- Chapitre 16 -
Une odeur de café me chatouille les narines, et mes yeux se mettent à papillonner. L'alarme de mon téléphone n'a pas encore sonné, et ma chambre est plongée dans la pénombre. Je roule sur moi-même pour vérifier l'heure sur mon réveil, qui se reflète sur le plafond en chiffres rouges.
5 : 52
Il me reste encore une vingtaine de minutes avant la sonnerie, mais je préfère me lever. J'entre dans le salon. Mon frère est sur le sofa, en train de regarder la télé, avec le son réglé au minimum. Il ne travaille pas ce matin, il en revient. Il m'aperçoit, s'étire en bâillant, puis se lève pour m'accueillir.
– Salut. J'attendais que tu te réveilles.
Il me prend dans ses bras et embrasse le sommet de mon crâne.
– Tu es rentré il y a longtemps ?
– Non, il y a une vingtaine de minutes.
– Tu devrais aller te coucher. Tu fais peine à voir, le taquiné-je affectueusement.
– Très délicat de ta part, répond-il en souriant. Merci.
Ses yeux sont rouges, ses cernes creusés, c'est la première fois qu'il fait autant de nuits d'affilée. Je le soupçonne d'avoir demandé à faire des heures sup en horaires décalés pour gonfler son salaire.
– Tu travailles encore beaucoup de nuits, cette semaine ?
Je fais chauffer de l'eau pour mon thé, et mon frère, assis sur un tabouret, m'observe en sirotant son café. Ses cheveux sont en bataille. Ils ont bien poussé. Je ne me souviens pas l'avoir vu aller chez le coiffeur depuis notre arrivée à New York, mais je trouve que ça lui va bien, ça me rappelle ses années lycée...
– Non, je ne reprends que demain, horaires normaux jusqu'à la fin de la semaine.
– Tu as l'air fatigué, pense à te reposer.
– T'inquiète.
Le son de la télévision nous parvient assourdi. Incroyable promotion sur un autocuiseur révolutionnaire. L'eau commence à frémir dans la casserole. Je ne suis pas du genre bavard le matin, et mon frère le sait.
– J'ai réussi à t'obtenir un rendez-vous chez ce psy que le docteur Curtis t'a recommandé. C'est ce soir, après ton boulot, finit-il par lâcher après ce qui a dû lui sembler être le bon délai de tranquillité dont j'avais besoin.
Il avale une gorgée de café et guette ma réaction.
Je ne suis pas très fan des séances chez le psy. Lorsqu'on m'a diagnostiqué Becky, j'ai passé une année complète avec le Dr Carter à Butler. Il devait s'assurer que je ne développerais pas d'idées suicidaires après cette annonce. Mais la perspective de raconter ma vie à un inconnu ne me séduit pas. Je préfère utiliser cet argent pour sortir, profiter de l'instant présent... Tout le contraire de ce que me conseillait ma mère : « Ce n'est pas en occultant les choses que tu les feras disparaître. La meilleure solution, c'est d'en parler et d'apprendre à vivre avec. Je sais que tu en es capable, ma chérie. »
La vérité, c'est qu'après presque six ans passés en compagnie de Becky, je n'en suis toujours pas capable. Au lieu d'apprendre à vivre avec, j'ai bâti une forteresse pour me protéger du mieux que je pouvais de ce que Becky pourrait me faire. Mais je sais que c'est important pour Jonathan. Il a tant sacrifié pour me suivre ici, à New York. J'acquiesce d'un hochement de tête, et je lis du soulagement dans son regard.
Je me tourne vers un placard pour attraper ma boîte à thé, mais j'ai mal estimé la distance, et ma main se referme sur du vide. Je tourne la tête vers Jonathan, en espérant qu'il n'a rien vu. Nouvelle tentative. Lorsque mes doigts se referment sur l'objet, je m'empresse de le poser sur le plan de travail, craignant qu'une faiblesse musculaire vienne entraver mon action.
