12. L'heure des ombres


L'hiver est terminé.

Irina et moi avons décidé de partir.

Je m'en suis ouvert à Auguste. Les détails restent à déterminer ; je ne sais pas si le Paladinat acceptera notre démission, et je ne sais pas où nous irons ensuite.


Clodomir d'Embert, Journal


C'était un lynx boréal, un félin de la taille d'un loup, aux pattes larges et aux oreilles pointues – mais Aelys ne déduisit tout cela que de ses yeux et griffes qui luisaient dans les ombres. Même lorsque la Lune se détourna d'eux, leur éclat demeura en place.

Non, ce n'était pas un animal.

Aucun habitant d'Hynor, depuis l'installation du village, n'avait été tué, ni même molesté par les Nattväsen, mais ils avaient le don de signifier aux humains qu'ils n'étaient pas les bienvenus dans leur domaine – et le regard perçant de ce dernier valait tout un discours.

Aelys recula d'un pas.

Partir ? Et pour aller où ? Dans tout le domaine des hommes, les Paladins la traqueraient, la poursuivraient sans relâche. Eldritch ne s'arrêterait pas à la Lignée des Sysades ; il voulait éteindre la lignée des rois d'Istrecht. Il voulait écraser la famille d'Embert, jusqu'à son souvenir.

« Je suis désolée, tenta Aelys. Je sais que je ne devrais pas être ici... mais ils me poursuivent... ils veulent me tuer... »

Le lynx pencha la tête sur le côté, attentif et scrutateur. Elle entendit tout un groupe de bestioles qui descendaient des arbres voisins, s'accrochaient à leurs branches et observaient elles aussi d'une myriade de grands yeux brillants, à l'instar des étoiles dispersées dans le ciel d'Avalon. Ce n'étaient pas des écureuils, elle en était désormais certaine. C'étaient les véritables maîtres de la forêt. Ceux à qui Mû avait donné la charge du monde de la nuit, alors que les Paladins, selon son Pacte, protégeaient le monde du jour.

Elle bégaya, surprise par sa propre témérité.

« Serait-il possible que pour cette nuit... vous m'accordiez asile ? »

Le lynx fit un pas de côté. Une de ses pattes traversa l'ultime rai de lumière qui perçait la voûte végétale ; elle disparut à cet instant, et ne redevint matérielle que revenue dans l'ombre.

« Je suis seule. Je ne demande rien d'autre... que l'asile... pour une nuit seulement. »

Le lynx cligna des yeux et hocha doucement la tête. Un sourire malicieux découvrit ses dents pointues.

« Le Pacte » murmura-t-il, d'une voix si douce, mais si faible, qu'elle crut l'avoir rêvé.

Elle n'osa pas lui demander s'il avait dit quelque chose, ni quelle était sa décision. À vrai dire, elle ne savait rien de la hiérarchie des Nattväsen. Ce lynx anonyme l'acceptait peut-être en leur domaine, mais dix mètres plus loin, elle marcherait peut-être sur la queue d'un ours, qui l'enverrait rejoindre le souvenir de ses parents.

« Ce soir, tu es une ombre, comme nous. À mi-chemin entre la vie et la mort. »

Elle le chercha du regard, mais le lynx s'était effacé dans l'ombre. Les Nattväsen n'avaient pas de forme permanente. Ils vivaient cette existence de mille manières, entre ceux qui arpentaient les forêts boréales dès la nuit tombée, tels d'invincibles gardiens, ceux qui dormaient en se laissant porter par le vent, sous forme de fumée invisible... et ceux qui parlaient aux hommes.

« Elle est descendue par ici. »

Son cœur bondit dans sa poitrine. La mort l'avait suivie sous les arbres, à travers les buissons. Aelys avança de quelques mètres et découvrit un arbre effondré, dont les racines arrachées avaient laissé un grand trou dans le sol. Elle s'y installa, fouilla la terre, les aiguilles et les feuilles mortes pour se camoufler du mieux qu'elle le pouvait.

