18. Maïa


Toi qui veux me suivre, détache-toi de tout. Renie ton père et ta mère, abandonne ta femme et tes enfants. Tu n'as besoin de n'aimer qu'une seule chose : moi. Tous ceux de ton entourage seront emportés par quelque maladie de vieillesse, mais moi, je serai toujours là.

Auguste, Pensées


Lorsqu'Aelys se réveilla, il faisait nuit.

Elle rejoignit son hôte à l'extérieur, qui était assise sur une chaise pliable, et observait les arbres d'un air alerte en buvant une tisane. Elle était équipée d'un sac, d'un panier et d'une lampe à huile dont la flamme orangée ressemblait à une luciole en cage.

« Tu es encore là, remarqua-t-elle sans quitter la forêt des yeux. Bien dormi ?

— Mal.

— J'avais pourtant bien dosé la tisane.

— Cheshire m'a dit de venir ici, que je devais rencontrer quelqu'un. Est-ce que c'est vous ?

— Je n'en sais rien. Moi, il ne m'a rien dit. »

Aelys s'adossa au mur. Elle n'avait ni faim, ni soif ; la forêt ne lui laissait qu'une fatigue pesante, qui limitait sa capacité à se mouvoir et à réfléchir.

« Qui attendez-vous ?

— Ma fille, Maïa. »

Mais Maïa viendrait-elle ? Parviendrait-elle à s'arracher aux ombres ? La vieille femme avait un regard assuré, perçant, où brillait un début de folie. Aelys imagina un Creux semblable au Roi des Aulnes, au corps noueux, à la peau d'écorce craquelée, surgissant tantôt des buissons avec un mugissement affligé.

« Maïa ? appela la sorcière.

— Je suis là. »

Cette voix sortie de l'ombre figea Aelys sur place. Pourtant, elle commençait à connaître le monde de la nuit ; mais Maïa y tenait une place particulière, différente des Creux et des noctureuils. Elle sut aussitôt que c'était elle que Cheshire voulait lui faire rencontrer.

La vieille femme posa sa tasse, attrapa sa lampe à cristal et son panier.

« Allons-y » dit-elle sur un ton ravi, avant de se laisser happer par l'ombre.

Aelys décida de lui emboîter le pas avant que l'éclat de la lampe ne disparaisse entre les bouleaux, et en écartant un buisson de sorbiers, elle tomba nez à nez avec Maïa.

« Bonsoir. »

C'était une femme de son âge, un peu plus grande qu'elle. Ses yeux brillaient de la même couleur que les écailles de Mû ; un fin sourire éclairait son visage, encadré de mèches noires. Mais seuls ces quelques détails résistaient à la lueur de la Lune, qui dissolvait le reste de sa silhouette. Elle dut faire quelques pas en arrière pour regagner sa corporéité, semblable à celle de Cheshire, si avare de précisions que d'anciens vêtements de ferme, dont ne subsistait que le souvenir, semblaient avoir fusionné avec sa peau transparente.

« Tu es Aelys, n'est-ce pas ? Viens, nous devons parler.

— Où allez-vous ?

— Chercher des champignons. »

Maïa enjamba un tronc d'arbre mort avec agilité pour rejoindre la vieille femme, qui promenait sa lampe à huile en chantonnant. Bien qu'elle ne fût qu'à quelques mètres, elle paraissait bien trop concentrée pour se joindre à leur conversation. Seule la présence de Maïa importait pour elle ; c'était le sens de sa vie solitaire dans la forêt.

« Est-ce que tu es humaine ? murmura Aelys.

— Non. Dans le rêve de Mû, les humains sont des Processus de type MODL, et je suis un MODL-N.

— Une Nattvas ?

— Exactement. »

La vieille femme examina un champignon au chapeau grêlé de limaces, fit une moue dubitative et décida de lui laisser vivre sa vie. Aelys se rendit compte qu'elle ne connaissait même pas son nom. Cela n'avait peut-être aucune forme d'importance.

« Je suis morte il y a quelques dizaines d'années dans cette forêt, comme Cheshire. Je m'étais perdue, je suis tombée dans un trou, j'ai écrasé des noctureuils dans ma chute, et j'ai rencontré une créature qui ne vit que sous terre, et qui est particulièrement dangereuse. Après ma mort, je suis devenue un MODL-N, comme Cheshire et les Changeants.

— Tu as passé un pacte, comprit Aelys.

— Mon rôle est d'aider les Nattväsen dans leur mission de protection d'Avalon. C'est ma vie... du moins, la forme de MODL-N est ce qui se rapproche le plus d'une vie.

— Regardez-moi ça ! s'exclama la sorcière en désignant un bolet dodu qui s'était caché sous une feuille. On en aura au moins pour deux jours de soupe. »

Maïa l'encouragea d'un petit hochement de tête.

« J'ai envie de partir, reprit-elle à voix basse. J'ai envie de revoir le monde des hommes.Peut-être même redevenir humaine. C'est pour cela que Cheshire t'a envoyée vers moi. Tu as besoin d'aide, et je peux te fournir cette aide, à condition que tu me permettes de retrouver la lumière.

— Comment ? »

Comme les autres Nattväsen, Maïa n'entendait pas cacher son inhumanité, et son sourire engageant ressemblait plutôt à un avertissement. Elle avait vécu dans la nuit durant des décennies. Elle avait bu et mangé avec les ombres, elle avait traqué les renégats de leurs rangs, pourchassé les bogues et les créatures effrayantes qui hantaient les cauchemars d'Avalon.

