13. Le Roi des Aulnes


Cette nuit, il y avait des Nattväsen sur le mur d'enceinte. Ces petits rongeurs qu'on appelle des noctureuils. Quand nous sommes montés pour notre ronde, ils nous ont regardé fièrement avant de déguerpir. Rufus avait peur qu'ils nous attaquent, comme dans le temps. Après tout, le Paladinat les a chassé durant des siècles... mais c'était avant le Pacte de Mû.

Les Nattväsen du pôle sont très calmes, à l'image des habitants de Kitonia. Le jour, il ne rôde dans l'air que leur odeur. La nuit, ils arpentent la banquise et la steppe, comme s'ils recherchaient quelque chose qu'ils ont perdu depuis des siècles. Au matin, on retrouve leurs traces dans la neige, de grandes pistes qui font le tour de la ville, mais aussi des empreintes dans les rues, et parfois même sur le pas de notre garnison.

Clodomir d'Embert, Journal


Un froissement secoua les branches des arbres ; à quelques dizaines de mètres d'Aelys, une ombre gigantesque se déplaçait derrière les troncs. De loin, on n'aurait vu que quelques oscillations parmi les sommets des pins.

Toutes les créatures rassemblées autour de l'étang retenaient leur souffle, du moins pour celles qui en avaient un. Le lynx assis suivait le mouvement de l'ombre, sans ciller, d'un regard résolu, jamais très loin d'un début de sourire.

Le Roi des Aulnes avait un pas lourd et régulier, dont le choc s'enfonçait dans la terre. Aelys, accroupie sous un sapin, ne pouvait quitter Ernest du regard. Il toussait encore, avec de plus en plus de difficulté. Le souffle glacé de la créature portait jusqu'à elle ; c'était un brouillard épais, qui glissait sur le sol au niveau de la cheville, et qui recouvrit bientôt l'étang comme un linceul.

La silhouette d'Ernest s'y devinait encore.

Le monstre n'était qu'à dix mètres lorsqu'Aelys parvint à le voir. Il avançait sur deux jambes, si voûté que tout son équilibre s'en trouvait précaire ; il avait des bras très longs, aux articulations asymétriques, des mains sans poignet dont les doigts immenses ressemblaient à des pelures de pomme de terre, qui raclaient les fougères d'un air absent.

Tout son corps était recouvert d'écorce vermoulue, parsemée de mousses et de lichens, dont les cascades végétales formaient une sorte de fourrure. Et c'était tout un monde qu'il traînait de son pas de géant inconscient ; des termitières qui grouillaient dans son bois, des nids abandonnés collés à ses cheveux grisâtres.

Le jour, le Roi des Aulnes n'était qu'un arbre effondré parmi tant d'autres ; peut-être même celui auprès duquel Aelys avait tantôt trouvé refuge. Il ne s'animait que la nuit, à l'heure la plus sombre. Et si cet arbre venait à se décomposer entièrement, un autre s'élèverait du sol de la forêt boréale, porteur du même esprit séculaire.

« C'est un Creux, murmura la jeune femme.

— En effet, ajouta Cheshire sur le même ton. C'est ce que l'on appelait autrefois un Creux. Un esprit incomplet.

— Ils se sont faits plus rares, ces dernières années.

— Non, corrigea le lynx. Dans le temps, les Creux et les Changeants arpentaient Avalon en totale liberté, et menaçaient les humains dont ils cherchaient à absorber les âmes. Mais Mû leur a donné un rôle dans ce monde. »

Le Roi des Aulnes s'arrêta. Le sommet de son corps émergea au-dessus de l'étang. Il n'avait pas d'yeux, ni rien qui ressemble vraiment à une tête ; ce n'était qu'une protubérance sur laquelle s'épanouissaient quelques champignons. Il se pencha et se décala en direction d'Ernest.

Tous les Nattväsen dans les branches le suivaient avec attention.

« La peste est une infection redoutable, poursuivit Cheshire. Si elle n'est pas contenue, elle pourrait se répandre à toute la biosphère d'Avalon. Ernest le sait. C'est pour cela qu'il est venu ici ce soir. »

Aelys comprit qu'aucun humain avant elle n'avait sans doute assisté à cette cérémonie. Un murmure d'impatience gagna les branches basses, sur lesquelles les petits écureuils claquaient des dents.

« Que va-t-il faire ?

— Les Creux, les noctureuils, les rats-crapauds, tous ces Nattväsen sont des éléments essentiels du système immunitaire d'Avalon. Ils sont capables d'effacer les corps étrangers, de les détruire. Ce sont nos macrophages. »

Le lynx pencha la tête sur le côté.

« Mais je conçois que la métaphore ne t'atteigne pas. Les humains d'Avalon ne savent pas vraiment ce qu'est la maladie. L'encodage de vos modèles rend ce concept caduc : votre système homéostatique forme un environnement hostile et infranchissable pour tous les micro-organismes qui peuplent la Simulation. »

Aelys avait perdu le fil de ses paroles. Elle suivait le lent mouvement du Roi des Aulnes. La lumière de la Lune se reflétait désormais sur ses mèches argentées de lichen. Il s'arrêta au-dessus d'Ernest et se pencha davantage ; la fumée qui sortait de son corps enveloppa le majordome.

Le Creux posa la main au sol et referma ses longs doigts sur l'homme inconscient. Il le souleva à deux mètres de haut ; Aelys pouvait voir les racines et les mousses envelopper Ernest dans un tissu toujours plus dense.

Le Roi des Aulnes se retourna et entama son voyage de retour avec la même lenteur machinale.

« Il l'emmène sous terre, expliqua Cheshire. Si Ernest peut être sauvé, il se réveillera parmi nous. Sinon, son identifiant MODL devra être effacé du système. »

Le brouillard qui rampait sur le sol s'éloigna à son tour, suivant le Creux dans les ombres. Les Nattväsen amoncelés sur les branches se dispersèrent en quelques pépiements, et la nuit regagna son mouvement habituel ; le jour viendrait bientôt.

La jeune femme sentit des sanglots s'accumuler dans sa gorge ; elle les retint, car le lynx l'observait toujours de son œil scrutateur.

« Il nous reste à décider ce que nous allons faire de toi.

— Dès demain, je quitterai votre domaine.

— Viens, dit sévèrement le lynx sans l'écouter. Marchons. »

De ce côté la forêt se révéla moins accidentée, plus régulière ; les arbres étaient plantés à distance respectable les uns des autres, comme des bourgeois se saluant de loin à l'opéra. Chaque fois que la lumière de la Lune touchait le lynx, elle le traversait encore. Il paraissait s'en moquer.

« As-tu soif ? Voici de l'eau. As-tu faim ? Voici des fruits. »

Un ruisseau courait entre les arbres et des buissons de baies hors saison avaient été plantés à portée de main, comme si l'on avait préparé un jardin à son intention.

« Assieds-toi, dit le lynx. Nous avons encore un peu de temps avant le jour, mais certainement, beaucoup à discuter. »

Comme il la voyait hésiter, il ajouta :

« Les contes disent que quiconque boit l'eau des Nattväsen et mange leur nourriture devient une ombre soi-même. Et c'est vrai, dans une certaine mesure. Mais il te faudrait vivre des années dans la nuit avant de devenir comme moi. Cette eau est pure et ces fruits sont sincères ; bois, tu en as besoin. »

Cheshire se coucha non loin d'elle, avec l'allure d'un prince en sa demeure. Il attendit qu'elle se fut désaltérée et reprit de sa voix douce :

« Aelys... que t'ont-ils dit sur le monde d'Avalon ? »

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