Les pas se rapprochèrent, puis s'éloignèrent.

Le faisceau incandescent d'une lampe électrique balaya plusieurs fois les arbres.

« Et Ludwig ? demanda la femme.

— Il est mort.

— Et le Sysade ?

— Parti. Je suppose qu'il cherche la même chose que nous. Mais il n'ira pas loin. »

L'un des deux Paladins donna un coup de pied dans les branches épaisses qui gênaient leur avancée.

« Elle n'a nulle part où aller, dit la femme. Hormis se jeter dans la mer... »

Ils s'éloignèrent encore et Aelys reprit son souffle. Jusqu'à rencontrer de nouveau le regard du lynx, désormais attifé d'un sourire béat.

« Ils sont partis » indiqua ce dernier.

Bien que sa présence fût indéniable, il était difficile de déterminer s'il ne s'agissait que d'une image en deux dimensions, ou s'il avait une épaisseur. Aelys baissa les yeux sur ces larges pattes griffues, délicatement posées sur les feuilles. Il ne pesait guère plus qu'une plume.

Le lynx tourna la tête ; son épaule roula et il entama quelques pas sous les arbres en murmurant : « suis-moi ».

Il n'allait pas attendre. Aelys hésita, pencha la tête de crainte que les Paladins ne surgissent aussitôt de derrière la souche éclatée où elle avait trouvé refuge. Mais elle entendit monter aux alentours le grattement de toute une foule de petits rongeurs, occupés à ramasser des noix et démanteler des pommes de pin. Leurs grandes dents luisaient dans la pénombre comme de petites étoiles. Les Nattväsen étaient ressortis de leurs trous ; le danger était passé.

« Où allons-nous ? » murmura-t-elle dans un souffle.

Si la jeune femme avait jusqu'à présent gardé une vague idée de sa direction, toute la forêt lui paraissait avoir tourné autour d'elle ; le relief se faisait escarpé et chaotique ; l'espace sous les arbres s'agrandissait comme la respiration profonde d'un dormeur paisible, et le lynx la précédait en bondissant sur de larges pitons rocheux semblables à une montagne en formation.

Les cris épars des animaux nocturnes, le battement d'ailes des chauves-souris, le hululement lugubre d'une chouette effraie, tout cela n'était que la surface du mystère ; elle pouvait sentir, sous ses pieds, battre dans les infrasons le cœur de la forêt.

Plusieurs fois elle crut que le lynx avait disparu, mais ses oreilles pointues réapparaissaient aussitôt à quelques mètres d'elle, bien plus près qu'elle ne le pensait.

S'il y avait bien une règle sur laquelle s'accordaient tous les contes pour enfants d'Avalon, c'est qu'il ne fallait jamais suivre les Nattväsen dans leur domaine, sous peine de devenir leur prochain repas, ou de rejoindre leur monde à jamais. Aelys sentait s'approcher cette sentence ; le lynx la sommait toujours de le suivre, de quelques hochements de tête, et au détour de chacun de ces troncs aussi épais que les âges géologiques, qui semblaient supporter la canopée à eux seuls, elle imaginait découvrir le cercle d'une de leurs danses secrètes.

Soudain, de nouveau, la forêt s'ouvrit. Il y avait là un étang, dont les reflets langoureux arrêtèrent net la course du lynx. Ce dernier s'assit entre deux troncs et réinstalla un sourire sur sa face féline, ou peut-être juste un rictus qu'Aelys ne pouvait déchiffrer. Son corps était presque transparent.

« Il est ici, annonça-t-il. Avance. »

La jeune femme entra dans la lumière de la Lune. Des fleurs éphémères, sans couleurs, s'ouvraient derrière ses pas, et d'énormes champignons poussaient à vue d'œil à l'ombre des pins, dont les spores dispersées dans l'heure participaient sans doute à quelque cycle méconnu de la vie nocturne.

