- Chapitre 8 -


Les nuages sont bas dans le ciel, le vent s'engouffre dans les rues de New York, balayant les feuilles mortes sur le trottoir. Un filet de vapeur s'échappe de mes lèvres à chaque respiration et, pourtant, je n'ai pas froid. Mon esprit est ailleurs, craquelé en un milliard de fragments. Petit à petit, je réalise.

 « La maladie a progressé, mademoiselle Reyes. C'est... inattendu. Avez-vous ressenti une fatigue inhabituelle, ces derniers temps ? Avez-vous subi des pertes de mémoire ? Des hallucinations, peut-être ? »

Des hallucinations... des hallucinations...

Sans y penser, je me dirige vers la bouche de métro. Je veux me fondre dans le bruit de la ville, me sentir bousculée – m'oublier un instant.

« Je suis navré, mademoiselle, mais il va falloir intensifier le suivi. La maladie est devenue très instable, et votre état de santé peut se dégrader d'un instant à l'autre. Comme je l'ai dit à votre frère, il faudra effectuer des bilans complets deux fois par mois, à présent. Voyez-vous un psychiatre, ici, à New York ? Il serait préférable d'en consulter un. Il est important de pouvoir parler de la maladie avec quelqu'un, de ce qu'elle provoque en vous. Je peux vous recommander une collègue, très réputée ; tenez, voici son numéro, dites-lui que vous venez de ma part.  

Une foule dense se presse dans les dédales du métro. J'entends le sang battre à mes tempes. Les paroles du médecin repassent dans ma tête, comme un vieux disque rayé. Pourtant, mes yeux restent secs. Mes pensées sont étrangement nettes, détachées. Combien de temps me reste-t-il ? Enfin, si l'on peut encore appeler ça du temps. J'ai la sensation de me noyer, loin de tous, loin de tout.

J'arrive à ma station bien trop vite à mon goût ; je m'extirpe des tréfonds, espérant, un temps, y laisser ma douleur et mes tourments. Mais ils me poursuivent jusque chez moi.

Jonathan n'est pas là ; il y a un mot sur le comptoir de la cuisine, accompagné d'une boîte de chocolats :

« Reste forte, et pense aux belles choses qu'il nous reste à accomplir ici, à New York. Je t'aime fort. »

Les belles choses qu'il nous reste à accomplir... Est-ce que c'est censé m'apaiser ? »

Enfin, les larmes viennent. Des spasmes secouent mon corps, si forts que j'ai du mal à reprendre mon souffle. Les derniers tests indiquent que la dégénérescence de mes cellules nerveuses s'accélère. Becky gagne chaque jour du terrain. Un jour, je ne serai plus Emma : je serai devenue elle, et je n'existerai plus.

Mais peut-être est-ce déjà le cas, après tout. Cette scène dans la ruelle. Hier soir, chez moi... Tout ce que j'ai vécu ces derniers jours est-il réellement arrivé ? J'ouvre mon carnet, relis quelques pages. Peut-être que je suis déjà folle. Je hurle à m'en déchirer la gorge, déchaîne ma colère sur mon bureau. Les feuilles volent, les stylos, mon téléphone tombe et explose. Une fois mon œuvre accomplie, je me recroqueville dans mon lit, la musique à fond dans mes écouteurs.

Je ne me relève que pour triturer du bout de ma fourchette le dîner que mon frère a préparé en rentrant du travail. Il a passé du temps à le concocter, mais je n'ai pas faim, et je vois bien que ça lui fait de la peine. Je tente de lui sourire, d'avaler au moins une bouchée, mais c'est comme si la  fonction « faire semblant » avait été désactivée. La maladie ne se contente pas de détruire la personne par petits bouts : elle grignote aussi le bonheur des proches, le remplaçant par un sentiment d'impuissance et d'abattement.

Malgré les cachets avalés, impossible de trouver le sommeil. J'ignore depuis combien de temps je fixe le plafond, dans le noir. Je me retourne, allume ma lampe de chevet. Ma table de nuit affiche 1 heure du matin. À côté de mon réveil, Beautiful Redemption de Kate Lightwood, que Jonathan m'a offert juste avant de quitter Butler. C'est un livre de vampires. Je n'ai pas dépassé le cinquième chapitre. On dirait bien que mon enthousiasme pour les histoires de vampires s'est un peu émoussé... Tenant le livre entre mes mains, je caresse sa couverture avant de l'ouvrir à l'endroit où se trouve mon marque-page.

«  Il venait d'être touché. J'accourus alors jusqu'à lui, indifférente au risque que je prenais en me déplaçant à découvert. Alors que j'arrivais à son niveau, il se releva, sa chemise imbibée de sang. J'ôtai à la hâte son vêtement, prête à lui prodiguer les premiers soins, mais alors que j'examinais l'impact de la balle, celle-ci ressortit du trou, éjectée par les tissus qui se reconstituaient déjà, faisant disparaître la blessure sous mon regard ahuri.

– Ce n'est pas une balle qui va me tuer, June. Tu t'es mise en danger, je t'avais pourtant dit de ne pas bouger.

– Mais j'ai cru...

Il saisit mon visage entre ses mains.

– Un jour, toi aussi, tu seras difficile à tuer : tu ne craindras plus les armes à feu, les couteaux... Ces armes te blesseront, mais ne te tueront pas. Tu ne craindras plus la maladie non plus.

– Mais tu peux quand même mourir ?