Les mots de mon médecin me reviennent à l'esprit : « Vous allez probablement ressentir des faiblesses musculaires, n'hésitez pas à vous ménager. Votre travail n'est pas trop physique ? Non ? Tant mieux. Évitez de faire du sport seule, aussi – les chutes ne sont pas rares... Vous risquez d'éprouver des difficultés à estimer certaines distances, les informations envoyées par votre cerveau ne seront pas toujours très fiables. Il vous faudra redoubler d'attention et de concentration. »
Je serre les poings et respire un bon coup en attendant que mon thé finisse d'infuser.
– Tout va bien ?
Je souris à mon frère pour le rassurer. J'empoigne ma tasse à deux mains et me dirige vers le canapé. Le regard de Jonathan reste vissé sur moi ; je sais que si je me retourne, j'y lirai une inquiétude que je ne me sentirai pas capable de soulager.... Alors, je décide de changer de sujet.
– J'ai commencé à apprendre à jouer de la guitare, tu sais ? m'exclamé-je avec entrain.
– Non !
– Je te jure. Come As You Are, de Nirvana ! Dingue, non ?
Un grand sourire aux lèvres, il fonce vers sa chambre. Quand il en ressort, il a cette vieille guitare sèche à la main – couverte de stickers de son université et de groupes de rock qu'il affectionne – et me la tend.
– Impressionne-moi.
J'essuie mes mains sur mon pyjama et m'empare de l'instrument. Il s'installe en face de moi, sur la table basse. Par le passé, il a déjà tenté de m'apprendre à jouer, mais j'ai toujours refusé, craignant d'ajouter un échec à ma liste.
Je passe la sangle sur mon épaule, positionne la guitare à la bonne hauteur et pose mes doigts sur les cordes – deux de la main gauche et le pouce de la droite, c'est tout ce dont j'ai besoin. La mélodie résonne dans ma tête, je respire un bon coup avant de me lancer.
Échec. J'essaie de faire pression sur les cordes de nylon, d'estimer le bon placement de mes doigts, mais plus rien ne va.
– Je... Pourtant, j'y arrivais parfaitement... Je te le jure !
Le regard de mon frère se voile brièvement. Il sait. Becky gagne du terrain, encore et toujours. Les gestes les plus simples m'échappent.
– C'est sans doute la fatigue. Tu me montreras ce soir, d'accord ? Allez, va te préparer. Moi, il faut que je dorme.
Il se lève, me retire la guitare des mains, m'embrasse sur la joue avant de repartir vers sa chambre.
La réalité s'impose à moi : oui, j'ai bâti une forteresse. Mais la vérité, c'est qu'elle ne me protège pas de Becky, non. Parce que Becky est enfermée avec moi depuis le début.
*
J'ai l'estomac noué. Pendant le trajet jusqu'à l'immense tour d'Anderson Corporation, je cogite. J'appréhende ma journée de travail, et plus particulièrement mes retrouvailles avec Andrew. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, ça me fait du bien de m'inquiéter pour autre chose que Becky.
Je dis bonjour à Vanessa et rejoins mon bureau sans prendre la peine de m'arrêter devant celui d'Andrew. Passera-t-il me saluer, en fin de matinée ? Fera-t-il référence à vendredi soir ? Me parlera-t-il du dossier que j'ai laissé devant sa porte ? Après m'être servi un thé, je m'attaque à mon travail. Je dois préparer des propositions de projets pour Andrew. Les équipes techniques et marketing nous envoient régulièrement des idées pour validation ; je parcours les documents, surligne ce qui me semble important, mets en avant les éléments les plus pertinents de l'étude pour lui faire gagner du temps.
Vers 11 h 30, il fait son apparition. Il s'installe en silence dans son fauteuil et feuillette les classeurs déjà traités. Je continue les tâches commencées avant son arrivée. J'ai du mal à rester concentrée. Il y a une telle tension, une telle électricité dans l'air ! Mais je me sens plus sûre de moi.