En se retournant vers la forêt, elle comprit qu'ils étaient tous là. Des grappes entières d'écureuils, postés sur les branches, grignotaient nerveusement dans le vide en agitant leurs bras malingres. On les appelait des noctureuils. Sur les branches plus hautes, des chiens-volants au museau fin, et aux grandes ailes d'aiglon, la regardaient avec un soupçon de menace dans leurs yeux noirs. Derrière le lynx rôdaient d'innombrables félins de la même taille, et plus loin, derrière les arbres, se devinaient des respirations lourdes de ruminants, des battements d'aile de papillons de nuit et de faucheux aussi grands qu'un homme, toute une faune attentive réunie autour d'elle avec curiosité et appréhension.

Un homme était allongé sur la berge, de l'autre côté de l'étang. Il trempait à moitié dans l'eau comme un poisson échoué, les bras étendus face au ciel.

« Ernest ? »

Le majordome ouvrit brutalement les yeux. Un instant, elle l'avait cru mort. Il n'en était pas loin. Ses mains crispées avaient un couleur de terre, et une bile noire coulait de sa lèvre inférieure. Quand il l'aperçut, il eut une quinte de toux affreuse, suivie de paroles hachées par des inspirations difficiles :

« Aelys... je suis désolé... le pouvoir de Mû... la Peste...

— Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

— Ne t'approche pas ! »

Il tendit un bras tremblant vers elle, et le laissa retomber en perdant son regard vers le ciel.

« Nous avons échoué... tous les deux. Je devrais... te transmettre... la Lignée... ton héritage. Mais je ne peux pas.

— La Peste se transmet par contact. »

Le lynx venait de parler. Il s'était déplacé de l'autre côté de l'étang, et Aelys lui faisait face, de nouveau.

« Salut, Cheshire, murmura Ernest, qui semblait reconnaître sa voix.

— Bonsoir, Ernest.

— Est-ce que j'ai encore... l'air... comestible ? tenta-t-il avec un petit ricanement qui se perdit dans une quinte de toux.

— Il ne fera aucune différence.

— Explique-lui, Cheshire. »

Le Nattvas regarda Aelys dans les yeux. Il lui semblait que la surface de l'eau s'était déplacée comme par l'effet des forces de marée, et qu'elle engloutissait désormais Ernest jusqu'à la taille.

« Ernest aurait dû te transmettre le pouvoir de Sysade. Mais pour ce faire, il faut qu'il y ait contact. Or il a été infecté par la Peste.

— Est-ce que...

— Il va mourir, confirma le lynx. Le statut d'Administrateur Système d'Avalon ne protège pas de cette maladie. Car cette affliction ne fait pas partie du code source d'Avalon. Il s'agit d'une anomalie.

— Je suis désolé, Aelys. Nous aurions dû... peut-être... avec ton père... il y avait peut-être une autre issue.

— Il faut nous éloigner, maintenant » commanda le lynx.

La jeune femme le contempla d'un air interloqué. Comment pouvait-on garder sa composition alors qu'un homme mourait sur le bord du lac ? Pourquoi ne pouvait-elle pas s'approcher de lui ?

« Reviens derrière les arbres, ajouta Cheshire avec insistance.

— Vas-y, dit Ernest. Ne t'occupe pas de moi. Je n'ai pas réussi à te protéger... mais tu survivras... il le faudra bien. La Lignée va s'éteindre... mais tu portes une autre lignée, Aelys... tu es l'héritière d'Istrecht !

— Allons, dit le lynx. Il arrive. »

Un des noctureuils ne put retenir un petit cri. Il fut aussitôt imité par tous les autres. Plusieurs chauves-souris s'envolèrent.

Un coup ébranla la terre.

« Qui ? murmura Aelys en rejoignant Cheshire, sans quitter du regard l'homme étendu dans l'eau.

— Le Roi des Aulnes. »

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