– Oui, June. Les vampires sont puissants, mais pas invincibles. Il y a des traumatismes dont nous ne nous relevons pas.  »


Je balance l'ouvrage à l'autre bout de la chambre. Ça suffit, Becky ! Je vais mourir, et personne ne peut rien pour moi, alors arrête de me faire espérer...

Je me lève, fais les cent pas dans ma chambre, serre les poings. Andrew Anderson n'est pas un vampire : il n'est rien d'autre qu'un PDG d'entreprise qui se prend un peu trop au sérieux.

La vibration de mon téléphone met fin à ma guerre intérieure. 


Jonathan - Aujourd'hui 2:09AM

Je t'aime petite soeur, si tu as un besoin d'un câlin, tu sais que je suis là.


Ce SMS me met du baume au cœur autant qu'il me fait souffrir. Mon frère ne dort toujours pas. Je lui cause du souci – j'en cause partout autour de moi. Il a dû entendre le livre heurter le mur. Il me connaît. Il sait que, dans ces moments, rien ne vaut la communication indirecte.

Quelques instants plus tard, j'entends Never Gonna Be Alone de Nickelback résonner à travers la porte. Une larme coule sur ma joue ; est-ce qu'il pleure, lui aussi ? Je préfère ne pas le savoir.

Au bout d'une éternité, les cachets finissent par faire effet, et le sommeil m'emporte, enfin.

*

– Bien dormi ?

Je me laisse tomber sur le canapé, au côté de mon frère. Il me cède un bout de plaid et, tout en zappant de chaîne en chaîne à la recherche d'un programme intéressant, me tend un paquet de gâteaux déjà bien entamé. En attendant qu'il arrête son choix, je regarde la photo de notre mère accrochée au mur. J'aimerais tellement qu'elle soit là ! Quatre ans déjà, et elle me manque toujours autant. Tout à coup, la télévision se met à bourdonner, un bruit très désagréable résonne. Je plaque mes mains sur mes oreilles, fronce les sourcils. Je reporte mon regard sur la photo, elle commence à s'effacer. Ma vue se brouille. Ma tête se met à tourner. Je ferme les yeux.

– Emma ? Tout va bien ?

Je dévisage mon frère, j'essaie d'écarquiller les yeux, mais son visage se déforme. Je frotte mes paupières, sans résultat. Je tends une main vers lui, et quand mes doigts rencontrent son épaule, cette dernière s'effrite en fragments qui s'échappent dans l'air.

La panique me saisit. Je tente la même manœuvre avec son visage : le résultat est le même. Mon frère est en train de disparaître sous mes yeux.

– Jonathan ! Jonathan !

Je regarde autour de moi. Je ne suis plus dans mon appartement, je ne suis même plus à New York.

Je reconnais ma maison d'enfance à Butler. Je vois mon père à la fenêtre.

– Papa ! Papa ! 

Mon père ne réagit pas, il ne m'entend pas. Un son strident me vrille les tympans. Je m'accroupis, prenant ma tête dans mes mains en priant pour que la douleur cesse, en vain. Quand je relève les yeux, la maison se déforme, commence à disparaître.

Je me précipite vers la porte, saisis la poignée et me rue à l'intérieur.

Je ne suis plus à Butler. Je reconnais cet endroit. Il fait sombre, et à travers d'immenses vitres je distingue les lumières des buildings voisins. Je suis dans le bureau de M. Anderson.

Je me retourne, et il se tient là, juste devant moi. Il me sourit, et deux longues canines brillent dans la pénombre. Pourquoi ne disparaît-il pas, lui aussi ? Il s'approche de moi, lève son poignet à ses lèvres et déchire la chair de ses dents. Puis il attrape un verre, laisse s'écouler le sang dedans et me le tend. Mains tremblantes, je le saisis. Il ne dit rien, mais je comprends ce qu'il attend de moi.

Je porte le verre à mes lèvres, avale le liquide carmin. Il est chaud, le goût est âpre. Progressivement, la douleur s'estompe, et je me sens aspirée en arrière.

Je revois la maison de Butler se reconstruire sous mes yeux brique par brique, et mon père apparaît à nouveau à la fenêtre. Il m'adresse un signe de la main et me sourit avant qu'une force irrésistible m'entraîne de nouveau en arrière. Quand je rouvre les yeux, je suis sur le canapé de mon appartement, à Brooklyn ; la télévision ne bourdonne plus. Mon frère me serre la main et me sourit. Je jette un coup d'œil au cadre photo : maman est bien là.

Je me réveille en sursaut, me redresse dans mon lit. Mes draps sont trempés de sueur. Il fait encore nuit. Mes yeux s'habituent progressivement à l'obscurité, et je distingue mon livre, sur le sol au pied du mur. Stupide bouquin.

Et si je n'avais pas halluciné ?

Tandis qu'une foule de scénarios se télescopent dans mon crâne, je note mon rêve à la va-vite dans mon journal. J'en relis les dernières pages, et un élément me frappe : Andrew m'a envoyé un SMS en quittant mon appartement samedi soir. Si je n'ai pas rêvé, je devrais pouvoir le retrouver. J'attrape mon téléphone, fébrile. 


+77 678 331 294 - Samedi 17 Septembre 00h57

Ce n'est que partie remise.


J'hésite un long moment.


Emma Reyes - Mardi 20 Septembre 05:14

Quand ?



As-tu déjà lu la première version de ce roman ? L'as-tu lu en livre papier ? Es-tu un Nouveau lecteur ? Dis-moi tout <3

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