– Emma ?
Mon stylo dévie de sa trajectoire, traçant une fine rature sur le fichier ouvert devant moi. Je relève la tête.
– Oui, monsieur ?
Il reste silencieux.
– Un problème avec un dossier, monsieur ?
Il prend son temps pour me répondre. Ravi d'avoir enfin mon attention.
– Non, aucun, Emma. Tout est très bien.
Un nouveau silence. Je le fixe, ne sachant pas si je dois l'interroger pour savoir ce qu'il désire ou reprendre ma besogne.
– Autre chose ? demandé-je, hésitante.
– Ce midi, tu es prise ?
– Non. Avez-vous besoin de mon aide avant ma pause ?
Il s'approche de mon bureau, pose une fesse dessus, délaissant le dossier qu'il vient de consulter. Je vois se dessiner le début d'un sourire sur son visage.
– Rejoins-moi dans mon bureau pour le déjeuner. Je souhaiterais que nous discutions de ta première semaine ici.
– Très bien, monsieur. Laissez-moi juste le temps d'aller m'acheter quelque chose et...
– Inutile : j'ai fait commander pour nous deux. Je t'attends pour 12 h 30.
Sur ces paroles, il quitte mon bureau. J'aurais préféré qu'il me dise de le rejoindre tout de suite. Quarante-cinq minutes. Quarante-cinq minutes à m'imaginer tous les scénarios possibles...
Un message de Nathan vient me tirer de mes réflexions. Il m'envoie un mème se moquant de ceux qui n'ont pas Netflix.
Trois coups, et j'entre dans son bureau. Sur le moment, je crains d'assister à une scène gênante, mais non, il est seul, assis devant une pile de dossiers. Dans le petit salon adjacent, deux plateaux en argent reposent sur une table carrée.
– J'ai cru comprendre que tu aimais la cuisine italienne.
Il l'a remarqué. Est-ce qu'il me surveille ?
– En effet. Merci.
Je lisse ma jupe pour me donner une contenance.
– Ne reste pas plantée là. Va t'asseoir. J'arrive dans un instant.
Il a un don pour sentir le malaise des gens. Je gagne le canapé pour y prendre place. Cette manière qu'il a de changer de ton quand il s'adresse à moi ne me perturbe plus autant qu'auparavant. Plongé dans ses papiers, il cesse de me prêter attention. Je l'observe, discrètement. Pour une fois que la situation est inversée et que je ne suis pas son sujet d'étude, j'en profite autant que possible. Ses lèvres pulpeuses semblent sèches. Au moment même où je me fais cette réflexion, il les humecte de sa langue. Gênée, je détourne le regard pour fixer les plats devant moi.
Il arrive en silence près de moi, et je réussis à ne pas sursauter quand je l'entends m'inviter à commencer le repas. Je triture les raviolis que j'ai dans mon assiette, et il se sert un whisky – en plein milieu de la journée. Je suis tentée de lui faire une remarque, mais je la sais déplacée, alors je prends le soin de me taire.
Il s'installe dans le fauteuil d'en face, et nous commençons à manger dans un silence pesant, lorsque soudain ma main tressaute. Faiblesse musculaire. Ma fourchette m'échappe et bascule sur le tapis clair, y laissant une tache de sauce tomate.
– Je suis confuse, vraiment, je...
– Ce n'est rien. Ce tapis a déjà vu bien plus rouge.
Sa remarque me déstabilise. Il fait probablement allusion au sang de ses précédentes assistantes. Ce tapis a pourtant l'air impeccable. En change-t-il parfois ? Il toussote.
– Comment s'est passée ta première semaine ici ?
– À merveille. Fictif ou pas, le travail est très intéressant.
