts d'algue jaune, Maïa trouva même un rocher sur lequel s'asseoir.

Un encadrement de trois mètres matérialisait la frontière entre le monde du dessus et celui du dessous. Il était couvert d'inscriptions qui ressemblaient à des griffonnages en bâtons. Le langage de Mû, celui des bâtisseurs d'Avalon, que Clodomir lui avait enseigné avec patience.

Un écho de pas retentit, et l'ombre du Bandersnatch apparut à l'angle du corridor.

Aelys se mit en garde et serra les poings.

« Fais attention, l'admonesta la Nattvas aux yeux bleus. Si tu donnes un coup de poing dans l'estomac, c'est l'estomac qui perd ; si tu frappes le genou, le tibia ou n'importe quel os dur, tu risques surtout de disloquer tes phalanges. »

Elle émit un grognement. Son cœur accéléra. Quelle forme prendrait-il ce soir ? Elle eut une certaine déception en découvrant l'exacte réplique de l'homme en chemise tachée de cendre, au visage à demi masqué par un mouchoir, qui portait sa pelle sur l'épaule comme un pilleur de tombes.

Tant qu'il vaincrait, il garderait cette forme.

« Voyons voir si tu peux le faire tomber, proposa Maïa. Frappe à la jambe, comme je t'ai montré tout à l'heure.

— Je sens que c'est surtout moi qui vais prendre des coups.

— En effet, tu dois t'ouvrir à cette possibilité. Si tu entres dans un combat aux poings et aux pieds, tu dois t'attendre à recevoir un coup de poing, ou un coup de pied. Si ton adversaire est armé d'une épée, ce pourrait être un coup d'épée. »

Le Bandersnatch, constatant qu'elle ne reculait pas, abattit sa pelle dans une gerbe d'eau. Il ne s'était sans doute que rarement servi d'une pelle comme arme blanche, et avait donc extrapolé son maniement à partir de ce qui lui paraissait le plus proche ; ce soir, il la tenait comme une lance à la pointe particulièrement émoussée.

« Un coup de pelle, un coup d'épée, même un coup de poing peut te tuer. Un poing dans la gorge peut briser ta trachée. Une pointe d'épée à l'intérieur de ta jambe peut percer ton artère fémorale. À l'inverse, un coup de poing peut être arrêté par une brassière de cuir, un coup d'épée peut être dévié en une maigre estafilade.

— Et une balle de revolver ?

— Nous n'y sommes pas encore.

— Tu as l'air d'avoir plutôt bien étudié la question, pour quelqu'un qui n'a pas de corps.

— J'ai un corps. Il n'existe que la nuit, mais il est tout à fait semblable au tien. Et puis, c'est mon rôle de te maintenir en vie. »

Le Bandersnatch se moquait de leur conversation. Il abattit sa pelle à quelques centimètres du pied d'Aelys, qui esquiva, et en retour, pivota pour faucher sa jambe. Son genou rencontra quelque chose de dur. L'homme masqué trébucha, mais resta debout ; elle glissa et tomba sur ses mains, dans un grand éclatement d'algues rances.

« L'intention était bonne, commenta Maïa, mais l'exécution manquait de précision. »

Aelys évita un coup à terre et se remit sur pied, oubliant sa douleur au genou.

« Au moins, tu apprends à te relever. Je suppose que ça te sera utile.

— Est-ce que tu pourrais arrêter de te moquer de moi ?

— C'est à toi de rester concentrée. »

Par ailleurs, Maïa s'amusait beaucoup en sa compagnie. On ne pouvait pas lui en vouloir. Elle n'avait pas interagi avec un humain depuis des décennies, hormis sa mère qu'elle venait d'abandonner pour son grand voyage.

La jeune femme reprit sa garde, poings levés.

Le Bandersnatch imita sa pose emphatique et fit tourner la pelle au-dessus de sa tête pour l'intimider. C'était, malheureusement, assez ridicule, et Aelys eut le mérite de mettre fin à ce spectacle en écrasant son nez d'un coup de poing.

Du sang inonda le visage de l'homme et son masque se tacha de rouge. À demi aveuglé, il recula en titubant.

