- Chapitre 5 -
Mon lit est trempé de sueur. Mon sommeil fut agité, rythmé de cauchemars avec comme personnage principal M. Anderson. Je pensais qu'après une nuit de repos mes idées seraient plus claires, que la réalité s'imposerait à moi. Ce n'est pas le cas. Une douche froide ? Rien à faire. Cette ruelle me hante encore et ne veut pas s'en aller.
Assise à la table de la cuisine, je bois ma première tasse de café de la journée tout en regardant Jonathan se servir un bol de céréales. Il a travaillé tard, la nuit dernière : les cernes qui creusent son regard sont plus prononcés que d'habitude.
– Alors, demande-t‐il en s'asseyant près de moi, tu vas te décider à m'en parler, de cet entretien ?
– Je ne pense pas que j'aurai le poste... C'est vraiment un univers particulier, tu sais. Pas sûr que je m'y plairais, rétorqué-je en espérant que cette réponse lui suffise.
– Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tu étais super enthousiaste à l'idée de bosser là-bas. Il s'est passé un truc? insiste-t‐il, la bouche à moitié pleine.
Raté.
– Il ne s'est rien passé, Jonathan. C'est juste que... tout est tellement « waouh »... Tout ça est sans doute trop pour moi.
J'espérais naïvement éviter le sujet de l'entrevue, craignant de ne pouvoir contenir mes émotions... Jonathan vient s'accroupir devant moi et saisit mes mains dans les siennes.
– Hé, hé, regarde-moi.
Il sait que quelque chose ne va pas, mais il sait aussi qu'il ne sert à rien de me brusquer. Nous nous dévisageons en silence.
– J'ai foi en toi, sœurette. Je suis persuadé que l'entretien s'est mieux déroulé que ce que tu penses.
Le sourire que je lui offre est sincère. Je suis heureuse de l'avoir à mes côtés. New York sans lui ? Même pas en rêve. Il me sourit à son tour, et il se lève.
Soudain, je me rends compte à quel point il a grandi. Il a vingt-trois ans, à présent, et il est devenu un homme. Et plutôt séduisant, d'ailleurs. Fini le garçon maigrichon du lycée, avec ses lunettes et son acné. Qui aurait cru qu'une telle transformation pourrait s'opérer en lui ?
Son teint est hâlé, il est grand et musclé, une mèche de cheveux bruns retombe sur son visage.
Il plante un baiser dans mes cheveux. Le même sourire que celui de maman.
– Merci, dis-je doucement. Quel est ton programme du jour ?
– Je suis censé rejoindre Jason à la salle de sport, et puis on doit aller voir un match de basket. Mais si tu veux, on peut faire quelque chose ensemble, à la place. Tu en dis quoi ?
– J'ai promis à Rebecca de pique-niquer avec elle à Central Park.
– Et ensuite ?
Il s'inquiète de me laisser seule, ça se voit.
– Je ne sais pas encore, mais il y a des chances que Rebecca vienne à la maison. Ne t'en fais pas, Jonathan, sors ! Tout ira bien pour moi. On fera un truc ensemble demain, OK ?
– Tu es sûre? Je veux dire : tout va bien?
– Si je te le dis.
Nous finissons de déjeuner en silence, devant la télévision, que mon frère prend le soin d'allumer chaque matin sur la chaîne d'info.
Mon sang se glace.
– Encore ? Ça n'arrête pas, ces temps-ci ! s'exclame mon frère en terminant son bol de lait.
Un avis de recherche défile. Une jeune femme du nom d'Ashley McBee a disparu dans la nuit de samedi à dimanche, sa photo paraît à l'écran. Ma tête tourne. Une blonde aux yeux bleus, très belle. Solaire, souriante. Et, bien sûr, je ne peux pas ne pas la reconnaître. Parce que c'est la femme qui se trouvait dans la ruelle le soir où j'ai croisé M. Anderson pour la première fois. Je revois encore son visage baignant dans cette flaque de sang... Il s'est nourri de sa vie. Il a détruit l'avenir qu'elle portait. Il l'a tuée, et son corps n'a pas été retrouvé... S'affichent alors d'autres visages. Une voix rappelle que onze autres jeunes femmes se sont évaporées dans des circonstances similaires ces derniers mois. À l'heure qu'il est, il ne fait aucun doute qu'elles sont mortes. Et il ne fait aucun doute non plus que les familles n'ont pas réussi à faire leur deuil. Sans corps, le doute subsiste toujours.
C'en est trop...
Je me précipite dans les toilettes pour vomir.
Qui donc est réellement M. Anderson ?
*
Mon frère parti, je ressens soudain le besoin de noircir mon carnet. Hier, j'étais sous le choc, je n'en ai pas pris le temps.