J'avale une gorgée d'eau, jaugeant sa réaction. Je veux l'entendre dire que cet emploi n'est pas si fictif que ça, mais j'ai la sensation que cela n'est pas près d'arriver pour autant. Ses lèvres s'étirent très légèrement ; il a senti la légère pique que je lui ai envoyée.
– J'en suis ravi.
Il mâche en silence, s'essuie la bouche sur sa serviette blanche. J'attendais plus, et il le sait. Il sourit plus nettement.
– Le dossier de vendredi soir ne t'a pas posé de problème ?
Évidemment, le dossier de vendredi soir, c'était sûr qu'il en parlerait et s'en servirait pour me déstabiliser...
– Pas vraiment. Je n'ai pas bien compris pourquoi vous me l'aviez confié, sachant que deux expertises sur cette vente avaient déjà été réalisées.
Satisfaite de ma réponse, j'approche une nouvelle bouchée de mes lèvres.
– Tu n'as pas tort, rétorque-t-il.
Sa repartie me scie. Il se sert de mes attaques pour les retourner contre moi. Il est fort, incroyablement fort à ce jeu-là. Mes dents sont serrées pendant que je cherche dans l'urgence quoi lui répondre.
– Vous quittez souvent votre bureau assez tard, n'est-ce pas ? L'absence d'une vraie assistante doit vous donner du travail en plus.
Les mots étaient anodins, mais je n'ai pas pu m'empêcher de prendre le ton du reproche. Il se rencogne dans son fauteuil, avale une gorgée de whisky sans me quitter des yeux. Il a forcément perçu le sous-entendu.
– Tu fais allusion à vendredi ? Je suis désolé, c'est vrai que Lena était assez bruyante. Les raviolis te plaisent ?
Comment peut-il évoquer sa partie de jambes en l'air de façon aussi légère et me questionner sur mes raviolis dans la même phrase ? Il me rend folle. Je m'apprête à reprendre une gorgée d'eau quand mes doigts, de nouveau, me trahissent. Mon verre m'échappe, rebondissant sur le tapis avec un bruit sourd. Une auréole se forme aussitôt.
– Tu es toujours aussi maladroite ?
Becky est de retour. Comme un boomerang revenu deux fois plus fort.
– Désolée de ne pas l'avoir mentionné dans mon CV.
Il sourit franchement, à présent. Et, sans répondre, se lève pour se resservir un verre.
– Pour ce qui est du dossier de vendredi...
– Je vais suivre tes recommandations.
– Vraiment ? réponds-je, un peu trop enthousiaste.
– Tu as su voir ce que les deux autres n'avaient pas vu. Donc oui : vraiment. Un whisky ?
– Non merci. Un peu tôt pour moi.
Il se sert en me tournant le dos. Il est moins carré que son frère. Un peu moins grand, aussi. Il revient s'asseoir. Il a à peine touché à son plat. Si je n'avais pas vu Matthew manger devant moi, l'autre soir, je douterais que les vampires soient capables de se nourrir comme nous.
– Où est-ce que tu te vois, dans dix ans ?
Sa question me surprend. Dix ans ? C'est tellement loin... Avec Becky, j'ai pris l'habitude de ne pas penser à ce genre de choses.
– Je me vois vampire, épanouie, profitant des plaisirs de la vie.
Un nouveau sourire passe sur son visage.
– Un projet de vie bien singulier.
– Oh. Vous me parliez de mes perspectives de carrière ? Je pourrais vous dire que j'ai l'ambition de diriger une équipe, plus tard, et, pourquoi pas, de créer ma propre entreprise, que je compte bien voir cotée en Bourse un jour. Mais ce serait vous mentir, alors à quoi bon ?
– Je suppose que si je te demande à nouveau pourquoi, tu refuseras de me répondre.
Je lui rends son regard. Il n'a pas tort. J'essaie de détourner la conversation.
– Ça fait quoi, d'être un vampire ?
– Tu veux vraiment qu'on parle de moi ?
– Oui.
