19. Partir

Les hommes pusillanimes se cachent derrière des paroles radicales. Moi, je veux que mes actes soient radicaux. Qu'ils inspirent la crainte, l'effroi, l'horreur même. Et surtout, le respect.

Auguste, Pensées


Aelys quitta la maison le lendemain matin. Son hôte l'étreignit comme s'il s'agissait de sa propre fille, bien que Maïa ne se fût pas encore manifestée ; elle lui offrit des vêtements, des provisions, un sac de voyage, un bâton de marche, une boussole et toute une litanie de conseils pour randonneuse débutante.

En voyant cette petite femme écrasée par l'âge sur le pas de sa porte, encadrée par le chambranle, qui la regardait partir d'un air un peu hébété, Aelys songea qu'elle ne lui avait même pas demandé son nom.

Faute de carte, elle n'avait qu'une intuition très vague de sa position ; sa seule certitude était de ne pas s'être éloignée de plus de trente kilomètres d'Hynor, ce qui laissait une marge assez conséquente. Dans le cadran de sa boussole, la petite aiguille en cristal indiquait le Nord d'Avalon, et ce fut la direction qu'elle décida de suivre dans un premier temps.

Elle ne fut certaine de son trajet qu'en croisant la rivière, qui longeait la route d'Hynor sur plusieurs kilomètres. En la remontant, elle trouva les restes d'un campement abandonné depuis quelques jours. Des chercheurs de cristaux clandestins, à en juger par le matériel. Des ours avaient déchiré les tentes à la recherche de provisions, mais elle put néanmoins se procurer de l'avoine et du thé. Quant aux deux ou trois corps qu'elle craignait de trouver, ils avaient sans doute été déjà avalés par la forêt.

C'était sans doute une très mauvaise idée de retourner à Hynor. Mais c'était sa seule idée.

Après plusieurs heures, Aelys retrouva des chemins connus. Elle choisit de les suivre de loin, pour rejoindre d'abord le manoir ; elle arriverait au village en fin de journée. Sa pensée s'était ralentie au rythme de son voyage, et elle n'eut pas à supporter d'interminables questionnements et ruminations avant d'atteindre le mur du domaine d'Embert.

La grille du parc avait été fracturée mais les jardins n'avaient pas beaucoup changé. On devinait des traces laissées par le duel entre Eldritch et Ernest, puis le passage de plusieurs hommes ; des sillons dans les graviers, des branches brisées. La maison n'était plus qu'un tas de pierre et de charbon, baigné d'une épaisse odeur de cendre. À quelques mètres, on pouvait encore sentir sa chaleur, et il montait des fumerolles semblables à celles qui inondent les pentes des volcans. Aelys remarqua un livre à moité brûlé, dont les pages amputées ne portaient plus que le « il était une fois » des contes, sans parvenir jusqu'au « ils vécurent heureux ».

Curieusement, le jardin de roses où reposait Irina avait été épargné par l'incendie, et il restait en place, enserré entre le mur d'enceinte et un pan de façade encore debout, comme un témoignage. La terre y était fraîchement retournée.

« Pourquoi est-ce que tu ne m'as jamais rien dit ? » demanda-t-elle.

Son père était incapable de répondre, mais elle le connaissait assez bien pour imaginer ses raisons. Il avait espéré détacher la Lignée des Sysades de sa propre famille, afin de protéger sa fille et ses descendants à venir. Mais Eldritch se moquait éperdument de cette tentative. Il était venu pour détruire la famille d'Embert, jusqu'à son dernier souvenir, et c'était un miracle qu'il n'ait pas arraché une par une les roses blanches du jardin, dans un accès de colère et d'euphorie.

Aelys en détacha une et la posa sur la tombe.

« Adieu » murmura-t-elle en s'écartant.

Sur le chemin d'Hynor, encadrée par les pins silencieux, elle songea que les Paladins auraient très bien pu l'attendre auprès du manoir. Peut-être se trouvaient-ils encore au village. Que ferait-elle si elle rencontrait Ilyas, Hermance, ou même Eldritch en personne ? Leur jeter une pomme à la figure ? Par réflexe, elle soupesa son bâton de marche. C'était un bois assez dur pour briser un os, mais pas grand-chose d'utile contre un revolver.

Lorsque les maisons apparurent au bout du chemin, Aelys s'arrêta, se mit à l'abri des arbres et attendit quelques instants. Mais elle ne vit personne.

