20. Vehjar
Mon père était un homme sévère, parfois violent. Après la mort de notre mère dans un accident d'usine, il nous éleva seuls, mon frère et moi.
Souvent, il nous racontait l'histoire suivante. Deux frères vivaient chez leurs parents, dans une petite maison de ferme à la campagne. Ces deux frères atteignirent dix, puis quinze, puis vingt ans, l'âge auquel les enfants quittent le foyer. Mais leurs parents ne voyaient pas la nécessité de se séparer d'eux. Et les deux frères, cédant à la paresse, à la facilité, et à l'habitude, restèrent tous deux sous le même toit.
Ils avaient presque le même âge. Enfants, ils avaient joué aux mêmes jeux, écouté les mêmes histoires. De là, ils avaient vécu la même vie, jusqu'à ce qu'il devînt presque impossible de les différencier.
Un jour, la fille de l'épicier, qui venait juste de s'installer dans le voisinage, passa à la ferme pour collecter du lait. Sur le chemin, elle rencontra le premier frère, qui était au puits ; il en tomba aussitôt amoureux. En entrant, elle rencontra le deuxième frère, qui réparait une chaise ; il rougit et s'excusa. Aux deux, elle fit le même sourire.
Le temps passa, et chaque fois que l'épicière revenait à la ferme, elle rencontrait les deux frères, et leur souriait.
Les sentiments grandirent de part et d'autre, et ils se découvrirent bientôt rivaux. Ils l'avaient sans doute toujours été, mais ce qui n'était jusqu'ici que jeux, se mua en un véritable conflit.
L'histoire était interminable, assez longue pour qu'on se plaise à imaginer une fin heureuse. Mais les deux frères finirent par se battre, et étant de forces exactement égales, aucun ne put prendre le dessus ; étant d'obstinations similaires, aucun ne voulut abandonner ; et tous deux aimant la laitière du même sentiment, ils luttèrent de toutes leurs forces, jusqu'à s'entre-tuer.
Voici la morale de cette histoire. Deux forces de vie égales ne peuvent demeurer en équilibre : c'est une illusion colportée par de faux sages. Il faut grandir, ou régresser. Il faut gagner, ou perdre. Comme le louveteau, il faut se soumettre, ou vaincre. Dominer la meute, ou la quitter en paria.
Auguste, Pensées
Deux jours de route, un pneu crevé et une courroie cassée plus tard, les trois Paladins entrèrent dans la ville de Vehjar.
Un petit groupe de corbeaux les attendait déjà à l'entrée, et s'empressa de prendre en charge leurs montures mécaniques, sous l'œil suspicieux des gardes du gouverneur. La petite ville portuaire, cent cinquante kilomètres au Nord-Ouest d'Hynor, s'était toujours fait des illusions sur son indépendance vis-à-vis du Second Empire. Eldritch était venu clarifier cette situation.
Ilyas porta la main à son visage par réflexe, pour vérifier que son casque était bien en place. Il se sentait sale et fourbu, et ce n'était pas que la boue accumulée sur ses bottes et la sueur qui avait séché sur ses épaules. Il ne tenait pas à ce que quiconque voie son visage, même si les rares délinquants juvéniles en mesure de le reconnaître avaient fini entre-temps à la prison, à la potence, ou sous les capes grises des corbeaux.
« Vehjar... c'est votre ville natale, n'est-ce pas, Ilyas ? lança Eldritch.
— Oui, messire » dit le jeune homme d'une voix faible, se sentant pris en faute.
Le Haut Paladin hocha la tête avec fatalisme. Oui, c'était un reproche qu'il venait de lui faire. Ou peut-être estimait-il que l'on pouvait excuser le manque d'éducation, d'ambition et tout simplement d'ampleur du mécanicien, quand on voyait de quel trou perdu il s'était sorti – un port de pêche sans issue, bloqué entre des falaises noires, où même les barbes des hommes et les cheveux des femmes sentaient le poisson séché.
« Eh bien, Ilyas, je vous donne votre congé pour aujourd'hui. Nous repartirons demain matin à l'aube ; retrouvez-nous ici même, et assurez-vous que nos Spins seront prêtes au voyage. Nous retournons à Istrecht. »
Ce n'était pas une perspective très encourageante : bien que Vehjar disposât au moins de la radio, il leur faudrait pousser les motos jusqu'à Stokkel ou Vinken pour trouver la gare la plus proche, et de là, changer quatre ou cinq fois de train avant la ville suspendue. Deux semaines au bas mot, à condition que les trains roulent à l'heure.
