23. L'ombre du chef
Lorsqu'ils ne te reconnaîtront plus, lorsque le chien de tes parents aboiera à ton approche d'un air menaçant, lorsque ton frère tournera la tête et rompra le dialogue, alors je saurai que tu m'appartiens.
Auguste, Pensées
À quatre heures du matin, le réveil de la chambre cogna comme un marteau de forge. Ilyas revêtit sa tenue de Paladin et quitta une auberge encore endormie, mais parsemée de regards lourds. Pourtant la fête de Mû était passée, les guirlandes de papier avaient été décrochées des rues, et les bals interminables ne pouvaient expliquer ces cernes caverneuses.
« Mort de quoi ? »
Deux gardes terminaient leur tour ; ils traînaient des pieds tels des bœufs tirant la charrue, et n'entendirent même pas Ilyas qui marchait derrière eux.
« De chaud. Il paraît qu'on l'a enfermé dans le sauna.
— Pauvre homme. Je préférerais encore prendre une balle, comme le prévôt.
— Vendredi prochain, je crois que je demande ma paie et que je me tire d'ici. Il y a dix ans, on n'avait que deux ou trois corbeaux de permanence ; maintenant je ne reconnais plus ma ville. »
Le Paladin les dépassa, ce qui donna à leur conversation une fin abrupte.
Lui non plus ne reconnaissait pas Vehjar. Il avait beau être né ici, il ne trouverait aucun témoin pour se souvenir de lui; il n'avait aucune preuve de son passé. Seul le manteau gris de Paladin, seul le masque lui donnait corps ; s'il les avait ôtés, Ilyas se serait peut-être évaporé comme les Nattväsen face à l'aube.
La voie du Paladin est un chemin de solitude. Cet adage, on l'attribuait au Haut Paladin Anastase de Hermegen. Et en effet, Anastase était l'archétype du personnage solitaire ; s'il avait eu la moindre relation, la moindre amitié, celle-ci ne l'avait pas suivi dans les pages de l'Histoire.
Puisque cet homme illustre, héros de la bataille d'Istrecht, avait réussi seul, pourquoi Ilyas ne pourrait-il pas suivre le même chemin ?
L'odeur de poisson qui infestait les rues de Vehjar diminua à mesure qu'il s'éloignait du centre-ville. La garnison des Paladins se trouvait en périphérie. Il salua sommairement les corbeaux qui montaient la garde à l'entrée du bâtiment, un bloc de la forme d'un corps de ferme, encerclant une cour pavée. Les nouvelles du matin semblaient leur avoir donné de l'énergie ; leurs oculaires ronds se promenaient sur les passants avec domination.
Les trois Spins étaient entreposées dans une ancienne étable. Ilyas songeait à vérifier la pression des pneus lorsqu'une voix familière retentit de l'autre côté de la cour. Le Haut Paladin Eldritch était déjà là, flanqué d'une Hermance encore statufiée, et d'un troisième homme immense, le dos voûté tel un Atlas fatigué, dont la cape grise était découpée en un trapèze irrégulier. Le Haut paladin Rufus, le Discret.
« Ah, Ilyas. Vous êtes en retard. Faites vos préparations, nous partons dès que possible. »
Le soleil ne s'était pas encore levé ; le ciel d'Avalon était empli d'une soupe rosâtre. Le Paladin renonça à contester les dires de son chef. Il déballa ses outils tout en écoutant d'une oreille distraite, et un peu intriguée, la conversation entre Eldritch et Rufus. Elle tournait autour de la mort du gouverneur Bassim.
« Si ce n'est pas toi, Eldritch, et si ce n'est pas moi, la coïncidence n'en est pas moins frappante. Les gardes ont fait le lien avec ton arrivée ; les bruits courent déjà. »
Cette voix lourde, parfaitement égale, semblait sortir d'un orgue de barbarie plutôt que d'un ogre barbu.
« Eh bien, mon Rufus, qu'ils courent autant qu'ils veulent. La mort de Bassim ne peut être qu'un suicide, ou une manœuvre politique.
— Je penche pour la seconde. Le gouverneur était notoirement hésitant quant à l'accord pour installer le rail. Les hommes qui l'entourent ont pu décider de précipiter les choses.
— Le temps n'était-il pas de leur côté ? N'avaient-ils pas intérêt à faire durer les négociations ?
— Oh, non. Ils ont déjà fait durer autant que possible. La princesse de Hermegen s'impatiente. Traiter avec l'Empire, tout de suite, était la seule façon pour Vehjar de garder une certaine forme d'indépendance vis-à-vis de sa tutelle d'origine. »
Eldritch émit un ricanement.
« Je ne me lasserai jamais de constater à quel point Avalon, même face aux plans d'Auguste étalés au grand jour, demeure perclus de divisions. Il faut le voir pour le croire. Pendant que nous avalons le continent une part après l'autre, ils trouvent encore le moyen de s'assassiner entre eux.
— En tout cas, ta visite aura été une réussite : Vehjar a choisi l'Empire. »
Malgré cette victoire facile, Rufus avait la voix de quelqu'un a qui on vient de marcher sur le pied, et qui s'efforce de rester poli.
« En revanche, remarqua-t-il, cette situation va nous éloigner de Hermegen. Si Auguste comptait établir un traité avec la princesse, il est probable qu'elle nous envoie paître, maintenant que nous avons fait main basse sur Vehjar les premiers.
— Oh, ce n'est pas la princesse qui empêchera Auguste de dormir, plaisanta Eldritch.
— Lorsque tu le verras, tu pourras lui confirmer que j'ai la situation en main au Nord ; mais nous devons nous préparer à une possible confrontation avec Hermegen.
— Une confrontation ? Je te trouve bien fort en besogne, Rufus. Il suffit d'attendre un peu ; dans quelques mois, nous la mettrons elle aussi au pied du mur.
— Je me conformerai aux ordres d'Auguste. »
Eldritch acquiesça. Il agita la main pour prendre congé et traversa la cour à grands pas en direction d'Ilyas. Ce dernier avait déjà terminé ses vérifications depuis une bonne minute, mais il avait continué d'agiter ses outils pour donner le change ; il commença aussitôt à ranger.
La voix monotone de Rufus semblait l'avoir vidé de toute son énergie, mais le contenu de la conversation l'avait mis de bonne humeur, et Eldritch considéra Ilyas avec une sorte de gentillesse paternelle, comme un chef de quart sur le point d'augmenter la solde.
« J'espère que vous avez bien profité de ce bref séjour. »
Le jeune Paladin fit oui de la tête, tout en gardant un œil sur la silhouette pesante de Rufus. Ils étaient les deux seuls Hauts Paladins encore en vie, et après la mort de Clodomir, les deux seuls hommes à avoir connu Auguste avant le Second Empire, avant que le Grand Paladin, entouré de ses amis fidèles, ne prenne le pouvoir à Kitonia. Lorsqu'ils se trouvaient réunis, on pouvait sentir planer sur eux l'ombre du grand chef.
« Il est bon d'avoir quelque part où l'on sera toujours chez soi, nota Eldritch en enjambant le siège de cuir.
— Et vous, messire ? D'où venez-vous ?
— J'ai eu une famille, une ville, un nom même, mais cela n'a guère d'importance. Là où je suis né, en vérité, c'est à Kitonia, lorsque que j'ai prêté serment à Auguste, et que j'ai rejoint son Pacte... »
Il sourit derrière son masque.
« Vous aussi, Ilyas... si vous continuez de travailler avec ardeur... une telle opportunité se présentera à vous. »
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