- Chapitre 14 -


Durant le reste de la semaine, Andrew prend bien soin de ne plus m'adresser la parole. Chaque matin, je frappe à sa porte pour le saluer, manifester ma présence, lui montrer que je suis une assistante sur qui il peut compter, en somme. Et chaque matin, il m'ignore. Alors, je regagne mon bureau, ouvre ma boîte mail et commence ma journée avec une tasse de thé.

Andrew a mis en place une routine. Tous les jours, en fin de matinée, il va et vient dans mon bureau, jette un coup d'œil aux feuilles éparpillées autour de mon ordinateur, en ramasse deux ou trois, s'installe dans le fauteuil en face de moi, les lit en silence, puis retourne à ses occupations. Chaque fois, j'espère qu'il va m'adresser un mot. Il ne le fait pas. 

Parfois, l'espace d'une fraction de seconde, son regard croise le mien, et je me sens perdue. Depuis la discussion que nous avons eue, je ne sais plus comment me comporter en sa présence. Je ne voudrais pas que mon silence soit mal interprété ; j'essaie de garder un air détaché. Il est impossible, cependant, qu'il ne remarque rien quand il entre dans la pièce – le rythme de ma respiration qui s'accélère et, surtout, cette manière détestable que j'ai d'enlever et de remettre en permanence le capuchon de mon stylo. Est-ce que j'aime cette tension ? Est-ce que je la hais ? En tout cas, ce silence me déstabilise.

Je prends conscience de mon état de dépendance lorsque, le cinquième jour, il ne vient pas... On est vendredi, et l'idée de partir en week-end sans le voir bouleverse tous mes repères. À peine une semaine que je travaille ici, et je me suis déjà habituée à ce petit jeu. Je mordille frénétiquement mon stylo. Pourquoi ne s'est-il pas montré ? Où est-il ?

Je balance mon stylo à l'autre bout de la pièce. Mon geste me surprend moi-même. Il faut que cette mascarade cesse – je dois me débarrasser de cette emprise malsaine. Parce que tout est calculé, j'en suis sûre : il cherche à provoquer ce trouble, il veut que je cède.

Ses paroles résonnent dans ma tête : « Tu pourras honorer ta part de notre pacte le jour où on fera l'amour Emma. Je sais que ce jour viendra et je te garantis que tu adoreras ça. »

– Non ! m'écrié-je malgré moi.

Je me frotte le visage. J'ai attendu jusqu'à 13 heures qu'il franchisse cette fichue porte. Je ne suis toujours pas descendue me chercher de quoi manger. Par de simples visites silencieuses, Andrew a réussi à me rendre dépendante de lui. A-t-il eu recours à ses pouvoirs ou suis-je juste faible ?

Je regarde par la fenêtre. Il fait gris, le soleil peine à percer, New York semble plongé dans une semi-obscurité. Hors de question que je reste une minute de plus dans ce bureau. J'enfile mon manteau, mon écharpe et mes gants, et décide de sortir pour aller m'acheter un sandwich chaud.

J'échange un sourire avec Vanessa et m'engouffre dans l'ascenseur. Durant toute la semaine, à chaque fois que je montais ou que je descendais, je me suis demandé à quel étage travaillait Matthew. Bientôt sept jours que je n'ai pas eu de ses nouvelles. Est-ce qu'il m'évite ou est-il occupé à autre chose ? Est-il... fâché ?

Le tintement de l'ascenseur met fin à mes rêveries. Les portes s'ouvrent, et je suis toute surprise de voir entrer Nathan.

– Emma ! Quoi de neuf ? s'exclame-t-il en me prenant dans ses bras.

Je lui rends son étreinte.

– Tu viens voir Matthew ?

Nathan s'appuie contre la paroi de l'ascenseur. Il porte un pantalon noir très moulant qui tombe bas sur ses hanches et une veste en cuir qui s'accorde vraiment mieux avec son look que le haut de costard de l'autre soir.

– Ouais, mais je sors de son bureau, il n'est toujours pas revenu de Singapour. (Nathan marque une pause.) Il t'a parlé... d'Addison ?

– Non, réponds-je, perplexe.

Matthew est retourné voir Addison. Je ne sais pas quoi en penser. A-t-il abandonné l'idée d'arriver à quelque chose avec moi ? Sans doute est-ce notre discussion houleuse qui l'a poussé à partir retrouver cette fille. Je tente de garder une expression impassible.

– Mais attends... En fait, tu bosses ici, maintenant, non ? demande Nathan pour rapidement changer de sujet.

