10. Le Sysade


Aelys va avoir un mois.

L'état d'Irina ne s'améliore pas. Je ne sais pas quoi faire. Elle prétend que tout va bien, mais elle arrive à peine à descendre les escaliers, elle ne mange presque plus, elle bouge à peine. Parfois elle s'assied dans un fauteuil et s'assoupit, comme une vieille dame, et quand elle se réveille, elle oublie ce qu'elle était venue faire.

Ernest est arrivé pour m'aider. Je ne peux pas m'occuper en même temps d'un bébé et d'une malade, et j'ai encore des consultations à assurer à Hynor.

Je l'ai rencontré et embauché à Vlaardburg. Le bourgmestre m'a dit plusieurs fois que si j'avais besoin d'aide, le village pouvait y pourvoir. Mais cet escadron de grands-mères qui se tient prêt derrière les vitres, lorsque je traverse la rue principale, aurait été incapable de garder le secret.

Clodomir d'Embert, Journal


« La fille ? » dit Ludwig sur un ton qui énervait profondément son mentor, car il ne pouvait s'empêcher d'avoir un temps de retard.

Hermance ne dit pas un mot ; elle jeta un bref regard en direction de Clodomir, puis du manoir tout enveloppé de flammes bondissantes. Elle ne ferait rien d'autre tant qu'on n'avait pas besoin d'elle.

« Oui, grommela Eldritch en essuyant son sabre. La fille de Clodomir. Elle est peut-être à l'autre bout du continent à l'heure qu'il est !

— Les Sysades peuvent transmettre leur pouvoir ?

— C'est tout le principe des Lignées ! »

Les jardins négligés s'emplirent d'ombres menaçantes, auxquelles les lueurs de l'incendie donnaient des yeux rouges brillants de colère.

« Ne perdons pas de temps, dit Eldritch. Nous retournons au village. Nous interrogerons le bourgmestre et ses affidés.

— Et s'ils ne savent rien ? Interrogea Ludwig.

— Alors je raclerai toute la surface de ce continent jusqu'à retrouver cette maudite héritière. Je crois que vous me connaissez... »

Mais ce n'était pas l'existence de cette fille qui enrageait le Haut Paladin, car elle n'était qu'un contretemps mineur pour le Second Empire. Peut-être appréciait-il peu le fait que Clodomir fût parvenu à le duper. Mais surtout, ce qui attisait sa colère, à l'instar des flammes dévorant le manoir, c'était le fait qu'il ait tué son ancien ami sans jamais comprendre, sans jamais savoir s'il protégeait sa fille, sa Lignée, ou s'il cherchait à venger Irina. Cette incertitude continuerait de le hanter.

L'air s'était chargé d'une odeur pesante de charbon. Un craquement déchira la nuit ; la toiture s'effondrait. Une avalanche de débris enflammés descendit la façade comme un rideau de lave incandescente ; des éclats de verre et des braises furent éjectés sur toute la surface du domaine, éclairant les jardins à l'abandon de leurs flammèches minuscules, comme mille bougies dans une alcôve d'église.

C'est en tournant le dos à ce spectacle que le Haut Paladin, à sa grande surprise, rencontra la fille de Clodomir.

De visage, elle était le portrait de sa mère, avec ses cheveux noirs, sa peau bronzée, ce nez aquilin, et surtout, ces yeux verts qui avaient hanté la jeunesse d'Eldritch ! Il ne put réprimer un frisson. Ainsi, la photo s'était peut-être consumée avec le bureau de Clodomir, mais Irina demeurerait incrustée dans le paysage d'Avalon. À moins qu'il ne détruise ce soir cet ultime bourgeon de la Lignée familiale. Qu'il ne mette fin au souvenir de son premier amour, une bonne fois pour toutes.

« Vous avez fait vite, mademoiselle. Mais je vous cherchais justement. »

Son regard vague ne s'arrêtait pas à Eldritch ; il portait jusqu'au manoir réduit à un immense flambeau, jusqu'au corps de Clodomir étendu sur les graviers.

Elle ne sembla remarquer le Haut Paladin que lorsqu'il dégaina son sabre d'un geste vif, précis comme un couteau de boucher.

« Il m'a été ordonné par Auguste, le Grand Paladin, l'Empereur d'Istrecht, de mettre fin aux Lignées de Sysades. Votre père vous a transmis ce pouvoir, n'est-ce pas ? »

Elle était trop choquée pour répondre quoi que ce soit. Tant pis. Eldritch ferma ses yeux à la vision d'Irina et s'avança vers la jeune femme, qui fut bientôt enveloppée dans son ombre immense.

