14. Le Pacte de Mû
Cela faisait longtemps que je n'avais pas écrit dans ce journal.
Irina est morte.
J'ai passé la nuit à retravailler mes formules. J'avais l'impression d'être près du but ; mais même si je pouvais tuer le bacille in vitro, il aurait encore fallu des mois d'effort pour porter ce succès chez l'humain. C'est peut-être mieux ainsi. Au final, ses derniers jours ont été plutôt tranquilles, nous n'avons pas parlé de la maladie, ni elle, ni moi, ni Ernest.
C'est lui qui est venu me réveiller pour m'annoncer la nouvelle.
Il m'a demandé pour le risque de contamination. Mais cela faisait plusieurs mois qu'Irina avait déclaré des symptômes, et sa résurgence du bacille ne s'était pas transmise. Donc nous l'avons simplement emballée dans un drap et nous sommes allés l'enterrer dans la roseraie.
La terre était dure ; il a fallu creuser pendant des heures, et nous nous relayions pour donner le biberon à Aelys.
Ensuite, je suis allé annoncer la nouvelle au bourgmestre. Anton sait que nous lui avons caché quelque chose, et je sais qu'il m'en veut.
Clodomir d'Embert, Journal
La jeune femme regarda le lynx dans les yeux.
« Je croyais que les créatures de la nuit n'avaient pas d'âme. D'où te vient la tienne ? »
Cheshire sembla très ennuyé d'avoir à répondre à cette question, mais le temps lui était compté. Il n'avait que quelques heures devant lui pour qu'Aelys lui fasse confiance – si c'était bien ce qu'il désirait, et quelle que soit la raison de son intérêt pour elle.
« Les Nattväsen sont des êtres stables. Des Processus de type MODL, ASE ou BST – des humains et des animaux – convertis en MODL-N, BST-N, etc. Moi, j'étais chercheur de cristaux. J'ai même trouvé pour la Compagnie Impériale l'un des plus gros cristaux de la région. Je voulais que ma femme et mes enfants vivent dans une maison en pierre et mangent à leur faim. Mais un soir, je traversais la forêt avec un groupe d'autres prospecteurs, de retour d'une mission ; ils m'ont poussé dans une ravine et je me suis brisé la tête sur les rochers. J'avais l'œil du lynx, qu'ils disaient, et une chance de cocu. Je crois qu'ils avaient peur que je trouve tous les cristaux à leur place. Alors, me voilà. C'est une deuxième vie – une vie de l'autre côté du miroir, si l'on veut. Tous les Processus ne suivent pas ce chemin – il faut être converti. »
Aelys s'assit en tailleur. Toute la tension des heures précédentes lui paraissait quitter son corps ; elle était épuisée. Elle savait qu'ils se trouvaient ici au plus profond de la forêt, dans des ombres où aucun Paladin ne pouvait venir les trouver tous deux, dans un monde voisin, mais détaché du réel, où le manoir en feu, la mort de son père et d'Ernest pouvaient n'être encore que des rêves lointains.
« Tu sais maintenant qui je suis, reprit Cheshire. Maintenant, réponds à ma question. Que t'ont-ils dit sur Avalon ?
— Comment connaissais-tu Ernest ?
— Les Nattväsen et les Sysades sont liés par le même Pacte, ils font partie d'un même système – un système que les Paladins ont désormais rejeté. Depuis l'installation de tes parents dans cette maison, nous avons toujours été en bons termes avec eux, et quand ton père a transmis son pouvoir de Sysade à Ernest, sa première action a été de nous présenter ses respects.
— Quel est ce Pacte dont tu parles ?
— Le Pacte de Mû. Celui qui lie les Lignées d'Administrateurs Systèmes, qu'elle a établies en ce monde, les Paladins qui ont la garde du monde éveillé, et les Nattväsen qui surveillent le monde endormi. Comme tu l'as vu avec le Roi des Aulnes, nous sommes chargés de contenir les infestations éventuelles de code malveillant, qui pourraient contaminer les processus de la biosphère. Les Paladins ont pour objet de veiller sur le monde des hommes, de réguler les relations entre Mû et les passagers de son vaisseau. Les rois, les reines, les princes, les Grand-Ducs viennent et s'en vont, mais l'ordre des Paladins se situe au-delà de leur pouvoir temporel... ou du moins, telle était sa mission, établie par Mû il y a cent ans. »
Le lynx gratta le sol d'une griffe solitaire.
