17. La leçon
Aelys sait dans quelles circonstances j'ai quitté les Paladins, avant de m'établir ici avec Irina. Elle sait que le Paladinat, désormais piloté par Auguste, le fer de lance de son Second Empire, est une menace pour Avalon, et qu'il vaut mieux se tenir éloigné des corbeaux. Elle a suivi avec moi les communiqués radio de l'épidémie de Peste d'Istrecht. Mais elle ignore tout de l'origine de la Peste. Elle ignore que notre famille est une Lignée de Sysades.
Ernest pense que je devrais tout lui révéler. La protéger, oui, mais pas de la vérité.
Bien sûr, je le ferai. Mais plus le temps passe, plus je redoute ce que cette vérité changera entre nous.
Clodomir d'Embert, Journal
« Ta garde, Aelys, ta garde ! »
La jeune fille paniqua et fit ce qui ressemblait à un pas de valse, avant de reprendre une position fixe, à peu près correcte, que Clodomir étudia avec attention. Les yeux plissés, il tâta sa barbe grise, esquissa un geste du bras, dont elle ne sut s'il mimait un assaut ou une retraite, et conclut :
« C'est mieux. Continuons. Je marche, tu recules. Je recule, tu marches. »
Pour éviter les accidents, Ernest avait décroché les toiles du couloir de l'étage ; ne subsistait comme décoration que trois appliques éteintes, et le majordome lui-même, assis sur le rebord de la fenêtre, qui fumait la pipe. Il les observait en se laissant distraire par leurs gestes, sans se sentir concerné par cet art noble auquel il ne comprenait pas grand-chose.
Après une heure de cours, une petite goutte de sueur avait fait son chemin sur le front de Clodomir, et terminait sa course sur l'arête de son nez. Aelys, elle, était en nage sous la tunique et le masque à croisillons censés la protéger – alors que les bâtons figurant leurs sabres ne s'étaient pas entrechoqués une seule fois.
« La garde, c'est la moitié du travail. »
Son père avait pris un ton péremptoire qu'elle imaginait tout droit sorti de sa propre expérience de Paladin, de ses propres cours d'escrime.
« Si tu perds ta stabilité, si tu perds ton équilibre, tu perdras le duel. C'est tout ce que cherche ton adversaire. Une ouverture minuscule dans ta garde, un quart de seconde d'inattention, cet instant perdu à déterminer quel pied il te faut reposer... »
Il donna un coup sur son sabre imaginaire ; malgré son épaule fourbue, Aelys parvint à garder sa position. Sa main crispée tremblotait comme une feuille.
« À l'inverse, cette stabilité est un prérequis indispensable pour pouvoir prendre l'initiative, pour lancer ton assaut, lorsqu'il sera préparé. Tu ne peux pas attendre que ton adversaire commette une erreur ; tu dois supposer qu'il n'en commettra pas. C'est à toi de créer l'ouverture. »
Il avança sur elle en frappant à droite et à gauche, la forçant à alterner entre la tierce et la quarte. Ne sachant trop ce qu'il attendait d'elle, elle tenta de répliquer sans succès ; rien ne pouvait atteindre Clodomir. Elle se retrouva bientôt acculée à quelques mètres d'Ernest.
« Mais nous n'en sommes qu'au début, reprit son père. Pour l'instant, tu dois maîtriser ta garde, ancrer ta position dans l'espace. Les parades, les esquives, les contre-attaques se construiront toutes naturellement par-dessus, et ensuite, l'initiative.
— Clodomir ! lança Ernest en étouffant sa pipe. Je crois que tu n'as pas remarqué, mais elle tient à peine debout. »
Le cinquantenaire cligna des yeux et se souvint sans doute qu'il avait en face de lui une débutante, et non les Paladins de Kitonia. Le monde d'Avalon lui-même avait bien changé en vingt ans ; on pouvait douter que cet entraînement, autrefois obligatoire pour les futurs soldats, avait la moindre utilité face à l'essor des armes à feu. Clodomir semblait le croire et Aelys ne souhaitait pas le contredire.
« Ah, hum. Faisons une pause. »
Elle ôta son masque, s'épongea le front et but une bouteille d'eau. Clodomir la regarda faire en réfléchissant à la suite de sa leçon ; d'un regard intransigeant, Ernest lui signifia qu'il valait mieux s'arrêter là pour aujourd'hui.