« Quel est votre nom ? lança-t-il.

— Aelys.

— Sachez que rien ne me fait plus de peine, Aelys, que cette mission qui est la mienne. Votre père s'est jeté sur ma lame par pur égoïsme. Il vous a laissé seule, et ce pouvoir qu'il vous a confié, au lieu de vous protéger, a signé votre arrêt de mort. »

La jeune femme recula d'un pas.

« Je ne suis pas armée, rétorqua-t-elle.

— J'ai entendu cette phrase un nombre incalculable de fois. C'est ce que disaient tous les Sysades qu'on m'a chargé d'exécuter. Ils niaient jusqu'au dernier instant être détenteurs du pouvoir de Mû, puis tentaient de me frapper dans le dos. Je crois que j'ai vu toutes les traîtrises, toutes les fourberies. Ce soir, je me propose d'aller au plus simple. »

Il avança son bras armé, comme s'il visait un point précis, et tout à coup, fendit l'air d'un grand geste à l'horizontale, une pure démonstration.

Aelys fit un bond en arrière.

« Une esquive précise... quelques leçons d'escrime. Mais je gage que vous ne savez pas utiliser votre pouvoir. Je ne pouvais en attendre rien d'autre de la dernière Sysade. »

Adieu, Irina, songea-t-il en jetant sa lame sur la peau tendre du cou, juste au-dessus du col, une frappe qu'il affectait particulièrement pour écourter les duels ennuyeux et les missions d'exécution.

L'arme heurta un mur.

Il sentit cet arrêt brutal avant que l'onde de choc ne remonte dans son bras, tordant ses muscles, ses nerfs et ses tendons. Sa main resta convulsivement agrippée au sabre, mais ce dernier n'était plus réduit qu'au tiers de sa hauteur ; deux morceaux d'acier s'étaient envolés dans la nuit.

« Ernest... » murmura la jeune femme.

L'homme était tombé du ciel à côté d'elle. Il n'y avait pas d'autre mot ; d'ailleurs, des gravillons avaient été projetés aux alentours. Il avait simplement tendu la main ; le sabre d'Eldritch s'était brisé sur son poing fermé, recouvert d'une sorte de gelée bleuâtre.

« File » ordonna-t-il à Aelys.

Quand il tourna son regard vers le Haut Paladin, ce n'était plus le domestique simplet et un peu hirsute dont il jouait le rôle jusqu'à présent, mais un Sysade du plus haut rang, armé du pouvoir des Saintes Écailles de Mû.

« Eldritch ! lança-t-il. C'est moi que vous voulez. Je suis à vous.

— Je commence à comprendre le petit jeu de Clodomir. Séparer sa fille et sa Lignée pour sauver l'une et l'autre. Mais s'il souhaitait vraiment vous protéger, que faites-vous encore ici ?

— Va-t-en ! cria Ernest à l'attention de la fille, qui hésitait encore.

— Hermance, Ludwig, ne la laissez pas s'échapper. Je m'occupe de lui. »

Aelys détala à toutes jambes, et plutôt que de suivre le chemin balisé qui menait à la petite porte d'entrée, sauta par-dessus une haie et s'enfonça dans les profondeurs du jardin. Hermance s'élança sans hésiter et disparut presque en même temps de leur champ de vision. Ludwig dépensa une précieuse demi-seconde à dégainer son revolver.

Une forme invisible passa devant lui dans un léger sifflement, et le Paladin constata avec stupeur que le canon de son arme avait été scié à mi-longueur.

Il tourna la tête à peine à temps pour voir la lame de cristal revenir vers lui. Elle était de forme vaguement triangulaire, tantôt mouvante ou figée, trop fine pour distinguer sa teinte azurée. On ne pouvait suivre son passage qu'aux reflets d'incendie sur ses facettes.

La lame traversa son casque entre les deux yeux et ressortit à l'arrière de son crâne. Elle était encore parfaitement propre quand il tomba sur les graviers.

Le cristal regagna Ernest et prit une forme de sphère parfaite en orbitant autour du Sysade.

« Vous avez tué le plus inoffensif de nous trois, remarqua le Haut Paladin. Je ne ferais pas le fier à votre place. Je ne donne pas dix secondes à Hermance pour rattraper votre protégée et lui tordre le cou.

— Je suis le Sysade. C'est moi que vous devez tuer. Aelys ne fait pas partie de votre mission.

— Je suis un serviteur zélé d'Auguste. L'ancien roi d'Istrecht a abdiqué et se suicidera en prison d'ici quelques jours. Si l'on met de côté le problème des Sysades, Aelys est la dernière héritière de la famille royale. Imaginez qu'une rébellion prenne forme dans l'Empire ; il suffirait que l'on se rappelle son existence, que l'on sache qu'elle est vivante.

