1. Alfred

On raconte qu'il y a de très nombreuses années, la ville d'Istrecht fit face à une invasion de rats. Ils surgissaient des égouts par centaines, pillaient les entrepôts, les caves et les greniers, si bien que les habitants mouraient de faim. Poussé à bout, le roi Clothar promit une somme de mille talents d'or à celle ou celui qui pourrait débarrasser la ville de ce fléau.

Nombreux se présentèrent, qui promettant de boucher toutes les ouvertures pour empêcher les rats de sortir ; qui plaçant des pièges dans chaque rue ; qui les sabrant de sa rapière, les attrapant par les moustaches. Mais rien n'y faisait ; la ville était noyée sous les rats.

Un jour, un saltimbanque se présenta au maire ; il n'apportait ni pièges, ni poisons, ni épées ; ce n'était qu'un joueur de flûte itinérant. Je peux vous en défaire, promit-il. Le maire renouvela sa promesse des mille talents.

Le soir, alors que les rats bouillonnaient hors de leurs repaires souterrains, et que les habitants se terraient derrière leurs fenêtres scellées, l'homme sortit seul dans les rues encombrées de rongeurs, et on l'entendit jouer de sa flûte. Le peuple d'Istrecht porta l'oreille à ses volets fermés et écouta jusqu'à ce que les notes s'effacent dans la nuit. L'homme avait charmé les rats par sa musique, et leur foule innombrable, pressée derrière lui, se dressait sur le pont d'Istrecht, d'où elle se jeta dans le Grand Ravin.


Clodomir d'Embert, Journal


Alfred contempla avec abattement le sable qui se déposait au fond de son écuelle en fer-blanc. Il la secoua un peu et vit danser dans l'eau claire de minuscules étoiles.

Comme tout chercheur de cristaux, Alfred rêvait de pierres assez grosses pour qu'on puisse les tenir dans sa main. Mais il n'arrachait chaque jour à la rivière que cette poussière toujours plus fine, ces paillettes ridicules qu'il ôtait du sable avec l'ongle du pouce.

Il était à l'œuvre depuis six heures du matin. Le disque ambré du soleil cognait sur ses épaules avec la même insistance que les contremaîtres des chemins de fer sur lesquels il travaillait dix ans plus tôt. Son rêve d'une vie meilleure avait commencé avec une photographie vieille de trente ans, l'aube du Second Empire. On y voyait son père poser fièrement avec un cristal de forme ovoïde, de la taille du poing. En arrière-plan se dressaient les montagnes au Nord de Vlaardburg, une terre féroce, réservée aux pionniers les plus téméraires.

Aujourd'hui, une telle pierre aurait permis à Alfred de prendre sa retraite. Son paternel à la moustache frisée n'en avait obtenu qu'une rallonge de paie. Après deux tournées générales au bar des prospecteurs, il était rentré chez lui ivre et de nouveau fauché, et il avait continué à se casser le dos docilement le jour suivant, à ramasser des cailloux pour le compte de la Compagnie Impériale des Cristaux.

Et parce que ce soûlard malheureux, dont il ne gardait qu'un souvenir vaguement antipathique, avait trop bien fait son travail, Alfred s'épuisait aujourd'hui à ramasser les dernières miettes de ce grand festin.

En faisant main basse sur les cristaux, le Second Empire Austral préparait une domination absolue et séculaire du monde d'Avalon, et il n'avait tourné le dos à la région qu'après s'être assuré de l'avoir raclée jusqu'à l'os.

Alfred laissa tomber sa batée, un récipient de fortune qui avait sans doute servi deux siècles plus tôt à frire des légumes. À cet endroit, la rivière était large et peu profonde. Descendue des montagnes plus au Sud sous forme de torrent, elle s'alanguissait sur sa route, chargée de sable et de gravillons, et roulait ici sur son dos comme un animal fatigué. Ses pieds nus s'enfonçaient dans les sédiments ; les derniers cristaux abandonnés par les anciens prospecteurs étaient enfouis dans ce sable épais, mais ils étaient si misérables qu'il avait à peine de quoi payer ses déjeuners au grand air.

Le trentenaire maudit une nouvelle fois son père, qui aurait dû lui laisser cette pierre. Il sortit les pieds de l'eau et s'assit sur les galets chauffés par le soleil. Il pouvait voir d'ici la route qui faisait la jonction entre Vlaardburg et Hynor ; elle serpentait tranquillement sous les arbres, comme un chanteur de rue qui traverse en sifflotant le quartier le plus mal famé de sa ville natale. Car quoi qu'en disent les pionniers, la forêt n'avait jamais été sûre. Le moustachu sur la photo y avait disparu peu après sa grande découverte.

Un tintement le tira de ses pensées. Son associé Verst descendait le courant en sautant d'une roche à l'autre, agitant une clochette comme s'il essayait de charmer les serpents dorés que le soleil faisait se mouvoir à la surface de l'eau.

« Qu'est-ce que tu fais encore ? L'interpella Alfred.

