22. Un objectif réalisable
De quoi rêves-tu ? D'un combat difficile, dont tu sortiras vainqueur. Une victoire facile, de même qu'un échec, ne t'apporteraient rien.
Auguste, Pensées
Aelys avait peine à suivre Maïa entre les arbres ; celle-ci sautait d'une branche à l'autre, rebondissait sur le sol sans effort et sans bruit, si vite que les braises du feu de camp s'éloignèrent bientôt au-delà de sa zone de confort.
« Si tu voulais m'apprendre à me battre, nous pouvions très bien rester là-bas.
— Je veux t'apprendre à marcher dans la nuit, comme moi. Je veux que tu deviennes une ombre. »
Maïa tomba juste devant elle. Il y avait dans ses yeux une malice à la fois enfantine et prédatrice – l'ardeur de la chasse. Elle était capable de traquer une proie, de l'acculer, de l'affaiblir et de la tuer, des qualités indispensables parmi les Nattväsen, qu'elle comptait enseigner à Aelys à sa manière.
La jeune femme transparente posa la main sur une souche énorme qui leur barrait la route, semblable à une baleine échouée. Entre les racines éclatées, Aelys devina une ouverture, assez grande pour la laisser passer ; un terrier de lapin à taille humaine.
« Quand Mû a établi le Pacte, beaucoup de Nattväsen ont dû être mis en sommeil ; d'autres, tels les Creux, ne s'effacent pas à la lumière du jour. Elle a donc creusé un grand réseau de galeries qui s'étend sous toute la surface du continent. Un lieu pour les Nattväsen comme le Roi des Aulnes, où les conscients comme Cheshire et moi-même sommes à peine tolérés. »
Aelys passa la tête dans l'ouverture ; il y régnait une obscurité parfaite. Elle sentit les mains froides de Maïa pousser ses épaules, jusqu'à la faire basculer dans le conduit. Elle rampa en pestant ; un rire cristallin l'accompagna jusqu'à sa chute dans une caverne haute de plafond, au sol recouvert d'une fine couche d'eau stagnante. Il y flottait de petites algues luminescentes, dont les tiges étaient couvertes de fleurs bicolores qui ressemblaient à des yeux.
Un large couloir partait de cette antichambre, strié de lueurs faiblissantes, aux colorations mauves et nacrées.
« Ce monde d'en bas est interdit aux créatures comme toi, et Mû y a donc installé un gardien, le Bandersnatch. Le plus redoutable des Nattväsen. »
La jeune femme aux yeux bleus pénétrants s'assit sur un rocher pris dans l'eau, qui se révéla être une carapace de tortue. Aelys entendit de lourds pas résonner dans le tunnel, un crissement de métal contre la pierre. Elle nota les craquements sous ses pieds, fouilla les eaux troubles du regard et s'empara d'une côte acérée de la taille du bras.
« Qu'est-ce que tu comptes m'apprendre comme ça ?
— Tu dois te dépasser, Aelys. Tu vas te dépasser chaque nuit, et chaque nuit, tu progresseras d'un pas.
— Et si je meurs la première nuit ?
— Le Bandersnatch n'est pas conçu pour tuer. Malgré sa réputation, c'est quelqu'un de mesuré – c'est même sa définition. »
Malgré l'attitude nonchalante de sa professeure, Aelys sentit la sueur perler sur son front. Il faisait chaud, dans cette caverne sous la terre, et le métal continuait de racler la pierre dans une plainte insupportable.
« L'objectif du Bandersnatch est de t'empêcher de passer. Il ne te tuera pas à moins d'y être obligé ; or tu n'es pas venue explorer les profondeurs, mais bien l'affronter, lui. Pour minimiser la confrontation, il peut adopter différentes formes... du moment que c'est quelque chose qui peut te vaincre.
— Oh, tu te moques de moi... »
C'était un homme en chemise, encore couvert de cendre, un mouchoir noué devant le visage en guise de masque ; il traînait une pelle, qui raclait contre la pierre du couloir ; il la posa sur son épaule d'un air menaçant.
« Je veux que tu le forces à changer de forme, énonça Maïa. En le dépassant, tu te dépasseras toi-même. »
La pelle s'abattit contre le mur de pierre, à quelques centimètres de sa tête. Aelys ne l'avait pas vue venir. Elle n'avait même pas senti l'air bouger. Elle ne savait même pas que le mur se trouvait tout juste derrière elle.
