- Chapitre 3 -


Après trois ou quatre changements de tenue, nous appelons enfin un taxi, direction le Démoniaque. Rebecca est plutôt du genre persuasif, mais quand il est question de mode, elle se montre carrément impitoyable. Me voici accoutrée d'un body limite transparent et d'une jupe patineuse en cuir noir. J'ai de la chance qu'elle m'ait autorisée à porter mon trench noir le temps du trajet.

Nous arrivons devant le club et je constate avec effroi qu'une foule compacte s'est amassée devant l'entrée. Je me dis qu'on va certainement mourir congelées sur le trottoir avant d'être admises à l'intérieur, mais c'est compter sans le savoir-faire de Rebecca.

– Suis-moi, m'ordonne-t‐elle en me tirant par la main.

Elle passe devant tout le monde, et des protestations s'élèvent. Nous arrivons devant le videur. Bras croisés, attendant une explication, il nous observe froidement.

– Rebecca Johnson, annonce mon amie avec son plus beau sourire.

Sur le comptoir derrière lui, le videur attrape une feuille sur son porte-bloc et promène son regard sur ce que je suppose être une liste d'invités. Rebecca s'approche, pointe un nom du doigt et lui murmure quelque chose à l'oreille. L'homme sort un stylo de sa veste et raye le nom en question.

– Passez avec mon collègue pour la vérification des pièces d'identité.

Nous présentons nos papiers au second videur, qui, contrairement au premier, daigne nous sourire, et nous indique la direction du vestiaire.

– Bienvenue dans l'antre du démon ! s'exclame-t‐il tan- dis que nous disparaissons.

Le lieu porte bien son nom. La musique est si assourdis- sante qu'elle en donnerait presque le vertige. Je suppose que c'est un morceau de trance – en vérité, je ne n'y connais pas grand chose. Le club est déjà bondé, et la piste de danse, pleine à craquer.

Nous mettons le cap sur le bar et commandons des cocktails.

– Comment t'as fait ça ?

– Mon père connaît le patron, me répond Rebecca, en saisissant le verre que le barman lui présente. Je suis sur la liste permanente. (Elle sirote une gorgée, me tend son breuvage.) Oh, mon Dieu, tu devrais goûter ça. Une pure tuerie !

– Non merci, dis-je, en reluquant d'un air sombre mon propre cocktail sans alcool.

– Allez, quoi ! Déride-toi un peu. Tu survivras, tu sais !

Plus tard, elle m'entraîne sur la piste de danse. Tout le monde semble dans un état second. Transportés par la musique, les danseurs se balancent d'avant en arrière, se tordent et se déhanchent comme s'ils étaient secoués de spasmes. Je m'efforce, en vain, de suivre le mouvement. Rebecca me regarde, un sourire aux lèvres. Elle se retient de rire. Bientôt, elle s'approche et crie à mon oreille :

– Je crois que tu as vraiment besoin de te lâcher un peu, ma vieille !

Elle rit franchement et rejoint la foule en délire. Elle a peut-être raison. J'ai choisi New York parce que je pensais que tout y serait possible, et me voilà, au beau milieu d'une boîte de nuit, raide comme un piquet, frissonnant à l'idée même de tenter une nouvelle expérience.

J'ai vingt et un ans et, si l'on excepte le traditionnel verre de champagne du Nouvel An en famille, je n'ai jamais bu une goutte d'alcool.

Il faut dire que Becky a débarqué pile pendant la période des premières fêtes au lycée ; évidemment, je n'y étais jamais invitée.

Je quitte la piste de danse, regagne le bar.

– Un autre cocktail sans alcool ou un vrai truc ? me demande le barman, sur un ton narquois.

Sans attendre ma réponse, il se lance dans la prépara- tion d'une boisson mystérieuse. Je lui souris, timide. Sur la piste de danse, Rebecca me fait signe de la rejoindre.

– Blood song, fait le barman en posant devant moi un verre rempli d'un liquide rouge très sombre. Cadeau de la maison. Oh, et fais-moi plaisir, ajoute-t‐il avec un clin d'œil : profite de ta soirée.

Il s'éloigne, et je trempe mes lèvres dans la mixture. Légèrement épaisse, cette potion, mais incroyablement bonne : on sent à peine le goût de l'alcool.

À peine ai-je le temps de terminer mon verre que Rebecca déboule de nouveau pour m'attirer vers la piste.

Au début, je tente de suivre le mouvement collectif, mais ce n'est pas encore ça. Puis, peu à peu, une étrange chaleur m'envahit, et cette danse, que je trouvais bizarre quelques minutes plus tôt, ne l'est plus tant que ça. Je commence enfin à m'amuser et, bon sang, ça faisait longtemps que ça ne m'était pas arrivé.

– Tu es toute rouge. Tu ne veux pas sortir un peu ? me propose tout à coup Rebecca.

