16. La maison dans les bois


Plus ils lisent de livres, plus ils deviennent frileux ; ils créent de grandes idées, mais ils sont incapables de grands actes. Le monde a trop de penseurs ! Je n'en veux pas ! Donnez-moi un peuple de paysans illettrés et crasseux ; je leur donnerai la foi, car c'est tout ce dont ils ont besoin pour accomplir mon Empire.

Auguste, Pensées


Lorsqu'Aelys se réveilla, il faisait jour ; une lumière pâle baignait la forêt boréale d'Avalon, filtrée par un brouillard nuageux qui s'était accumulé au-dessus du ciel. Les arbres semblaient avoir retrouvé leur calme comme des employés revenant au bureau un lundi matin après la noce. Les rongeurs, les batraciens et autres chauve-souris avaient regagné leurs innombrables cachettes ; les traces de pas des noctureuils s'effaçaient dans le tapis d'aiguilles. Par mesure de précaution, Aelys s'agenouilla et posa son oreille contre le sol ; mais elle n'entendit pas le battement chthonien qui semblait rythmer le monde des Nattväsen.

Un instant, elle fut tentée de croire que l'arrivée des Paladins, l'incendie de la maison, la mort d'Ernest, n'étaient que les trois actes d'un mauvais rêve. Mais en étudiant les alentours, son regard se posa sur un tronc d'épicéa marqué d'un coup de griffes. Ces traces dans l'écorce, Cheshire les avait faites la nuit même pour lui marquer le chemin.

Une sorte de nausée la prit, et elle décida de marcher pour ne penser à rien d'autre, et laisser l'air rafraîchi l'envelopper de son silence. Au moindre coup de vent, elle ne pouvait s'empêcher d'imaginer Cheshire la suivant à la trace. Mais en vérité, le Nattvas au sourire espiègle avait de très hautes responsabilités dans le Nord d'Avalon, et il avait autre chose à faire que de compter ses pas.

Aelys longea le ruisseau contre lequel ils s'étaient arrêtés la veille. Lorsque le sol se mua en pente rocheuse, sur laquelle ne s'accrochaient plus que de maigres fougères, elle s'attendit à voir surgir la falaise d'une minute à l'autre. Mais celle-ci ne vint jamais. Au lieu de cela, comme l'avait indiqué le Nattvas, le chemin bifurqua et l'emmena dans un bois plus dense. Les pins se firent plus rares, remplacés par des haies de bouleaux et de sorbiers. Elle faillit perdre plusieurs fois sa route en essayant d'éviter des buissons de ronces, déchira sa manche et ajouta un peu plus de terre sur ses vêtements.

La maison en feu, le Haut Paladin Eldritch, le Roi des Aulnes enveloppant Ernest dans ses larges mains, ces trois images tournaient en boucle dans sa tête. Elle se mit à espérer que Clodomir n'était pas mort, puis se souvint d'un corps étendu à côté du manoir d'Embert. Des larmes coulèrent sur ses joues.

Elle était la dernière en vie de sa famille, et elle avait une mission.

Tuer le Grand Paladin Auguste, qui avait donné l'ordre d'exécution ; tuer Eldritch, qui l'avait accompli. Abattre ce Paladinat corrompu et ce Second Empire qui ne formaient désormais plus qu'un monstre à deux têtes.

Cheshire lui avait promis une aide précieuse, à condition qu'elle fasse quelque chose pour les Nattväsen. Et il ne doutait pas qu'Aelys était en mesure d'accomplir cette mission. Mais malgré ses leçons d'escrime, Eldritch aurait beaucoup ri s'il l'avait vue arriver ainsi face à lui, encore en tenue de ville, avec de la terre jusque sur le bout du nez. Et Aelys n'avait aucune idée du chemin qui serait nécessaire pour affronter le Haut Paladin.

Un toit de paille émergea derrière les arbres ; une toute petite maison isolée, au milieu d'une clairière. Ses volets fermés et ses murs en chaux craquelés avaient vu de meilleurs jours, et de loin, on pouvait douter que quiconque habitât encore en cette demeure. On aurait dit un refuge ou une cabane de chasse abandonnée après la disparition de son dernier propriétaire.

Mais aux dires de Cheshire, quelqu'un vivait ici.

Aelys hésita longuement devant la porte d'entrée biscornue, comme si elle vendait des tickets de tombola pour la première fois. Elle se décida enfin à frapper quelques coups du dos de la main sur un volet vermoulu, recula de quelques pas et attendit.

