21. Nos parents disparus
S'arrêter, c'est mourir. Ne t'arrête jamais.
Cesser de grandir, c'est se condamner à disparaître.
Auguste, Pensées
Aelys fit halte dans une clairière qui lui paraissait sûre, monta un feu de camp sommaire, et contempla les flammes en songeant au long voyage vers Vehjar. Un autre, encore plus long, la mènerait aux portes d'Istrecht, là où elle s'imaginait trouver Auguste et Eldritch trinquant à leur Empire achevé.
Si seulement elle en était capable... car pour l'instant, elle ne pouvait même pas se défendre d'un coup de pelle improvisé. Les leçons de son père lui avaient appris la quarte et la quinte, mais pas la survie.
Deux constellations prirent leur place dans le ciel. Les astronomes d'Avalon s'arrachaient les cheveux de les voir lentement évoluer, à mesure que monde errant piloté par Mû traversait la Voie Lactée, et leurs traités étaient aussi fouillés que des livres d'histoire.
Ce ciel qui changeait sans cesse était lui-même une invitation au voyage. Mais si Aelys n'avait jamais cessé de rêver de s'élever parmi les étoiles, et de voler parmi les mondes merveilleux qui attendaient d'être découverts, elle n'aurait jamais imaginé un tel départ.
La silhouette de Maïa se forma dans l'ombre et elle vint prendre place près d'elle. Accroupie, elle approcha sa main des flammes, jusqu'à ce que le bout de ses doigts s'efface dans la lumière, et la retira promptement.
« Je suis désolée pour ton père, Aelys. Et pour Ernest. Je ne les ai jamais connus, mais je sais que c'étaient des gens bien, calmes et solitaires – ils s'entendaient avec les Nattväsen. »
Aelys ne répondit rien.
« Ne reporte pas ta colère sur les gens du village, murmura Maïa. Ils ont pris peur, et la peur qu'ils avaient d'Eldritch s'est étendue à toi.
— Je sais.
— Car tu es en colère, n'est-ce pas ?
— Je le hais. Je le hais tellement. Mais quelquefois je leur en veux aussi, à tous les deux. Je devrais les pleurer, mais je n'y parviens pas. Au lieu de cela je leur en veux de ne pas m'avoir préparée.
— C'est normal, l'assura Maïa. Ils seraient les mieux placés pour t'aider, mais ils en sont désormais incapables. Ta frustration est naturelle ; elle ne durera pas. »
Les yeux bleus de la Nattvas clignèrent ; ils étaient la trace la plus tangible de sa présence.
« Tout à l'heure, tu m'as sauvé la vie, reprit Aelys.
— Et je le referai. C'est mon rôle.
— Je suis incapable d'affronter les Paladins.
— Ce soir, certainement. De même qu'à ta naissance, tu étais incapable de marcher. Tu sais lire, Aelys, n'est-ce pas ? Moi, j'ai toujours été très ignorante du monde. J'ignorais combien de royaumes, de principautés et de grand-duchés se partageaient le continent d'Avalon ; j'ignorais combien d'étoiles flottaient au-dessus de ma tête, j'ignorais ce qu'était l'éclair et pourquoi l'océan était salé. Mais toi, tu as appris à lire, tu as appris toutes ces choses. »
Maïa se leva et marcha en cercle autour du feu, à l'exacte distance qui lui permettait de rester visible.
« Dans quelques semaines, dans quelques mois, tu sauras te battre, mieux que personne en ce monde ; les Paladins seront incapables de te toucher, et leur Peste ne pourra t'atteindre. »
Comme pour faire montre de sa dextérité, elle agrippa une branche, se hissa d'une seule main et se mit debout, en équilibre.
« Cheshire n'a guère plus de parole qu'un Creux, et j'imagine qu'il ne t'a dit que quelques mots de notre mission.
— Retrouver Mû.
— Et quoi d'autre ?
— J'avais besoin de toi, et d'une troisième personne ; quelqu'un qui est emprisonné à Vehjar.
— Il est allé à l'essentiel. Je peux t'en dire un peu plus. »
Elle se suspendit à la branche et s'y balança la tête à l'envers, en souriant comme le lynx des ombres.