– Oui, j'ai commencé lundi, dis-je, ravie de son initiative.

– Et tu travailles avec Andrew, c'est ça ? Alors, ça va ? Il n'est pas trop dur avec toi ?

– Il a son caractère, mais ça va.

– D'accord. N'hésite pas à venir me parler si tu as un coup de mou, OK ?

Il me fixe avec bienveillance, et l'ascenseur arrive au rez-de-chaussée. Quand les portes s'ouvrent, il m'invite à sortir la première.

– Pourquoi tu voudrais que ça se passe mal ? demandé-je innocemment.

– Bah, je connais bien Andrew, et je l'aime beaucoup, mais il a sa réputation, ce n'est pas un modèle de tendresse. Mais tant mieux si ça se passe bien.

– Et toi, qu'est-ce que tu fais ici ? Tu travailles pour Anderson Corporation en plus de la musique ?

– Houlà, non, pas de danger, répond-il en riant. Vu que j'étais dans le coin, j'étais passé voir si Matthew était revenu. Tu pars déjeuner ?

– Je vais me prendre un panini chez l'Italien du coin, réponds-je, resserrant mon manteau tandis que nous franchissons les portes à battant du building.

– J'aurais adoré rester avec toi, mais on a des répétitions tout l'aprèm. Au fait, on donne un concert privé, ce soir. Ça te branche de venir ?

– Pourquoi pas ! C'est où ?

– Au Rockefeller Center. Ça commence à 19 heures. Tu peux venir avec ton frère, si tu veux : je te ferai mettre deux places de côté à l'entrée.

Il se souvient que mon frère est fan du groupe ; notre conversation  de l'autre soir n'était pas « juste » une discussion. Agréable de savoir qu'il a été aussi attentif. Et ça me change tellement d'Andrew !

– Génial. Jonathan sera ravi.

– Allez, il faut que je file. Tiens, prends mon numéro et envoie-moi un message après le concert, on ira boire un verre, d'accord ?

Il me tend sa carte, puis me serre de nouveau brièvement dans ses bras, avant de disparaître dans la foule.


À peine remontée de ma pause-déjeuner, et en prévision du week-end, je mets à jour tous les dossiers en cours. J'ai travaillé suffisamment dur cette semaine pour ne pas être prise de court, et je termine même avec un peu d'avance. Je profite du temps qu'il me reste pour faire quelques recherches sur Anderson Corporation.

L'entreprise n'est pas aussi ancienne que je le pensais : elle a vu le jour il y a seulement sept ans. Sans doute Andrew possédait-il une autre société avant, sous un nom différent. Il doit prendre un grand soin à n'éveiller aucun soupçon.

Google Images, à présent. Je suis curieuse de voir le nombre de photos de lui disponibles sur le Net.

Je fais défiler les clichés. Il y en a énormément, et ils se ressemblent tous. Bien sûr, et quelle que soit la date, aucune ride ne vient abîmer son joli visage. Toujours cet air d'éternelle jeunesse. Et toujours cette expression déterminée, ce regard dur.

Je ne connais pas son âge exact, mais je sais qu'il est plus âgé que Matthew. Ce n'est pourtant pas l'impression que donnent ces images. Je regarde une photo des deux frères, et la différence est frappante. Andrew semble avoir tout juste l'âge de mon frère ; Matthew, lui, pourrait avoir trente ans... Andrew était-il plus jeune quand il a été transformé ? Quand tout cela a-t-il eu lieu ?

La porte de mon bureau s'ouvre, et je ferme précipitamment la fenêtre de mon ordinateur. Andrew est là. Toujours aussi silencieux, mais je m'y suis habituée.

– Emma, j'aurais besoin que tu traites ce dossier en urgence avant de partir.

Un frisson me parcourt l'échine lorsque j'entends le son de sa voix. Cela fait si longtemps...

– Je resterai dans mon bureau assez tard, ajoute-t-il. Viens me l'apporter quand tu auras fini.

La force de sa voix me percute après plusieurs jours sans l'avoir entendue une seule fois. Je prends la chemise cartonnée et le gros classeur qu'il me tend, il repart sans un mot.

Drôle d'emploi fictif : le boulot ne manque pas. J'ai l'impression qu'Andrew me met à l'épreuve. Me trouve-t-il à la hauteur ? En consultant le dossier, je prends conscience de l'ampleur de la tâche. Je dois estimer la viabilité d'un investissement, son coût potentiel, ce qu'on peut y injecter, le retour qu'on est en droit d'attendre. Une étude de marché est à ma disposition, que je vais devoir lire en entier. Autant dire que j'en ai pour un bon moment. Et qu'en une seule soirée, il me sera impossible d'accomplir un travail très pointilleux.