Il sourit et je fais de même. Il semble de bonne humeur. C'est toujours bon à prendre.
– Eh bien... Tu as l'impression de pouvoir faire tout ce que tu veux, d'être vraiment qui tu veux. Les belles choses te paraissent encore plus belles, la moindre image se pare de mille détails autrefois invisibles. Tout est accru, plus intense, plus puissant. Lorsque tu fais l'amour, par exemple, le simple contact d'une plume peut te plonger dans un ravissement inégalable.
– Intéressant, dis-je, tenue en haleine.
– Évidemment, il y a aussi des contreparties.
– Lesquelles ?
– Tu dois t'en douter, répond Andrew avant de porter de nouveau son verre à ses lèvres.
– Le sang, la cruauté... Aimer faire souffrir...
– Quel magnifique portrait de ma personne, réplique-t-il en riant.
– Désolée, ce n'est pas ce que je voulais dire... Je...
D'un signe, il me rassure : rien de grave. Cette bienveillance m'étonne. Ça ne lui ressemble pas.
– Nous ne sommes pas tous comme ça, Emma ; tu as dû t'en rendre compte. Mon frère, par exemple... Si je suis aussi cruel, c'est parce que les bonnes émotions ne sont pas les seules à s'intensifier : les mauvaises aussi. Une simple colère peut se transformer en rage incontrôlable, la tristesse en désespoir. Finalement, la soif de sang ne vient qu'en dernière position.
– Vous êtes en train de me dire que vous êtes ainsi... parce que... parce que vous n'arrivez pas à gérer vos émotions ?
– Non, Emma : je suis comme ça parce que j'ai choisi de renoncer à mon humanité.
Je le contemple, et les questions défilent dans ma tête. Que s'est-il passé, pour qu'il en soit venu à adopter une posture aussi radicale ?
– Tu as enfin perdu ta langue ?
Il se lève et se dirige vers son bureau, sur lequel il pose son verre, avant de chercher quelque chose parmi ses papiers. Sans m'en rendre compte, je l'ai suivi à la trace.
– Comment ça ? Vous ne ressentez plus rien ? Comment est-ce possible ?
– C'est ainsi, c'est tout. C'est comme avoir enfermé mes émotions dans un coffre et jeté la clé, répond-il sans me regarder.
– Est-ce que... Est-ce que ça fait longtemps ?
Il met du temps avant de répondre, occupé à regrouper plusieurs dossiers.
– Un certain temps, oui.
– Et ça ne vous manque jamais ? dis-je, en prenant le dossier qu'il me tend.
– Question d'habitude. On apprend à oublier. À passer sur ces choses ou ces personnes qui nous manquent.
Comment ne pas être prise de sympathie pour lui ? J'ignore ce que cachent ces révélations, mais j'ai du mal, désormais, à ne le voir que comme un être dangereux et obscur. Si on en arrive à ne vouloir rien ressentir, c'est que quelque chose nous a blessé, profondément.
Son verre à la main, Andrew m'observe en souriant, mais, pour moi, il y a quelque chose derrière cette façade, dorénavant : une âme en peine... J'ai envie de lui prendre la main, de lui dire mille choses. Je n'en trouve pas le courage.
*
– Quel a été l'élément le plus positif de votre journée, Emma ?
Je suis allongée sur un canapé de cuir vert, baignant dans un halo de lumière tamisée. Tout autour de moi, des rayonnages de bibliothèques. La voix – très douce – qui vient de prononcer ces mots est celle de Christina Vincenzo, une femme d'origine italienne – la quarantaine, j'imagine. Elle est ma psy pour les prochains mois.
Je réfléchis à sa question.
– J'ai déjeuné avec quelqu'un... commençé-je timidement, mal à l'aise à l'idée de me confier.
– La présence de cette personne vous paraît-elle réconfortante ? Vous rassure-t-elle ?