« Je voudrais ajouter quelque chose d'important. J'ai reçu un entraînement du Paladinat. Nous étions des soldats, et il est attendu des soldats qu'ils obéissent aux ordres et ne reculent devant aucune adversité. Mais ce n'est pas ce que j'attends de toi. Tout ce que je souhaite, Aelys, c'est que tu sois en mesure de te défendre, si nécessaire. Mais parfois, souvent même, la meilleure défense, c'est la fuite. »
Il ramassa son bâton d'entraînement et en joua nerveusement entre ses doigts.
« Malheureusement, c'est quelque chose qu'on ne m'a pas appris... tout ce que je sais, c'est qu'une bonne fuite ne s'improvise pas. Il est important de savoir fuir, à quel moment, dans quelles circonstances. Mais surtout, ce n'est pas déshonorable, ce n'est pas un aveu d'impuissance. Tu peux refuser un combat inégal, tu peux aussi le remettre à plus tard, comme les duels d'honneur qui s'effectuent en terrain neutre, avec témoins. »
Constatant qu'elle reprenait à peine son souffle, Clodomir ajouta hâtivement :
« Nous avons terminé pour aujourd'hui.
— Nous allons ranger, intervint Ernest en sautant du rebord de la fenêtre. Clodomir, est-ce que tu pourrais descendre couper du pain pour le déjeuner ? Il nous reste des pommes de terre d'hier et des tranches de jambon. »
Le docteur prit un air surpris en remettant ses lunettes, mais Ernest le poussa d'une tape sur l'épaule. Il s'engagea dans le double escalier en réfléchissant au contenu des prochaines leçons, et à toutes ces bottes secrètes de la famille d'Embert, qui n'intéressaient que peu Aelys.
« Est-ce vraiment utile ? souffla-t-elle alors qu'ils soulevaient la toile de la reine Malvina. Je veux dire... depuis l'invention du revolver...
— Oh, il est clair qu'un sabre ne sert à rien contre un revolver. Mais un sabre est utile contre un sabre. Et puis, ce n'est pas qu'une question d'armes. Lorsque vous commencerez à parler de mouvement et d'initiative, tu constateras que ce sont presque les mêmes questions dans un duel au pistolet ou au fleuret moucheté. »
Le majordome vérifia que la reine d'Istrecht, reconnaissable à son manteau safran, était bien en place.
« Tu as grandi très vite, Aelys. Clodomir a toujours souhaité te protéger, mais depuis quelques temps, il s'est rendu compte qu'il devait aussi t'apprendre à te protéger toi-même... un point qu'il avait négligé, et sur lequel il est clairement en retard. »
Il plongea une main dans sa barbe hirsute, sous laquelle était enfoui un double menton, tel la pyramide Inca dans la forêt vierge.
« Une autre chose qu'il n'a pas pris en considération, c'est ce que tu comptes faire de ta vie. Si j'ai bien compris, tu as bonne presse à Hynor, même si nous passons tous les trois comme de doux excentriques. Si cela ne tenait qu'à Clodomir, tu prendrais simplement sa place au sommet de cette tour d'ivoire, et ainsi de suite. Mais ce ne sera pas le cas, je me trompe ? »
Aelys hocha la tête. Elle avait lu trop de livres ; les atlas de géographie les plus soporifiques l'avaient tenue en haleine tels des romans de cape et d'épée. L'immensité du continent d'Avalon lui tendait les bras.
« Je voudrais voyager, murmura-t-elle.
— Bien sûr. »
Au fond, ce rêve n'avait rien d'original ; tous les jeunes de son âge faisaient le même, entre deux saisons. C'était juste avant qu'on leur confie les responsabilités d'une ferme, d'une famille, d'une maison, qui les rappelaient aussitôt à la réalité, qui les enracinaient pour le restant de leurs jours à la terre d'où étaient nés leurs ancêtres.
Mais Ernest se montrait très compréhensif ; il savait que le rêve d'Aelys était plus fort, plus précis qu'un simple désir d'évasion. Enfant, elle copiait déjà les cartes d'Avalon, et avec ses crayons de couleur, se traçait un chemin de ville en ville.
« Je sais que tu partiras, dit le majordome. Clodomir le sait aussi ; il n'est pas encore tout à fait prêt à l'accepter. Mais c'est pourquoi il est important que tu saches te défendre. »
Elle acquiesça sans conviction. Car Aelys n'avait jamais vu le monde qu'au travers des atlas, avec des petites maisons qui représentaient les villes et leurs place-fortes, des groupes de sapins ou de frênes pour les forêts, des pics pour les chaînes montagneuses, les lignes des fleuves, des points, des noms. La Peste d'Istrecht y était invisible, de même que l'emprise des Paladins ; cette vision aseptisait toutes les menaces qui viendraient bientôt la poursuivre.
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