Eldritch et Hermance l'abandonnèrent sur place et il se mit à errer à la recherche d'une auberge pour déjeuner. Ou dîner. Le jour avait encore deux ou trois heures devant lui, mais il entendait rattraper un maximum de sommeil avant de reposer son séant sur le siège de cuir usé de sa Spin.
Le poisson faisait toute la fortune de Vehjar, c'est-à-dire pas grand-chose. Si les visages inquiets qui se détournaient à son passage lui étaient tous étrangers, Ilyas pouvait au moins reconnaître chacun des poissons étalés pour la criée, suspendus pour le séchage ou enfouis derrière les grilles des fumoirs. Carpes, turbots, haddocks, maquereaux, sardines ; quelques langoustines et calmars que les cuisiniers de rue faisaient frire dans leurs cabanons à l'hygiène discutable.
Comme tous les inconnus nés sans nom et sans héritage, mais pas sans fierté, Ilyas avait espéré qu'on le connaîtrait un jour pour sa valeur. Mais il ne se faisait guère d'illusions. Dans l'œil des habitants de Vehjar, il n'était qu'un masque à bec et œillères. Il voyait les mères écarter les enfants de son chemin, comme si elles craignaient qu'il les écrase ; il voyait les soldats du gouverneur pencher la tête en faisant mine de s'intéresser à autre chose, tout en le surveillant de loin ; il entendait les murmures se répandre derrière lui.
Malgré cela, il ne pouvait pas retirer son masque ; il aurait eu honte de leur révéler qu'il n'était qu'un homme, et qui plus est, l'un d'entre eux.
Il entra dans le premier bâtiment qui ressemblait à une auberge ; on lui donna une chambre, on lui monta du pain et des sardines à l'huile, sans jamais lui demander de payer. Il tira les rideaux d'un geste sec ; il lui semblait avoir aperçu au dehors, parmi la foule, les yeux verts d'Aelys d'Embert, qui conspirait avec les villageois de Hynor pour exercer sa vengeance.
Il s'était rendu complice d'un crime. Cette prise de conscience le frappa avec une étrange froideur, car il n'entrevoyait aucune issue, nul autre chemin possible que d'obéir aux ordres d'Eldritch, de poursuivre sa voie de Paladin. Et puisqu'il n'avait pas le choix, il n'était qu'à demi coupable.
***
Tandis que son affidé retrouvait l'hospitalité vehjaresie, le Haut Paladin Eldritch visitait le Gouverneur Bassim de Vehjar afin d'établir les termes d'une relation de confiance entre le protectorat de Vehjar et le Second Empire ; autrement dit, jouer d'influence et de menace.
Lorsqu'il se présenta au palais du gouverneur, le Haut Paladin s'entendit dire plusieurs fois que ce dernier était absent, avant qu'un majordome pâle comme un linge ne se décide à l'emmener, flanqué d'une Hermance toujours aussi silencieuse, à travers les interminables péristyles à colonnades du palais. Ceux-ci tournaient en rond comme les discours d'un bon gouverneur, et il eut plusieurs fois la certitude qu'on les faisait marcher pour gagner du temps, et pour seule satisfaction que ses bottes pleines de crasse laissaient d'immondes traces noires sur le dallage en granite.
Le Gouverneur eut au moins l'intelligence de sortir du sauna pour accueillir Eldritch, plutôt que de l'inviter à l'y rejoindre, ce qu'il aurait fait à l'accoutumée, et que le Haut Paladin n'aurait que moyennement apprécié.
C'était un homme à l'image de sa ville et de tout ce qu'on y trouvait : dispensable. Mais le Second Empire avait besoin de tels hommes et de telles villes, seules à même de produire les soldats que tout empire consomme en grande quantité.
Bassim de Vehjar les reçut dans son bureau, vêtu d'une robe bleue qui tombait sur ses pieds. La décoration de la pièce était étrangement inspirante ; le squelette entièrement reconstitué d'une vache de mer occupait la moitié de l'espace, dont Eldritch examina le crâne blanc avec intérêt.
« Messire... avança le Gouverneur.
— Je suis navré de vous déranger ainsi, l'interrompit Eldritch. Il semble que j'aie quelque temps d'avance sur mon calendrier, à supposer, bien entendu, que le Paladinat vous ait prévenu de ma visite.