Ses yeux bleus sont rougis, probablement à cause des fumigènes du club, ou de l'alcool. Je ne sais plus depuis combien de temps nous sommes ici ni combien de verres j'ai bus, mais elle a raison : j'ai besoin de prendre l'air.

J'entreprends de m'extraire de la foule, sans pour autant m'arrêter de danser.

– Tu veux que je t'accompagne ? me demande mon amie, sourcils froncés.

– Non, t'inquiète. Je vais en profiter pour envoyer un message à Jonathan. Lui dire qu'on ne va pas tarder.

– Embrasse-le de ma part, répond Rebecca avec un sou- rire, avant de retourner sur la piste de danse.

Je récupère mon manteau au vestiaire et précise au videur que je ne sors que quelques minutes. Il me tam- ponne la main.

Dehors, enfin ! Paupières closes, je savoure un instant la fraîcheur de l'air nocturne avant de saisir mon téléphone. 3 h 12, déjà. Tout est silencieux, dans la rue, aucune voi- ture, pas le moindre passant – juste un léger bruit de fond provenant du club. Mains dans les poches, je rejoins un banc, quelques mètres plus loin. Je m'assieds et me mets à écrire un SMS à mon frère :


Je vais bien, je rentre bient...


Je m'interromps et tends l'oreille. Il me semble avoir entendu un gémissement. Non, j'ai dû rêver car le silence règne. Après une hésitation, je reprends l'écriture de mon SMS :


Je vais bien, je rentre bientôt, je t'aime.


Un gémissent plaintif. Cette fois, je le perçois nettement. Je me retourne. Ça venait de cette ruelle derrière moi. J'entends un « Pitié » étouffé, celui de quelqu'un qui n'a plus la force de crier. Ma gorge se serre. Je n'ai pas envie de savoir ce qui se passe, mais je ne peux pas non plus rester ici sans rien faire.

Je jette un coup d'œil au Démoniaque, espérant apercevoir un videur, mais le type doit être resté dans l'entrée du club, je ne le vois pas, et lui ne me voit pas non plus. La peur bourdonne à mes oreilles. Si je vais chercher de l'aide, il sera sans doute trop tard. Respirant un grand coup, gri- sée par l'alcool, peut-être, je prends mon courage à deux mains et m'approche à pas de loup.

Les gémissements ont cessé. Je me demande si je n'ai pas été victime d'une hallucination, en fin de compte. Je ne bois jamais, ça ne serait pas étonnant que je souffre de ce genre d'effet secondaire. Mais peut-être que non. Peut- être qu'il y a réellement une personne blessée dans cette ruelle, et même à l'agonie.

– Il y a quelqu'un ? Vous allez bien ? lancé-je en m'approchant de la ruelle.

L'éclairage est faible, un lampadaire grésille, puis s'éteint – sans doute un faux contact. J'ai l'impression d'être le personnage principal d'une série télé au rabais. Je me frotte les yeux – tant pis pour le mascara. Tout semble si... réel. Soudain, j'aperçois la silhouette d'une personne appuyée contre une poubelle, près du mur.

– Tout va bien ? Vous avez besoin d'aide ? demandé-je à nouveau.

Soudain, je trébuche et bascule en avant. Mes genoux percutent le sol, et j'étouffe un cri. Portant une main à ma rotule, je jure en silence. Apparemment, je saigne ; j'espère que ce n'est pas trop sérieux.

La silhouette qui se trouvait près de la poubelle, à quelques mètres de moi, se détache du mur. C'est un homme. Impossible de distinguer son visage.

Je baisse les yeux sur ce qui m'a fait trébucher et réalise qu'il s'agit d'un cadavre. Celui d'une jeune femme. Son visage est tourné vers moi, et un liquide sombre poisse ses vêtements.

Je comprends que le sang sur mon genou n'est pas le mien. Cette femme a été tuée. Et l'assassin est très certainement cet homme.

Je n'ai pas la force de hurler. Je regarde mes mains, puis le visage de cette femme. Je halète, mon cœur menace d'exploser. Lentement, je relève la tête, et mon regard trouve deux yeux d'un bleu très foncé. Comment diable cet homme a-t‐il fait pour se déplacer aussi vite et sans un bruit ?

Sa bouche est maculée de sang. Il ne parle pas et pourtant c'est comme si je l'entendais. Des instructions silencieuses s'imposent dans ma tête. Sa main me caresse le visage et je devine qu'il laisse une marque ensanglantée sur ma joue. La lumière du néon se rallume, et soudain son regard bleu devient carrément noir. Il sourit, et deux canines anormalement longues apparaissent.

Je ne peux plus ni bouger ni parler. Cependant, c'est étrange : à cet instant précis, je ne crains plus de mourir. Tout me semble terriblement paisible... 

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