« Une seule personne peut contrevenir aux lois du monde : celle qui les a édictées. Mû. Et c'est bien la mission que t'a confiée Cheshire, n'est-ce pas ? Nous avons donc la même destination. Je suis là pour t'aider sur ce chemin, Aelys. Si tu l'acceptes, je vivrai avec toi. Un peu comme... comme si tu hébergeais quelqu'un dans ta maison. »

Elles atteignirent un petit étang. Les pieds dans l'eau, la sorcière en faisait le tour en arrachant des jeunes pousses de roseau.

« Je peux te montrer, dit Maïa. Mais il faut que tu me donnes les droits d'accès.

— Comme un autre pacte ?

— Pas exactement. »

L'ombre humaine s'approcha d'elle et posa une main sur son épaule, l'autre sur son visage – c'était une main froide, d'une consistance souple proche de la méduse ou du mollusque.

« Il y a, quelque part dans ta tête, une porte d'accès à tes paramètres internes. »

Quelques jours plus tôt, Aelys aurait refusé de le croire. Mais les événements de la veille, pareils à de grands glissements de terrain, avaient mis à jour certaines profondeurs inquiétantes de son esprit – celles d'où remontait son désir de vengeance, mais aussi la colère envers son père, qui lui avait toujours caché la vérité, qui ne lui avait jamais fait assez confiance pour lui transmettre la Lignée. Et enfin, des crevasses minérales, porteuses d'inscriptions aussi anciennes que le Grand Dragon Mû.

Paramètres.

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« Je ne comprends rien à ces mots, dit Aelys, plus que jamais convaincue que Clodomir aurait eu beaucoup de choses à lui apprendre, s'il avait voulu faire d'elle une Sysade.

— C'est le langage de la Simulation, souligna Maïa. Ce sont les mots qui décident ce que nous sommes, à quoi nous ressemblons, et comment nous faisons l'expérience d'Avalon – mais il n'y a rien d'autre à comprendre, aucun message secret. Ce sont des mots qui ne mentent pas.

— Tu connais tout cela ?

— Les Nattväsen, comme les Sysades, ont besoin de savoir comment fonctionne le monde. »

Elle craignait que ces mots qu'elle tenait en main ne s'effacent aussitôt, ne s'éloignent comme le bout d'une échelle disparaissant dans les brouillards de sa pensée.

« Tu as besoin d'accéder aux paramètres de connexion, indiqua Maïa, puis la liste des identifiants autorisés. »

Connexions et sécurité

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>>> Identifiants autorisés – activé.

La femme était en train de racler la vase à la recherche de petits cailloux blancs, et Aelys avait l'impression de se trouver dans une situation similaire.

« Et maintenant ?

— Tu ajoutes mon identifiant à la liste des Processus autorisés à se connecter au tien. MODL-N-P-A645-BCC7-EE89-2428. Mon nom secret, en quelque sorte.

— Moi aussi, j'ai un identifiant ?

— Bien sûr.

— Quel est-il ?

— MODL-P-4C30-A43B-7E40-FEAD. Rien de spécial. »

Oui, rien dans ce nom ne disait qu'elle était la dernière de sa famille, la dernière héritière des rois d'Istrecht, ni celle qui allait abattre le Paladinat – et par conséquent, on était en droit d'en douter.

Parmi les inscriptions qui résonnaient dans sa tête, Aelys inscrivit l'identifiant de Maïa d'une main mal assurée, craignant de faire une erreur qu'elle aurait été bien en peine de corriger. Finalement, l'ombre hocha la tête en signe d'assentiment, s'écarta d'elle et s'effaça totalement.

À sa grande stupeur, Aelys vit aussitôt surgir la vieille femme, panier à champignons à la main.

« Maïa ? Où es-tu, Maïa ?

— Je suis là. »

C'était Aelys qui avait prononcé ces mots, et de même qu'elle avait senti ses lèvres bouger, sans vraiment les contrôler, elle se vit marcher jusqu'à l'étang, entrer dans la lumière de la Lune et se pencher sur la surface de l'eau. Ses yeux avaient changé de couleur, passant du vert émeraude de sa mère au bleu cristallin de Maïa. Il suffisait de ce détail pour voir dans ce reflet une autre personne, dont Aelys suivait le parcours en simple spectatrice, comme si elle était entrée dans un rêve.

Elle voulut dire quelque chose, mais elle en était incapable, car c'était une autre personne qui possédait sa voix. Cette réalisation devint une inquiétude, celle d'être à jamais étrangère en son propre corps, et elle sentit refluer l'esprit de Maïa. La Nattvas se détacha d'elle comme une ombre sous le soleil de midi, et réapparut à ses côtés sous sa forme spectrale.

« Ne crains rien. Je suis aussi liée par les termes d'un pacte. Ma présence n'est que temporaire – le temps que nous accomplissions ensemble la mission de Cheshire. Le temps de retrouver Mû. »

Aelys eut l'impression de marcher en ligne droite durant des heures, mais la maisonnette solitaire réapparut brusquement devant elles. La vieille femme déposa son panier à champignons et se tourna vers sa fille.

« J'ai vu ce que tu as fait, tout à l'heure. Je sais ce que ça veut dire. Tu vas partir, n'est-ce pas ?

— Si Aelys accepte, nous partons demain.

— Je suis tellement heureuse pour toi... »

Elle n'en avait pas l'air ; ses yeux étaient rougis, et ses mains tremblotaient un peu.

« Mais Maïa... tu reviendras me voir ?

— Je reviendrai, promit la jeune femme.

— Tant mieux, tant mieux. Tu as besoin de revenir dans le monde des hommes, comme ils l'avaient promis.

— Toi aussi, tu pourrais sortir de la forêt.

— Oh, je ne bougerai pas d'ici. Je suis trop vieille pour voyager. »

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