— Vous mentez, Eldritch. C'est votre jalousie et votre haine qui vous animent. »

Ernest regroupa tout le cristal dans son poing, ramassé en une petite boule de la taille d'un œuf de caille. S'il se trouvait là de quoi tuer une dizaine d'hommes sans cligner de l'œil, ce n'était pas assez pour impressionner Eldritch.

Le domestique s'élança comme pour un lancer de disque, et quand il ouvrit la main, des dizaines d'éclats acérés en surgirent. Les arêtes de cristal frappèrent les graviers avec fureur. Le Haut Paladin fit une pirouette pour les éviter ; elles ne firent que déchirer sa cape ; la dernière se cloua de justesse entre deux doigts de pied.

Quand il retrouva le regard fulminant d'Ernest, il devina aussitôt ce que ce dernier préparait, sans pouvoir s'en prémunir. Du cristal resté au fond de sa main, le Sysade modela une dernière lame, qu'il lança comme un couteau.

« La fourberie » dit Eldritch au moment où la lame rentrait dans son front.

Il attendit quelques secondes pour faire son effet. Encore concentré sur son combat, Ernest laissa échapper un soupir de soulagement, puis sa poitrine se contracta de nouveau lorsqu'il constata que le Haut Paladin ne tombait pas.

« Ça picote un peu » grinça Eldritch en ôtant la lame de cristal et en la jetant à ses pieds.

Une matière noire, opaque et grumeleuse, dégoulinait au travers de son casque ; elle forma une longue traînée entre ses yeux, comme un échappement de pétrole, et se solidifia en place.

« Par les cent mille Écailles...

— Oui, oui, je sais. Cela surprend toujours la première fois. Mais on s'y fait, à la longue. »

Ernest serra le poing et ses cristaux revinrent à lui. Eldritch fit quelques pas, ôta le gant de sa main droite avec des gestes mesurés, et le laissa tomber sur les gravillons. Derrière lui, le manoir soufflait alternativement des flammes et de la fumée, comme un feu de forge sans fin.

« Je me souviens d'une superbe cabale orchestrée par le Grand-Duc de Silbashe, raconta le Haut Paladin en grattant le dos de sa main blanchâtre. Les assassins étaient nombreux, bien équipés et motivés. Ils étaient entrés à plusieurs dans la chambre d'Auguste ; ils l'ont décapité dans son sommeil. Le brave homme n'était pas idiot, et il s'est dit, à juste titre, qu'il suffisait d'attendre un peu. Quand les assassins sont repartis, il a tranquillement remis sa tête en place, puis il est allé les suivre, et les a tous tués, sauf un, pour qu'il raconte l'histoire à ses commanditaires.

— Qu'êtes-vous ?

— Un Sysade d'un nouveau genre. Vous disposez d'un pouvoir qui vous est conféré par Mû. J'ai, pour ma part, renoncé au Pacte de Mû, et je tiens mon pouvoir d'un autre Pacte. »

Il ouvrit sa paume et tira quelque chose, comme s'il arrachait un poil, puis une ficelle de plus en plus large ; finalement, ce fut une lame d'un noir anthracite, parcourue de reflets suggérant un cœur liquide, où coulait le même sang inhumain que dans le reste du corps d'Eldritch.

« Et ce pouvoir est bien plus grand que celui des Sysades. »

Il s'élança et abattit son épée avec fureur, comme si c'était son premier duel de la journée. Ernest l'arrêta de nouveau du poing. Mais cette fois, la gangue de cristal se fendit. Ernest regarda sa main droite avec effroi. La matière noire s'était insinuée dans son gantelet de cristal et venait d'atteindre sa peau. Il gratta de tous ses ongles, par pur réflexe, sous l'œil amusé du Haut Paladin.

« Ne faites pas cela. Clodomir savait bien, lui, qu'on ne peut pas échapper à la Peste. »

Elle remontait sans doute déjà dans ses veines, et quand elle aurait atteint son cœur, il serait mort. Le Sysade darda sur Eldritch un regard de défi. Dans un claquement de doigts, il ramena de nouveau ses cristaux ; cette fois, ils s'accrochèrent à ses chausses et il prit appui sur eux comme sur des bottes de sept lieues.

Le Haut Paladin, lui, ne savait pas voler. Ce n'était pas dans les attributions de son pouvoir. Alors il le regarda partir sans inquiétude, en songeant que, de toute façon, il avait déjà gagné.

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