— J'ai acheté ça dans un magasin d'antiquités à Vlaardburg. Il paraît que les cristaux réagissent à ce son. Ça les fait briller. »

Alfred s'essuya le front du revers de la main. Le soleil lui donnait mal au crâne, et il avait très envie d'enlever une dent de plus à ce sourire déplacé, que Verst promenait toujours avec lui comme s'ils n'étaient pas au bord de la banqueroute.

Il était hors de question qu'Alfred retourne travailler sur les voies ferrées. Est-ce qu'ils prévoyaient d'en construire une autre, d'ailleurs ? La ligne Ouest était finie. La Compagnie Impériale du Chemin de Fer n'avait jamais été un service offert aux autres royaumes et grand-duchés du continent, plutôt une manière de les rendre dépendants du Second Empire.

Verst fit de nouveau tinter sa clochette, regard rivé sur la rivière. Malgré ses techniques toujours plus avancées, il n'avait jamais mis la main sur aucun cristal. N'eût été son talent pour accommoder les truites qui égayaient leur pain quotidien, Alfred l'aurait sans doute déjà abandonné sur le bord de la route.

« Arrête avec ça » grommela-t-il.

Verst rangea la sonnette dans sa poche et s'éloigna avec un tintement étouffé.

Oui, songea amèrement le chercheur de cristaux, c'était une idée stupide. Il y a bien une raison pour laquelle nous sommes presque seuls sur cette rivière. Il ne nous ont rien laissé, les moustachus d'il y a trente ans, qui ramassaient à la main les écailles de Mû.

Il entendit quelqu'un soupirer derrière lui.

« Qu'est-ce qu'il y a ? C'est l'heure du déjeuner ?

— Qu'est-ce que tu dis ? » lança Verst de loin.

Il avait regagné leur campement et sortait de sa tente armé d'un couteau, d'un pain frais et d'un poisson séché emballé dans du papier journal.

Alfred cligna des yeux, interloqué. Il regarda derrière lui ; personne, rien que les pins immenses du Nord d'Avalon, leurs larges branches et ce tapis d'aiguilles sur lequel ne poussait rien d'autre. Il n'y avait pas le moindre vent. Le chercheur de cristaux sentit l'air se bloquer dans ses poumons. Il se releva d'un bond, chercha erratiquement du regard quelque chose d'invisible et recula dans la rivière. Le clapotis de ses pas dans l'eau brisa cet instant de silence menaçant, et il se laissa respirer.

La forêt n'était pas sûre. Elle ne l'avait jamais été. Chaque village de pionniers avait en réserve ses disparitions inexpliquées. Alfred se prit à songer que finalement, tirer un trait sur ses rêves de fortune, retourner aux chantiers ferroviaires, ce n'était pas une si mauvaise idée.

« Tu n'as pas faim ? » l'interpella Verst, qui avait étalé son filet de poisson sur une tranche de pain et mâchonnait avec application.

Alfred haussa les épaules. Il avait beau avoir travaillé toute la matinée, il ne se sentait pas en appétit, car ils n'avaient rien à célébrer ; ce déjeuner ne pouvait être qu'une maigre consolation.

Verst ramassa des miettes de pain tombées sur les cailloux, puis il en trouva une dernière cachée dans sa barbe.

« J'ai beaucoup réfléchi à notre entreprise, annonça-t-il sur le ton d'un Socrate rentré de promenade.

— Pardon ?

— Toi, moi, la recherche des cristaux. Il faut se rendre à l'évidence : nous ne sommes pas riches, et si la fortune devait nous tomber dessus, elle l'aurait déjà fait depuis longtemps. »

Alfred sentit la colère monter. Il allait répondre quelque chose de cinglant, et leur conversation aurait certainement dégénéré en un combat à coups de carpes sèches, si un grognement lourd n'avait pas retenti du côté de la route.

Alfred bondit sur ses pieds ; la présence qu'il avait ressentie quelques minutes plus tôt ne s'était pas tout à fait diffusée, et l'éclat puissant du soleil ne suffisait pas à le rassurer. Verst resta assis, l'air dubitatif.

Le grognement s'amplifia en un bruit de moteur manifeste, qui se rapprocha d'eux à toute allure. Le chercheur de cristaux posa ses mains sur sa ceinture en cuir et tâta la crosse de son revolver, pour vérifier qu'il était encore là, sans pour autant le dégainer.

Comme il le craignait, les arrivants s'arrêtèrent à leur hauteur. Trois ou quatre petits véhicules à moteur. Verst, qui n'en avait encore jamais vu, fronça les sourcils. Ils ne savent plus quoi inventer, semblait-il dire en hochant la tête pensivement. Dans ces silhouettes d'ombre derrière les pins, Alfred reconnut des Spins, ces motos à trois roues dont les pneus larges avalaient les terrains les plus accidentés d'Avalon. Du matériel de grands voyageurs – avec un budget bien plus conséquent que le sien.

Du matériel de Paladins.


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