– Pas vraiment, non. Je dirais même que c'est tout le contraire. (Christina garde le silence. Une façon de m'encourager.) En réalité, il – cet homme – a tendance à me troubler, et même à me malmener parfois. Pas physiquement, mais... disons que ce n'est pas une personne très tendre...
Je ne parviens pas à mettre des mots sur mes sentiments. Comment pourrais-je expliquer ça à cette femme ? Andrew n'est pas un homme des plus fréquentables ; il est même ce qu'on pourrait qualifier de dangereux, mais je ne vais évidemment pas sortir de telles choses à une psy – qui sait ce qu'elle irait interpréter...
– Dans ce cas, quel a été l'aspect positif de ce déjeuner ?
– Je crois que j'ai appris à le connaître un peu mieux, dis-je. Cela m'a donné l'envie d'en apprendre plus.
– Il vous plaît ?
Sa question est anodine, et pourtant voilà qu'elle me perturbe. Je suis tentée de lui répondre que cela ne la regarde pas. Détends-toi, Emma. Prête-toi au jeu.
– C'est... C'est un très bel homme, oui, mais nous n'entretenons pas ce genre de rapport.
– Pourquoi ?
Sérieusement ? Si elle connaissait Andrew, cette question ne lui viendrait même pas à l'esprit. Pourquoi ? Parce que c'est mon patron. Parce que c'est un homme qui refuse de ressentir la moindre émotion.
– Parce que je ne suis pas le genre de personne qui l'intéresse, je pense. On est très différents. On ne vient pas du même monde.
– Quel genre de personne êtes-vous, Emma ?
– Je...
La fameuse question. Qui est vraiment capable d'y répondre ? Certainement pas moi. Je peine déjà à être quelqu'un au quotidien, alors me définir, la belle affaire...
– Si vous deviez vous définir en trois mots, par exemple...
Je triture le bord de mon accoudoir tout en fixant mes pieds.
– Les livres, ma famille et... Becky ?
– Qui est Becky ?
– Ma maladie... Beckyngton...
– C'est la raison de votre présence ici, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Que ressentez-vous lorsque vous pensez à votre maladie ?
Nous y voilà. Becky a toujours adoré être le centre de l'attention.
– J'essaie de ne pas y penser, dis-je sur un ton un peu trop sec.
La psy gribouille sur son carnet. J'imagine assez aisément ce qu'elle est en train d'écrire : « Refus d'accepter sa maladie, vit dans le déni. » Si seulement c'était aussi simple.
– Vous n'êtes pas originaire de New York, je me trompe ?
– Ça se voit tant que ça ?
– Si ça peut vous rassurer : non. C'est simplement dans votre dossier.
– Je ne sais pas si ça me rassure.
Je lève mon regard vers elle. Elle porte des lunettes vintage, couleur écaille de tortue, aux angles pointus. Ça lui va plutôt bien. Je dois reconnaître que son visage est assez sympathique. Elle me sourit. J'ai l'impression d'être un animal que l'on tente d'apprivoiser.
– Pourquoi avez-vous quitté Butler, Emma ?
– Tout avait l'odeur de Becky, là-bas. Je commençais à étouffer.
– Pourquoi New York ?
Les questions fusent ; elle ne me laisse pas le temps de réfléchir. Elle doit chercher la spontanéité.
– Je discutais sur un forum avec une jeune femme du nom de Rebecca, qui habite à New York. De fil en aiguille, on s'est rapprochées, de plus en plus, on est devenues amies. C'est elle qui m'a convaincue de quitter Butler et de venir m'installer ici.
– Sait-elle, pour Becky ?
– Non. (De nouveau, la psy reste silencieuse.) En réalité, je lui ai souvent parlé de mon envie de changer d'air, de voyager. Mais c'est elle qui m'a parlé de New York, la première fois.
– C'était une bonne idée ?
– Je... je crois, oui.
– Pourquoi ?