— Oh, oui, naturellement.
— Vous auriez pu me laisser attendre un peu plus, le temps de vous changer. Je m'en veux de vous voir ici en peignoir. »
Le gouverneur fronça des sourcils, qui semblaient peints en noir.
« C'est... c'est une robe officielle, marmonna-t-il avec incrédulité.
— Aussi, reprit Eldritch, j'essaierai d'être bref. Vous savez sans doute que le Grand Paladin Auguste a été couronné roi d'Istrecht voici quelques jours, ce qui a enfin complété la formation du Second Empire. Dans ce contexte, la Compagnie Impériale du Chemin de Fer, jusqu'ici dépendante de financements et de ressources étrangères – et notamment de la Couronne d'Istrecht – peut enfin remettre en route des projets jusqu'ici tenus en sommeil, et en particulier, le raccordement de Vehjar au rail. »
Le gouverneur s'épongea le front avec sa manche. Il avait aussi chaud que dans le sauna dont il venait tout juste de sortir. Derrière Eldritch, le monstre marin à la mâchoire entrouverte semblait prêt à avaler le politicien tout rond. Mais Hermance, debout à côté de la porte comme une statue, était encore plus effrayante que ce paisible herbivore grimé en Léviathan.
« Cette ville doit se développer davantage, souligna Eldritch. Sans quoi, elle finira par étouffer et mourir, comme Istrecht a manqué de le faire, alors qu'il s'agissait de la cité la plus florissante du continent. Pour ce faire, le raccordement aux voies de communication est inévitable. Ces chemins de terre qui vous relient à quelques villages frustres ne sont que des reliques du passé. Avalon vit aujourd'hui au rythme des locomotrices. Le monde s'est accéléré. Le poisson que vous pêchez pourrait être expédié le jour même à Stokkel, et nourrir avant le lendemain une populace qui en est fort demandeuse. »
Il y avait, bien sûr, une contrepartie.
Si dans un sens, ce fameux train arroserait tout Avalon de tonneaux de morue vehjaresis, dans l'autre, il emmènerait toujours plus de Paladins qui s'installeraient dans la ville, jusqu'à ce que les émissaires de l'Empire dépassent en nombre la garde du Gouverneur.
« Je pressens que vous craignez pour votre souveraineté, susurra Eldritch. Je suis venu vous apporter des garanties au nom d'Auguste lui-même. L'arrivée du train ne changera rien à la situation politique de Vehjar vis-à-vis du Second Empire. Auguste considère déjà cette ville et son territoire comme une de ses provinces. »
Le Gouverneur blêmit. Il agrippa une carafe posée sur une table basse, se servit un verre de liqueur, puis un deuxième.
« Vous n'avez pas l'air convaincu, messire. Dites-moi de quoi vous doutez, afin que je puisse alléger vos craintes. Doutez-vous que le train est l'avenir ? Que Vehjar est déjà sous notre tutelle ?
— Non, non, tout ce que vous dites fait sens. »
Lorsque Bassim reposa la carafe, le cristal émit un tintement de protestation.
« Je n'ai jamais eu le choix, n'est-ce pas ?
— Vous avez le choix entre plusieurs options, rétorqua Eldritch. Mais une seule d'entre elles est une option raisonnable. »
Il esquissa une révérence.
« Je vois bien que vous avez besoin de réfléchir. Je serai dans la ville jusqu'à demain matin ; Auguste m'attend au Sud pour des discussions importantes. Autrement, n'hésitez pas à vous adresser au Haut Paladin Rufus – il transmettra à Istrecht par radio.
— Un instant, messire... vous savez que Hermegen revendique cette ville, et qu'elle ne reconnaît pas la déclaration d'indépendance de l'an 602... que dira-t-elle si votre Empire fait de Vehjar son propre protectorat ? »
Eldritch haussa des épaules.
« La princesse de Hermegen est pragmatique et attentiste. Sa réaction ne doit pas vous inquiéter. Pensez à votre peuple, à toutes les richesses que le train permettra de faire circuler, pour améliorer son confort actuel et ses perspectives futures. Voilà le rôle d'un gouvernant tel que vous ; de s'assurer que les hommes peuvent rêver d'un avenir meilleur. Sur ce, serviteur. »
Hermance claqua des talons et le suivit.
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