Aelys referma ses doigts sur son arme et lui imprima un mouvement de torsion pour la lui arracher des mains. Elle asséna un grand coup dans sa jambe droite, qui plia sous l'impact du manche en bois, et pour compléter, frappa du plat de la pelle en plein visage. Il y eut un craquement inquiétant et le Bandersnatch tomba le nez dans l'eau.

« J'ai gagné » déclara Aelys avec excitation.

Avec l'adrénaline, la pelle dans sa main ne pesait rien, et les jointures ensanglantées de ses doigts ne lui faisaient pas encore mal. Pourtant, elle sentit aussitôt que sa prestation avait déplu à Maïa. La femme de l'ombre posa sa tête dans ses mains d'un air un peu rêveur.

« C'était... surprenant. Tu as su prendre l'avantage. Mais tu lui as brisé le cou : si c'était un homme, tu l'aurais tué. »

Aelys baissa les yeux. Le cadavre perdait ses couleurs et se décomposait en une fumée violette, opaque, qui recula de quelques mètres. Elle recula à son tour, laissant le Bandersnatch, compte tenu des nouvelles données accumulées, se calculer une nouvelle forme optimale.

« N'empêche, j'ai gagné.

— On dit qu'Auguste a eu la tête tranchée dans son sommeil par des assassins, et qu'il a survécu. Tu dois t'ouvrir à la possibilité que les Hauts Paladins soient plus difficiles à tuer que tu ne l'imagines, et par défaut, tu dois apprendre à vaincre. Cela te sera plus utile. »

La pelle, qui faisait partie du personnage, tomba en poussière dans sa main.

« Plus on est fort, plus il faut savoir mesurer sa force, ajouta Maïa. C'est même le plus difficile.

— Si ça ne te plaît pas, tu n'as qu'à m'en empêcher.

— Tu prends tout cela trop à la légère. »

Maïa lui tourna le dos et prit le chemin du retour.

« Notre mission, comme ta vengeance, requièrent que nous agissions de concert. Nous avons besoin que tu sois précise, mesurée, intelligente, technique. Et puis, si tu veux progresser, l'important n'est pas de démonter tes adversaires à coup de pelle – ce n'est pas ainsi que tu apprendras quelque chose, ni du Bandersnatch, ni des vrais hommes que tu affronteras plus tard.

— J'ai improvisé, c'est tout.

— Non. Tu as perdu ton sang-froid. »

Lorsqu'elles sortirent au dehors, Aelys avait retrouvé ses esprits, et la peau déchirée sur ses doigts la brûlait. Elle suivit Maïa en silence en imaginant des mots d'excuse qui ne franchiraient jamais sa bouche. Le masque en tissu noué sur le visage de l'homme lui avait épargné la vision de son visage fracassé, mais elle se souvenait des projections de sang quand elle avait frappé. Même redevenu fumée, ce sang était encore accroché à elle comme une souillure invisible.

Elle se laissa tomber à côté du feu mourant. Le reste de la nuit, Maïa monterait la garde.

« Avant d'être les gardiens de la nuit, les Nattväsen étaient des monstres. Mêmes ceux doués d'intelligence et de parole, les Changeants, étaient uniquement mus par l'appétit, par le désir de se nourrir d'âmes humaines ou de parasiter d'autres Processus. Mû les a changés : elle leur a donné un vrai rôle, eux qui n'étaient que des rebuts. Et depuis ce Pacte, rien ne les effraie plus que l'idée de revenir à cet état sauvage. C'est quelque chose de pire que la mort. C'est pourquoi l'une des missions les plus importantes que l'on peut confier à un Nattvas est de traquer et de détruire un autre Nattvas qui a perdu la raison.

— Est-ce que cela t'est arrivé ?

— Les administrateurs de la région, Cheshire surtout, faisaient régulièrement appel à moi. »

Ses yeux bleus rencontrèrent les siens.

« Comme eux, le souvenir de ma nature originelle me brûle sans cesse. Mais certains se battent pour rester dignes du Pacte, et d'autres se rebellent contre lui. »


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