Le problème, c'est que le carnet en question a disparu. Je vide mon sac sur mon lit. Je fouille ma chambre, en scrute les moindres recoins, ouvre les tiroirs de mon bureau : rien. Je commence à paniquer. J'ai raconté ma vie à ce journal : l'annonce de mon diagnostic, mes premières angoisses, mes terribles années de lycée. Il regorge d'émotions personnelles, et l'idée qu'une personne puisse tomber dessus me rend littéralement malade. Je savais que c'était une mauvaise idée d'écouter Colgate... Sans doute l'ai-je laissé tomber à l'intérieur de l'immeuble d'Anderson Corp.
J'ai envie d'hurler : de frustration, de colère. Quelle imbécile ! Jamais je n'aurais dû le prendre avec moi. Je bourre mes coussins de coups de poing pour me défouler, mais ça ne suffit pas. Mes mains commencent à trembler, et un sifflement aigu résonnant dans ma tête m'arrache un gémissement de douleur. Je fonce à la salle de bains, fais passer deux antalgiques avec l'eau du robinet, m'assieds à même le carrelage, attendant que la crise passe. Le sifflement s'efface progressivement, les tremblements cessent.
La sonnerie de l'entrée me fait sursauter. Je chasse les larmes de mon visage et vais ouvrir. Rebecca se tient sur le seuil, tout sourire.
– Ne me dis pas que tu as oublié notre pique-nique.
Ses bras sont chargés de courses. Je m'écarte pour la laisser passer, et elle dépose ses sacs sur le comptoir de la cuisine.
– Tu as l'air patraque. Tout va bien, ma belle ? Elle sort un saladier du placard.
– Nuit pourrie, c'est tout.
– À cause de l'entretien ?
– Oui. Enfin, non, disons que...
– Comment ça s'est passé ?
– Pas très bien, je pense.
– Est-ce que tu t'es sentie déstabilisée ?
– Pas mal...
– C'est vrai qu'il est plutôt beau garçon.
– Rebecca ! m'exclamé-je en la foudroyant du regard.
– Oh, je t'en prie! Tu ne l'as pas trouvé à ton goût?
– Mais ce n'est pas la question !
La sonnerie de l'entrée retentit de nouveau. J'essuie mes mains sur un torchon et colle mon œil au judas. Des yeux bleus. Je manque de défaillir. Je me plaque dos à la porte, la panique me saisissant l'estomac.
– C'est qui ? s'écrie Rebecca depuis la cuisine.
Est-il capable de m'entendre respirer, de l'autre côté de la porte ? Serait-il assez fort... pour l'enfoncer ? Non, c'est absurde, je dois arrêter de penser à ça. Ce n'est pas lui, sur le palier, c'est impossible. Becky me joue un tour.
Je prends mon courage à deux mains et regarde une nouvelle fois par l'œilleton. Alors, seulement, je le reconnais : c'est le jeune homme que j'ai bousculé la veille dans le hall d'Anderson Corporation.
De nouveau, il enfonce la sonnette.
– Emma, qu'est-ce que tu fous ? s'exclame mon amie en me rejoignant.
J'ajuste une mèche de cheveux et ouvre la porte. L'inconnu me sourit avec bienveillance. Grand, des cheveux blond foncé, des yeux d'un bleu éclatant.
– Bonjour. Désolé de vous importuner, mais je suis venu vous rapporter ceci, annonce-t‐il en me tendant mon carnet de cuir bleu. Vous l'avez laissé tomber hier.
– Mon journal ! m'écrié-je en m'en emparant comme s'il s'agissait de la septième merveille du monde. Merci beaucoup, vraiment !
– Je m'appelle Matthew, dit-il. Vous, c'est Emma, n'est- ce pas ?
– Oui, mais... comment vous savez ça ? Et, au fait, comment avez-vous trouvé mon adresse ?
Il me sourit à nouveau.
– Je ne suis pas un sociopathe, je vous rassure. J'ai simplement demandé votre nom et votre adresse à la dame de l'accueil. Qui, d'ailleurs, me fait vous dire que vous devrez penser à lui rapporter votre badge visiteur.
– C'est vrai. Je suis partie si vite que j'en ai oublié ce détail, m'excusé-je en me triturant les mains.
– Vous sembliez fuir quelque chose, continue-t‐il, avec un air amusé. Je me trompe ? Ou bien vous étiez simplement pressée.
Je soutiens son regard sans pour autant lui répondre.
Sous son manteau, il porte un costume. Le pli de son pantalon est parfait, ses chaussures sont impeccablement cirées. Pourquoi une tenue aussi solennelle, un samedi matin ? Nous nous sourions, et un silence embarrassant s'installe. J'ai du mal à détacher mon regard du sien.
J'agite le carnet, troublée.
– Je ne sais pas comment vous remercier.