« Tu sais qu'Avalon est une Simulation, une structure dont Mû forme le pilier central. Ce monde a été créé voici six siècles et demi par des humains que l'on nommait les Précurseurs. C'était une arche pour fuir la désolation de leur monde originel, avalé par un fléau qu'ils nommaient le « sable gris ». Ce monde de l'esprit, Avalon, était seul à même de s'envoler vers les autres étoiles. Et c'est Mû qui a pris ce monde sur ses épaules, et qui s'est envolée avec lui. »
La femme de l'ombre se laissa glisser au sol avec la souplesse d'un serpent.
« Au commencement, Avalon était régi par des lois d'airain que l'on nommait les Protocoles. Mais les Protocoles étaient dans l'erreur. Ils n'accordaient aucune valeur aux humains comme toi, nés sur Avalon, produits par le rêve, et qui le faisaient vivre. Aussi Mû les a-t-elle abolis, pour les remplacer par son Pacte.
— Cheshire m'a parlé du Pacte, dit précipitamment Aelys. Les Nattväsen, les Sysades, les Paladins, chacun de ces trois ordres avait un rôle dans le Pacte. Mais les Paladins l'ont renié.
— Ils avaient une bonne raison de le faire. Mû nous a abandonnés. »
Maïa pointa un doigt vers le ciel.
« Nous sommes les passagers de son vaisseau, et ce vaisseau fait route vers les autres mondes. Mû est une exploratrice. Il y a, parmi ces étoiles, d'innombrables civilisations étrangères avec lesquelles elle rêvait d'entrer en contact – si du moins elles étaient encore en vie, et sinon, d'étudier leurs ruines avec autant de curiosité que de respect. Lorsque le Pacte a été proclamé, il y a presque cent ans, Mû a annoncé notre première destination : Delta Eridani.
— Où se trouve-t-elle ?
— De l'autre côté du globe, sur l'autre moitié du ciel. Nous étions promis à rejoindre cette étoile en quelques décennies. Mais nous n'y sommes jamais parvenus. Les astronomes humains l'ont vue passer tout près de nous et s'éloigner dans le néant. Mû n'a jamais tenu sa promesse. Et depuis ce temps, personne n'a jamais réussi à la voir, à lui parler. Sa Forteresse Changeante est restée close à tous les appels, du jour comme de la nuit, à toutes les tentatives. »
Elle revint prendre place auprès du feu.
« Tu le sais bien, Aelys ; il est difficile de supporter un parent qui nous refuse la vérité. C'est pourquoi les Paladins, après avoir frappé aux portes de la Forteresse, s'en sont allés passer d'autres Pactes. Les Sysades ont réagi différemment : ils se sont longuement concertés en cherchant la cause de cette disgrâce ; ce qu'ils avaient bien pu faire pour perdre la confiance de Mû, la raison pour laquelle son amour pour ce monde venait de s'étioler. Car avant les Paladins, c'était bien Mû elle-même qui avait renoncé au Pacte.
— Et qu'en pensent les Nattväsen ?
— Ils se sentent plus proches de Mû ; ils pensent la comprendre mieux que les Sysades, car comme elle, ils ne sont pas humains. Ils pensent que ce vaisseau s'est alourdi, que cette charge la fatigue et l'ennuie, que la succession des royaumes et des empires, grattant la terre, minant les cristaux, jouant leurs alliances et affûtant leurs conquêtes, a fini par émousser sa soif d'aventure. Qu'elle ne juge pas les humains dignes – pas encore, du moins. »
Elle secoua la tête.
« Et elle a sans doute raison ! Mais notre mission n'est pas de la convaincre. Les Nattväsen craignent que Mû, isolée dans sa Forteresse, ignore la menace qui pèse sur Avalon. Le Second Empire d'Auguste... la Peste noire... ce Pacte maudit qui semble prendre possession de notre monde... ils se sentent incapables de les contenir. Ils attendent que le Grand Dragon de Cristal intervienne de nouveau, comme elle l'a déjà fait autrefois pour rétablir le Soleil, pour lancer Avalon sur sa course.
— Et toi, Maïa, quel est ton sentiment ?
— Je suis ignorante, susurra-t-elle. Je ne suis ici que par intérêt personnel. L'avenir du monde, je le laisse à d'autres. Si tu veux, je te le donne. »
Aelys fit non de la tête. Elle avait déjà bien assez avec le masque de corbeau, aux yeux ronds sans vie, qui surgissait par intermittence parmi les flammes. Maïa accepta cette réponse. Elle se rapprocha d'elle et posa sa main sur la sienne, arrachant un sursaut à l'héritière.
« Puisque tu as besoin d'entraînement, dès ce soir, je vais te montrer quelque chose. »
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