Elle y jouait le rôle d'institutrice durant la moitié de l'année, surtout les mois d'hiver, entre deux chutes de neige ; on la laissait combler l'ennui des enfants en leur apprenant à lire, en leur enseignant l'histoire d'Avalon, sa géographie et sa mythologie. Cette dernière ne leur servait souvent que de prétexte pour courir dehors en rugissant et en battant des bras, en se prétendant l'incarnation du Grand Dragon Mû. Les garçons surtout, alors même que Mû s'était toujours manifestée sous la forme d'une femme.

Elle craignait qu'il leur fût arrivé quelque chose. Mais même si le village avait été réduit en un petit tumulus, comme le manoir, il ne lui restait pas une seule larme à dépenser ; elle aurait simplement changé de route d'un air abasourdi.

Aelys décida qu'elle avait attendu assez longtemps, et fatiguée de se cacher depuis deux jours, elle descendit le chemin qui menait au village.

L'odeur de fumée y était aussi prégnante qu'aux abords du manoir ; elle la suivit avec inquiétude. Les maisons étaient closes et silencieuses. On n'avait même pas démonté les lampions et l'estrade. Plus loin, une maison avait brûlé ; toutes les ardoises de son toit effondré s'étaient dispersées comme les écailles d'un dragon vaincu, dont les poutres blanchies émergeant des décombres suggéraient le squelette.

« Par les cent mille Écailles ! Je t'avais dit qu'elle reviendrait. »

Anton Dvor, le bourgmestre d'Hynor, un homme au ventre mou mais à la tête dure, surgit derrière elle encadré de deux hommes aux visages masqués par des mouchoirs, qui portaient des gants et des chemises tachées de cendres. L'un d'entre eux s'empara d'une pelle posée contre un mur.

« C'est bien elle » dit l'homme.

Ce n'était pas bien difficile de deviner, à son front plissé, qu'il aurait préféré qu'elle reste disparue.

« Que s'est-il passé ? demanda néanmoins Aelys, s'efforçant de faire abstraction de leurs regards menaçants.

— Ils te cherchaient, lâcha le bourgmestre. Maintenant, il faut que tu t'en ailles. »

Deux jours plus tôt, elle avait peut-être dansé avec l'un des deux hommes masqués, mais ils n'étaient plus qu'hostilité à son égard. Ils avaient enterré certains des leurs ; elle n'osait même pas demander qui, et l'estimant en partie responsable, on ne lui aurait pas répondu.

« Va-t'en ! répéta le bourgmestre en battant des mains, comme s'il chassait un oiseau de sa maison. Clodomir m'avait bien dit qu'il était un Sysade, mais pas quelle malédiction il faisait peser sur nous. Il nous a menti. Jamais je n'aurai accepté de le cacher si c'était à un tel prix. »

Pourquoi ne dirigeaient-ils pas leur colère envers les Paladins ? Parce que ceux-ci étaient partis. Il ne leur restait plus qu'Aelys, le dernier bourgeon de la famille.

Tandis que le chef du village se perdait dans une quinte de toux, l'homme armé de sa pelle bondit vers elle pour l'intimider ; elle trébucha et tomba en arrière.

« On aurait été bien mieux sans vous trois.

— Laisse-la partir » ordonna le deuxième homme.

Aelys vit la pelle s'abattre dans sa direction, la tranche à hauteur du front. C'était une solution comme une autre. Tant qu'elle demeurait en vie, le village d'Hynor serait à la merci des Paladins ; Eldritch pouvait décider sur un coup de tête de revenir les interroger. Après la nuit précédente, ils n'étaient pas à une mort près.

Elle cligna des yeux. Ses iris prirent l'éclat azuré des écailles de Mû. Elle ramassa son bâton de marche et le leva devant elle pour dévier le coup ; puis elle roula sur le côté et se remit sur ses pieds en une demi-seconde, comme si elle ne pesait guère plus qu'une brindille.

« Ne reviens pas ici, ordonna le bourgmestre. Nous leur dirons que tu nous as échappé.

— Je ne reviendrai pas ici » articula-t-elle d'une voix qui manquait de naturel.

Elle recula sans détourner le regard des trois hommes, à la fois surpris par leurs propres réactions et par la sienne ; on aurait dit deux chiens de la même portée qui échouent à se reconnaître, et qui aboient à en perdre la voix – les hommes agissent parfois de la même manière.

Ce ne fut qu'à quelque distance, alors qu'elle quittait la ruelle, que Maïa lui rendit le contrôle de son corps, sans rien ajouter. Elles n'avaient plus rien à faire ici.


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Fin du prologue :o

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