– Ici, je ne suis personne. Du moins, je ne suis pas Becky. J'ai rencontré des gens, et... et... ça m'a fait du bien.
– Étiez-vous très seule à Butler ?
– Oui.
– Pourquoi ?
Je sens mes entrailles se nouer.
– Becky... Becky m'avait tout pris...
Je sors de cette séance lessivée. Parler de moi, de Becky, je n'ai jamais aimé ça. C'est encore pire à présent que j'ai entrevu l'espoir de m'en débarrasser. Une partie de moi ne peut s'empêcher d'espérer. Mais une autre reste sur ses gardes. Certes, Andrew a promis qu'il me transformerait le jour de mes vingt-deux ans, quoi qu'il arrive, dans quatre mois. Mais j'ignore si je peux lui faire confiance.
Sur le chemin du retour, j'envoie un message à mon frère pour le prévenir que je rentre à la maison, et pour lui dire que la séance est terminée. Je lui dois bien ça. Au moment où je m'apprête à ranger mon téléphone, le voici qui vibre dans ma main. L'écran affiche le nom de Matthew. Après une légère hésitation, je décroche.
– Emma ! Bonsoir, c'est Matthew.
Sa voix est enjouée.
– Salut, Matthew. Comment vas-tu ?
– Bien. Je suis rentré ce matin, mais j'ai eu beaucoup de boulot. Désolé de ne pas t'avoir rappelée.
Je suis tentée de lui poser des questions, mais je me rappelle notre discussion dans la voiture.
– Ce n'est pas grave. Ne te sens pas obligé de te justifier, je ne suis plus fâchée.
– Tu aurais pourtant de quoi l'être : je me suis comporté comme le dernier des abrutis. J'ai beaucoup pensé à toi, tu sais.
Il était à Singapour et il pensait à moi... Comment dois-je prendre cela ?
– C'est vrai ?
– Tu en doutes ?
– Ça se pourrait bien, dis-je pour le taquiner.
– Je ne te fuyais pas, c'est tout ce que je veux te dire. Pour te le prouver, accepte de venir avec moi ce week-end.
Je prends une seconde pour digérer la nouvelle. M'invite-t-il réellement à passer un week-end entier avec lui ?
– Où ?
– Tu te souviens quand je te parlais du Harriman State Park ?
– Oui, je m'en souviens.
– J'ai ce petit chalet, là-bas, et... et j'aimerais beaucoup qu'on y passe le week-end, toi et moi. Il y a un lac, de belles balades à faire, une cheminée et même une bibliothèque, si jamais les activités en plein air t'ennuient.
A-t-il bien dit « bibliothèque » ? Je sais que Rebecca n'est pas disponible ce week-end, et je n'ai pas particulièrement envie de me retrouver seule. Reste toujours l'option Nathan mais, en vérité, j'ai envie de passer du temps avec Matthew.
– Ça me semble un bon programme.
– Parce que c'en est un.
Une bouffée de vent frais me fait frissonner, et je resserre mon écharpe autour de mon cou tout en évitant les passants qui cherchent à pénétrer dans la station de métro pour rentrer chez eux.
– On partirait quand ?
– Vendredi soir après le boulot. Ça t'irait ?
– Oui.
– Génial.
– Génial, répété-je en souriant.
Nous nous taisons. Mais New York ne se tait pas, lui. Le vacarme de la ville m'entoure, m'empêchant d'apprécier ce moment de silence.
– J'ai hâte d'y être, Emma.
– Moi aussi.
– Je dois raccrocher. Je n'en ai aucune envie, mais j'ai encore une montagne de choses à faire avant de quitter le boulot.
– Raccroche, alors. On se voit vendredi.
– Bonne soirée, Emma.
*
Qu'est-ce qu'il se passe dans la tête d'Andrew ?
Comment va-t-il réagir quand il saura pour ce week-end ?
Merci pour vos commentaires, j'adore vous lire :D
*
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