J'ouvre la chemise pour découvrir ce qu'elle contient, et je suis surprise de constater que le travail a déjà été fait deux fois. La première fois par une ancienne assistante, la seconde par quelqu'un du secteur marketing.

Je prends mon iPhone et passe un rapide coup de fil à mon frère pour lui parler du concert de Before Death. Il va falloir qu'il y aille sans moi. Son enthousiasme me met du baume au cœur, et il raccroche en me promettant qu'il va trouver un ami pour l'accompagner. Tout de suite après, j'envoie un SMS à Nathan, lui expliquant la situation et m'excusant de ne pas pouvoir assister à son set.

Andrew semble vouloir racheter une start-up mais, évidemment, il n'est pas le seul intéressé. Si l'on considère l'ancienneté du projet et les performances de l'entreprise, le prix paraît plutôt élevé. Malheureusement, j'ai très peu de recul sur ce dossier. Je me demande si Andrew n'attend pas seulement un troisième avis de ma part. Clairement, c'est un test : peut-il ou non me faire confiance ?

19 heures à mon portable. Le concert va bientôt commencer, et je n'ai fait, pour l'instant, que consulter cette fichue étude de marché.

Un SMS de Nathan est arrivé. 

Cet imbécile arrive à me faire sourire. Je lui réponds que oui, j'espère bien qu'il y aura d'autres occasions... et je me replonge dans le dossier.

Je lance recherche sur recherche, passe quelques coups de fil, tombe systématiquement sur des répondeurs. Je m'efforce d'évaluer les risques à partir des seuls documents en ma possession. J'ai un mauvais pressentiment. Les deux premiers avis sont pourtant très positifs : à lire les notes de mes prédécesseures, il n'y a pas à hésiter. Et cependant, le seuil de rentabilité me paraît très difficile à atteindre, à court terme.

Poursuivant mes investigations, j'en viens à m'interroger sur l'identité même du créateur de cette petite entreprise. Bizarre... il n'est mentionné nulle part. Je lance des requêtes sur le serveur du site de l'entreprise, mais l'information semble cachée. Pas très bon signe. Ces données sont censées être publiques.

Au bout d'une heure, je trouve enfin la réponse à ma question. Après avoir consulté le registre national des entreprises, je tombe enfin sur un nom : Marcus Zeitmann. Le nom de l'un des candidats au rachat.

Ce type veut racheter une boîte qui lui appartient déjà pour faire monter sa valeur. La transaction est une arnaque.

Je boucle le dossier à 22 heures, satisfaite – fière de moi, même. Andrew va éviter une humiliation médiatique. Sans doute que ça le déridera un peu et qu'il daignera m'adresser la parole désormais. Je me sens plus sereine, tout à coup. Je referme le classeur, rassemble mes affaires et enfile mon manteau. Je vais aller le voir.

Après avoir éprouvé quelque difficulté à fermer ma porte – l'insertion de la clé dans la serrure se révèle plus compliquée que prévu –, je me retourne pour poursuivre mon chemin. Le couloir est plongé dans l'obscurité. Seules les lumières des buildings voisins prodiguent une vague clarté. Arrivée à la hauteur de l'immense porte de chêne, mon dossier dans les mains, j'hésite un instant. Cette difficulté à fermer ma porte m'inquiète. Et si j'avais fait fausse route au sujet du dossier ? Et si Becky avait faussé mon jugement ?

Il faut que je me calme. J'ai juste eu un problème de clé. J'avais les bras chargés, la journée a été épuisante, c'est normal – Becky n'est pas systématiquement cachée derrière chacun de mes actes.

Je respire un grand coup et m'apprête à frapper à la porte quand j'entends des gémissements. J'imagine Andrew, de l'autre côté. Il m'a entendue fermer mon bureau à clé, il sait que je suis là. Il a sûrement le sourire aux lèvres, en cet instant. Ce dossier n'était qu'un prétexte pour me faire rester tard. Il m'a manipulée, et je suis tombée dans le panneau. J'ai réellement cru que mon travail sur ce dossier pouvait l'intéresser. Je serre mes documents si fort que les jointures de mes doigts blanchissent.

Je le dépose devant la porte et me précipite vers les ascenseurs, tentant d'oublier les images qui se bousculent dans ma tête.

Je déteste M. Anderson. 


**

Et vous, vous le détestez aussi Mr Anderson ?

Que pensez-vous de Nathan ? :P

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