– Vous pourriez accepter de boire un verre avec moi ?
– Pardon ?
Il s'amuse de ma gêne, et le rouge me monte aux joues.
Oui, je le trouve séduisant, mais à quoi bon ? Je sais mieux que personne quelle épreuve ce serait d'avoir une relation avec moi.
– Disons que...
– Oui ! Oui ! Elle en serait très honorée ! s'exclame Rebecca à mon côté. (Matthew rigole. J'attrape mon amie par le poignet, mais cela ne l'empêche pas de continuer.) N'est-ce-pas, Emma ?
– Eh bien... (Rebecca me pince le bras et j'étouffe un juron.) Excusez-moi, Matthew, c'est juste que... votre proposition m'a surprise, mais ce serait avec plaisir.
Son regard passe de Rebecca à moi, puis de moi à elle. Son sourire se fait charmeur.
– Je n'invite pas systématiquement toutes les jeunes femmes qui me rentrent dedans, si c'est ce que vous craignez.
– J'espère bien !
– Je passe vous prendre à 21 heures ?
– Ce soir ?
– C'est parfait ! répond Rebecca à ma place.
Je la foudroie du regard, et Matthew continue de sourire.
– Alors... à ce soir, Emma ? – À ce soir.
*
Le vent est un peu frais, ce jour-là à Central Park, mais le soleil darde ses rayons sur les pelouses, réchauffant les nombreux badauds venus pique-niquer. Rebecca me raconte les derniers potins de sa librairie en avalant des tomates cerises.
Une fois ma salade terminée, je commence à griffonner sur une page vierge de mon carnet. Mon amie, elle, a choisi l'option bronzette.
En quelques coups de crayon, l'image de M. Anderson apparaît. Je ne sais pas trop pourquoi, j'ai le sentiment qu'il m'obsède.
J'ajoute quelques traits et considère le résultat. Il a du sang autour de la bouche, et son regard n'a rien de bienveillant. Sans parler de son sourire : je lui trouve quelque chose de carnassier. Il est vêtu de noir, de la tête aux pieds. Veste en cuir, tee-shirt, un jean sombre... Pour les chaussures, j'ai dessiné des bottes, mais la vérité, c'est que je ne me rappelle pas ce qu'il portait cette nuit-là. En revanche, je me souviens parfaitement qu'il était décoiffé – tout le contraire de son apparence lors de l'entretien.
Rebecca se redresse.
– Tu ne veux pas t'allonger un peu ? Quand je vois comment ton frère est mat de peau, je me demande parfois si vous avez les mêmes parents. Viens donc par ici.
Je ferme mon carnet, le range dans mon sac et m'étends à son côté.
– Tu comptais vraiment refuser l'invitation de Matthew ?
– Oui.
– Mais pourquoi ? Il te plaît, ça crève les yeux. Tu aurais dû voir ta tête quand tu as ouvert la porte !
Si elle savait pourquoi je faisais cette tête-là...
– C'est compliqué.
– Compliqué comment ?
– Je n'ai jamais eu de relation amoureuse, Rebecca. Je... En fait, ce sera même mon tout premier rendez-vous.
– Écoute, ma belle, si un jour tu consens à m'expliquer par quel prodige aucun mec n'a jamais daigné t'inviter jusqu'à présent, je serai ravie d'entendre ton histoire, sans rire. Tous ces gars que tu as croisés en Pennsylvanie devaient être de sacrés abrutis !
J'émets un rire léger. Ça me fait du bien d'avoir une amie comme Rebecca, aussi enjouée, aussi bonne vivante.
– Tu sais que tu peux tout me dire, hein ? insiste-t‐elle. Si jamais tu as besoin de te confier à moi, si quelque chose ne va pas...
– Je sais. Mais je t'assure, tout va bien.
– Âmes sœurs, tu te souviens ?
Je souris. Lors de notre toute première rencontre, dans sa librairie, Rebecca a décrété que nous étions des âmes sœurs, réunies grâce à la magie d'Internet. Parfois, je m'en veux de ne lui avoir toujours pas avoué que je suis malade. L'honnêteté est l'un des fondements de l'amitié, et cependant... Je n'ai pas envie que Becky me vole cette relation en plus de tout le reste.
– Âmes sœurs, affirmé-je, accrochant mon petit doigt au sien.
– Tu as réfléchi à ce que tu allais mettre ce soir ?
– Pas encore, mais...
– Urgence catégorie 4 ! décrète-t‐elle en sautant sur ses pieds. On remballe tout !
– Tu veux aller où ? demandé-je en me relevant à mon tour.
– Faire du shopping, rétorque-t‐elle en m'entraînant vers la bouche de métro la plus proche. Je préfère ne même pas penser à l'état de ta garde-robe.
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