« Allez-vous en. »

C'était une vieille femme, comme l'avait prédit Cheshire. Aelys se rapprocha.

« Allez-vous en ! Laissez-moi tranquille !

— Excusez-moi, madame...

— Je n'ai rien pour vous ! »

L'héritière risqua un coup d'œil dans l'interstice du volet ; derrière la fenêtre sans vitre, son regard rencontra un dos voûté, tourné en signe de protestation. Elle entendit quelque chose tomber d'une étagère et se briser.

« Laissez-moi !

— Est-ce que... est-ce que vous connaissez Cheshire ? »

La porte s'ouvrit d'un coup sec et Aelys fit un bond en arrière. C'était une sorcière tout droit sortie des contes, ratatinée comme une vieille pomme oubliée au placard, vêtue d'une sorte de vieux rideau reprisé. Ses bras étaient fins comme des brindilles, ses mains sèches comme des feuilles mortes, et ses ongles durs comme la pierre avaient creusé des entailles dans la poignée de porte.

Elle marmonna quelque chose entre ses dents raréfiées, qui se termina sur :

« Maïa ?

— Non, Cheshire, dit doucement Aelys, qui commençait à douter que la femme ait gardé toutes ses facultés.

— Tu n'es pas Maïa, constata-t-elle avec dépit.

— Je m'appelle Aelys. »

La sorcière solitaire haussa des épaules et se fraya un chemin dans son repaire, en laissant la porte entrouverte. La jeune femme s'approcha à pas de loups. Elle s'essuya les pieds avant d'entrer, bien que cela ne fît pas la moindre différence. Une lampe à huile minuscule, posée en équilibre sur une table à tréteaux volée sur un chantier, suffisait à éclairer toute la pièce. Aelys ne prit pas la peine de demander pourquoi les volets restaient fermés alors qu'il faisait encore jour.

La vieille femme parcourait du doigt une impressionnante collection de bocaux et de bouteilles rassemblés en une seule étagère ; baies de sureau, feuilles de laurier, poissons séchés, mais aussi des poudres minérales scintillantes, parmi lesquelles se cachaient peut-être des résidus d'écailles de Mû.

Elle attrapa un bocal et fit tomber quelques feuilles dans une casserole posée sur l'âtre.

« Qu'est-ce que tu fais ici ?

— Cheshire m'a dit de venir vous trouver. »

Laissant sa décoction infuser, la femme examina Aelys de la tête aux pieds en fronçant du nez.

« Tu as fait une fugue ? Tu t'es perdue ? »

Elle ne lui laissa pas le temps de répondre et posa sur la table deux tasses d'une propreté toute relative, où elle versa le breuvage avec application. Après un instant de réflexion, elle déboucha une flasque et se versa une larme généreuse d'un liquide qui diffusait une odeur de fenouil et d'alcool. Aelys, trop jeune sans doute, se vit épargner un tel traitement.

Elle attendit néanmoins que la femme ait bu une première gorgée avant de l'imiter. Le goût de la tisane permettait à peine d'effacer celui de la poussière qui avait élu domicile au fond de la tasse.

« Tu as de belles mains, remarqua son hôte. Des mains de bourgeoise. Tu viens de la ville ?

— J'habite à côté d'Hynor. »

En disant cela, le manoir en feu se ralluma un instant dans son esprit. Quant à la vieille, elle venait juste de terminer sa boisson ; elle s'assit sur son lit de paille et se coucha sur le côté en lui tournant le dos.

« N'oublie pas de refermer la porte en sortant. Il faut que je finisse ma sieste... je ne sais pas pourquoi Cheshire t'a envoyé chez moi, mais c'est pas un hôtel, ici.

— Comment se fait-il que vous connaissez les Nattväsen, vous aussi ?

— Ce n'est pas évident ? Je vis dans la forêt. »

Aelys reposa sa tasse à moitié pleine.

« Est-ce que Cheshire est quelqu'un de fiable ? Peut-on lui faire confiance ?

— On ne fait pas confiance aux Nattväsen. On passe un marché, et chacun tient sa part, c'est tout.

— Et vous, quel est votre pacte ?

— J'ai le droit de vivre ici, avec ma fille Maïa. »

La jeune femme voulait poser d'autres questions, mais elle sentit tout son corps s'affaiblir. Son hôte s'était déjà endormie, sous l'effet du somnifère, et Aelys eut tout juste le temps de s'allonger sur le côté, à même le sol, avant de sombrer dans l'inconscience.

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