« Tout ceci n'a fonctionné correctement qu'une trentaine d'années. Les Paladins ont commencé à douter. Ils ont tourné le dos à leur vœu de neutralité, trempé dans les affaires des royaumes d'Avalon, et aujourd'hui, ils ont renié le Pacte, et ils en ont passé un autre... dont nous ignorons tout, si ce n'est la corruption qu'il apporte progressivement de par ce monde.
— Et les Sysades ?
— Ils n'ont cessé de croire en Mû. Leur foi était sincère. Mais Mû ne les a pas sauvés. »
Aelys sut que quoi qu'elle dirait, le lynx roulerait des yeux scandalisés face à son ignorance, et cela ne manqua pas. Car son père ne l'avait jamais préparée à devenir Sysade. Elle ignorait même qu'il possédait ce pouvoir, et qu'il l'avait transmis à Ernest. Elle connaissait l'existence des Lignées, mais elle y voyait, comme beaucoup d'enfants de son époque, un simple titre honorifique décerné par le Dragon de Cristal.
« Quel était leur rôle dans le Pacte ?
— Les Sysades ont le pouvoir de manipuler les cristaux, et c'est un pouvoir qui aurait pu se révéler fort utile à l'humanité. Les grandes constructions qui remontent à la formation d'Avalon, comme le mur de Vlaardburg et le pont d'Istrecht, ont été bâties par des Sysades. Mais ils se sont bien vite rendus compte que tous ces petits États et royaumes qui se partagent le continent allaient s'entre-déchirer pour faire appel à leurs services, et c'est pourquoi ils ont cessé d'utiliser ces pouvoirs. »
Le lynx cligna des yeux.
« Il n'y a pas que cela. Les Sysades étaient aussi ceux qui connaissaient le mieux la nature profonde d'Avalon, qui pouvaient accéder à tous ses secrets, et qui pouvaient demander audience à Mû elle-même.
— La nature d'Avalon... murmura Aelys.
— D'où ma question : que t'ont-ils dit ? »
Elle pointa la main vers le ciel.
« Ce que nous savons tous. Qu'Avalon est un monde errant porté par Mû, qui traverse l'univers vers d'autres étoiles. Nous sommes les passagers du Dragon de Cristal, nous allons là où elle décide d'aller, et lorsqu'elle nous estimera prêts, nous découvrirons d'autres mondes.
— C'est à peu près cela. Un détail, toutefois, qui n'est peut-être rien pour nous deux, mais qui renverserait le point de vue de toutes tes anciennes connaissances du village : ces étoiles dans le ciel et le monde d'Avalon ne sont pas de la même nature. Avalon est une Simulation de monde – une sorte de rêve, soutenu par Mû, dans lequel chaque objet, chaque créature, chaque homme, chaque Nattvas tient une place précise. Un rêve créé autrefois par d'autres hommes, tout à fait semblables à toi, qui n'avaient trouvé d'autre moyen pour que leur arche s'élance à la conquête des étoiles. »
Oui, cela ne la heurtait point. Peut-être parce que le monde des ombres, où les Nattväsen avaient leur domaine, se situait lui-même sur un plan séparé, comme une autre forme de rêve à l'intérieur du monde de Mû.
« Cheshire, pourquoi ont-ils tué mon père ?
— Auguste a ordonné la mort des Sysades. Il souhaite que rien ne rivalise son pouvoir.
— Pourquoi n'avez-vous rien fait ?
— Parce que nous obéissons encore au Pacte. Nous ne pouvons pas sortir de notre domaine. »
La jeune femme lui retourna son regard scrutateur.
« Tu me dis tout cela parce que tu attends quelque chose de moi.
— Tu dois comprendre quelle est ta situation et quels périls menacent ce monde, avant de pouvoir prendre une décision éclairée. Une opportunité s'offre à nous, Aelys. Nous pouvons nous assister mutuellement.
— Que veux-tu ?
— En substance, nous avons besoin de retrouver Mû. Mais pour cela, il faut quelqu'un qui puisse sortir des ombres. Nous t'aiderons, Aelys, et en retour...
— En retour ?
— En retour, nous pourrons t'aider à obtenir ce que tu désires. »
Ce que je désire ? songea-t-elle.
Elle ne demandait qu'à revenir en arrière, à sortir de ce cauchemar passager, à rentrer chez elle à vélo, comme elle le faisait tous les soirs ; à saluer Ernest qui repiquait les salades, à retrouver son père lisant dans son bureau.
Mais cela, même pour les Nattväsen, même pour Mû, ce serait impossible.
À cette pensée, des larmes s'accumulèrent dans ses yeux.
Cheshire ne lui offrait pas de mettre fin à sa souffrance ; non, il ne lui offrait, modestement, que ce qu'il pouvait lui offrir.
La vengeance.
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