Elle n'était pas particulièrement chanceuse : le Bandersnatch l'avait évitée à dessein pour mesurer son temps de réaction. Et le résultat l'avait sans doute surpris : Aelys s'était tétanisée.
« Déplace-toi, ordonna fermement Maïa. Pense à tes leçons d'escrime. Prends conscience de ton environnement et de ta position dans l'espace. Tu auras tendance à te focaliser uniquement sur ton adversaire, mais ton champ de vision couvre un espace considérable. Tu dois utiliser cette information à bon escient. »
Aelys recula à l'autre bout de la caverne. Les polypes luminescents de la flaque éclataient sous ses pieds et ses chaussures s'étaient couvertes d'une huile jaunâtre, tandis que l'eau traversait ses chaussettes.
L'homme masqué fit retomber sa pelle avec la force d'un couperet et la suivit d'un pas mesuré.
« Tu dois intégrer deux faits essentiels. Premièrement : un combat réussi ne dure souvent qu'une poignée de secondes. Plus le temps passe, plus tu prends le risque de subir le premier coup. La plupart du temps, celui-ci signe ta défaite. Que ce soit une lame d'acier, une balle de revolver, une aiguille de cristal... ou une pelle, si elle te touche, tu as perdu. »
Le Bandersnatch se mit à frapper sa pelle contre le sol comme un demeuré, puis, sans prévenir, il l'abattit en droite ligne vers Aelys. La jeune femme fit un pas de côté ; la tranche rouillée manqua son front à dix centimètres près.
Dans son esquive, le visage masqué quitta un instant son regard ; lorsqu'elle le retrouva, un manche de pelle balayait ses jambes. Le geste était précis, élégant malgré l'outil employé. Dans sa chute, Aelys sentit sa main toucher le sol en premier, puis lâcher prise ; elle heurta lourdement les algues jaunes.
L'homme leva sa pelle à deux mains au-dessus de sa poitrine, comme s'il allait creuser un trou. Elle roula sur le côté ; un choc métallique fit sauter une étincelle devant ses yeux.
« Deuxièmement : en général, quand tu tombes, tu as perdu. »
Encore étourdie par le choc, Aelys se releva à demi. L'odeur de vinaigre des polypes éclatés collait à ses cheveux comme un shampooing artisanal périmé.
« Tu ne m'aides pas beaucoup ! »
Toujours assise sur la carapace de tortue géante, la femme de l'ombre haussa les épaules.
« Je ne suis là que pour t'empêcher de mourir. »
Essoufflée, Aelys laissa échapper un râle qui aurait pu être un remarquable juron, si elle avait pensé à respirer régulièrement depuis le début du duel. Elle ramassa la côte blanchie et chargea le Bandersnatch. Elle vit la pelle faire un quart de tour, et dans un craquement, son os de bataille éclata en trois morceaux.
« Ce n'est pas juste, dit l'héritière. Je n'ai pas d'arme.
— C'est vrai, remarqua Maïa sur le ton platement ennuyé de quelqu'un qui a oublié le beurre sur sa liste de courses, mais à qui il reste de la margarine. Mais avant d'apprendre à courir, il faut apprendre à marcher. Nous achèterons des armes à Vehjar, mais avant cela, je veux voir ce que tu vaux. »
Le Bandersnatch souleva la pelle, lui fit décrire un arc de cercle et l'abattit dans l'eau avec violence.
Aelys recula jusqu'au mur. Maïa sauta de son siège improvisé et la rejoignit.
L'homme restait en place, les yeux encore emplis de menace.
« C'est tout ?
— C'est assez pour ce soir. Je pensais avoir à te tirer d'affaire, mais il a été très délicat avec toi.
— Délicat ? J'ai failli mourir au moins trois fois !
— Le Bandersnatch sait exactement ce qu'il fait. Ce n'est pas le cas de la plupart des adversaires que tu rencontreras. Leurs réactions pourront être imprévisibles, erratiques, et le seul moyen de s'en prémunir, c'est de s'entraîner encore et encore. »
L'homme masqué recula jusqu'à son tunnel, tenant sa pelle avec dignité, comme une hallebarde.
Demain, songea Aelys, je te vaincrai.
Et ce serait la première marche du chemin vers l'Empereur Auguste. Un objectif réalisable.
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